XI

L’HEURE DU BERGER


— Alors, vous croyez, docteur…

— Que ce sera très long, très long. Il faut à la malade un repos absolu. Surtout un repos d’esprit. Qu’elle n’écoute en son cœur pas d’autres bruit que ceux des rames sur l’eau, lorsque dans le canal des bateaux passent. Je compte sur vous, Monsieur le Marquis.

— Basta ! Je suis vieux vous savez… Je ne peux guère défendre. Quand elle sourit je fais ce qu’elle veut. Très mauvais garde-malade, docteur, je serai un très mauvais garde-malade.

— Mais non. Quand elle vous le demandera, racontez-lui des histoires, vous en connaissez de jolies qui l’apaisent. Evitez-lui les contes de fantômes et d’amour. C’est d’amour qu’elle est malade, continuait l’homme en se penchant. Mais outre cela, il y a cette maudite bronchite.

— J’étais sûr qu’elle allait s’aliter. Elle rentra toute défaillante ce soir-là. Il était si tard. Et la lagune devient dangereuse.

— Elle a eu le délire cette nuit. Ce délire là ne doit pas se reproduire. Veillez-y, Monsieur le Marquis. C’est au grand’père que je parle.

— Hélas ! hélas ! je ferai de mon mieux. Ah, pourrai-je jouer de l’épinette ? Vous savez, ce serait une cruelle chose que me la défendre.

La Ninette l’adore et moi, c’est ma vie…

— De l’épinette, je permets.

Et le docteur salua sur le seuil, refusant d’un geste la tabatière tendue par le vieillard.

Toute blanche sur son lit blanc, les cheveux épars sur l’oreiller, avec l’air d’une vierge de Mantegna, Ninette repose. Elle repose, elle dort, et ses paupières closes couvrent ses yeux comme une mousseline. À la voir ainsi on oublie qu’elle est aveugle. Et si les anges descendaient sur la terre ils joueraient sur ses lèvres comme sur un rayon de soleil !

Son sommeil est calme et ses rêves sont purs. En a-t-elle des rêves, seulement ? Elle se souvient peut-être des jours de son enfance où insoucieuse, les regards lumineux, non atteinte du mal terrible, elle battait des mains devant une poupée, elle s’arrêtait en extase devant un papillon. Son sommeil est si calme qu’on perçoit les battement de son cœur à son souffle. Et lorsque le marquis en fermant d’un doigt sec sa tabatière, vient sur la pointe du pied l’épier dans son lit, il n’ose faire d’autres gestes, dire d’autres paroles il la laisse toute seule. Seule ? non, elle n’est pas seule. Dans un coin de la chambre de l’ancienne pièce solennelle au plafond sculpté, des chrysanthèmes jaillissent d’un vase de cristal. Des chrysanthèmes tourmentés et violents comme des astres. Et pareils aux dragons des vieilles histoire on dirait qu’ils gardent l’enfant dans son sommeil. Il y en a des jaunes, plus éclatants que le soleil, et de rougeâtres qui paraissent être des blessures mal cicatrisées. Et puis, à côté, des corolles aux teintes maladives, de ces fleurs bizarres qui déroutent et qui exaspèrent. ces chrysanthèmes jaillissent d’un vase de cristal. Et c’est par toute la pièce un parfum pénétrant, presque amer, une senteur d’automne et de cimetière, un arome de mélancolie

À travers la cloison, des sons de gavotte arrivent. Le marquis joue de l’épinette. L’air trottine et fuit, si discret, si charmant ! Et le vieux palais rajeuni bombe sa façade, ventrue comme une commode Louis XV. Les glaces brillent, les dattes se font plus douces à la danse, et dans une vision étincelante et jolie voilà des gens d’autrefois, belles manières de cour, révérences en dentelles qui ressuscitent à la gavotte de grand’père. Oh, les cliquetis d’épées, les pichenettes sur les jabots, les œillades et les mouches ! Mélangé à la senteur des chrysanthèmes, un rien flotte, un rien de poudre à la maréchale.

Et Ninette a entr’ouvert les yeux.

Grand-père, qui entre, est très embarrassé, car il y a la potion à prendre et le sommeil à respecter. Comme l’a dit le docteur, elle a tant besoin de repos, la chérie. Il faut qu’elle ne pense à rien et qu’elle s’étende et qu’elle attende la fin du mal. Plus tard la vie recommencera, telle qu’avant, jolie et rieuse. On ira encore en gondole par les beaux soirs de juin écouter les concerts donnés près du Lide et suivre la sérénade jusqu’au Rialto. Crand-père soupire. Ninetto ne bouge pas. Alors, grand-père soupire plus fort, très fort, car en même temps qu’il désire éveiller l’enfant, il se souvient de son épinette. Voici deux heures qu’il n’y a touché. Lanlalaire la lalala !

— Coucou, grand-père, me voici ! s’écrie Contarinetta en secouant sa jolie tête aux boucles blondes. Des histoires…

— Non, il faut être sage. Des histoires, Ninette, tu en auras, mais tu vas boire ce que le docteur a ordonné.

Il va, toujours trottinant, tremblottant, fredonnant, verser d’un geste mal assuré l’eau chaude sur les herbes de la prescription. Puis il revient, avec un morceau de sucre qu’il tient de la main gauche, entre ses doigts. Et comme il a été forcé d’abandonner sa canne, la démarche du marquis est plus embarrassée. Mais bah ! Ninette a bu, elle encadre de nouveau son visage juvénile entre les oreillers… Raconte-moi quelque chose, supplie-t-elle. Tu sais, grand-père, que cela me fait du bien, plus que ces vilaines drogues. Et elle sourit.

Or, lorsqu’elle sourit, c’est la victoire définitive. Grand-père abandonne toute idée d’épinette, approche une bergère du lit et commence : Il était une fois…

Ce « Il était une fois », Contarinetta l’a entendu trottiner au commencement de chaque légende comme des souris à la porte d’un jardin. Il était une fois… Donc, ce n’est plus ! Petite bébé, Contarinetta pleurait et devenait méchante aux conteurs qui l’employaient. Maintenant il ne lui demeure qu’une impression de mélancolie poignante à la façon d’un souvenir heureux.

Grand-père narre gracieusement. Les histoires gardent un ton du XVIIIe siècle qui sent son gentilhomme. Perrault, avec un je ne quoi de Florian et l’astuce de Goldoni. Des masques jouent et font des farces. Un nègre pirouette, deux amoureux appellent la lune. Et sans savoir pourquoi au juste, Ninette prend plus d’intérêt à l’histoire aujourd’hui que d’habitude, les héros lui paraissent fabuleux, les martyrs angéliques, les farceurs sinistres. Tout-à-coup on entend frapper à la porte. Le marquis de s’arrêter. On va ouvrir. C’est Sforzi. Ninette entend le nom et elle devient pâle, mais pâle comme le jour où elle a dit adieu à Jacques de Liéven. Grand-père qui l’a quittée et qui ne parle que très peu à Sforzi revient au bout de dix minutes, s’installer à son chevet. Sforzi a-t-il parlé justement de Liéven ? Le marquis n’en souffle mot et continue la légende. À quoi bon ? Ninette est ailleurs. Vaine promesse que d’oublier, illusion trompeuse. La première semaine qu’on l’a couchée elle s’est ingéniée, la pauvre, à distraire son esprit. L’épinette et des histoires, des histoires avec des masques mais aussi avec des amoureux. On est jeune, on ne pense plus qu’à cela. L’amour, l’amour Rien que le mot est si joli, si léger, si gracieux, chante tellement dans la tête avec un bruit de faille et de soie fine, l’amour, l’amour ! Elle l’a repoussé, elle l’a meurtri ; qui sait s’il reviendra jamais. Sœur Anne peut monter à la tour et se pencher sur la campagne miroitante… les ailes n’y paraîtront plus. Et lui, Jacques, que croît-il, que fait-il, où est-il ? Est-il malheureux seulement ? A l’idée que Jacques s’amuse et que ses lèvres rient en voyant le soleil, Ninette souffre. Le marquis lancé vera des imaginations folles ne s’arrête plus. Sa voix, pareille au claverin, chevrotante, argentine, berce petit à petit Ninette de mystère, de nostalgie. Le seul moyen de retrouver Jacques c’est de se rendormir. Au milieu des anges qui prient, des apparitions suaves, des musiques du paradis ou les harpes ont des douceurs de cristal, lui, le bien-aimé, le Prince de toutes les legendes, de toutes les histoires, le Poète aux rimes enchaînées, le poète peut-il manquer ?

Le marquis a entrouvert ce coin du ciel dont l’empire est aux fées. Il a conduit son enfant par la main et il la console de son chagrin. Eliane, Viviane, Rosalinde, Trilby, Yglaine, Solange, Alcindor, Amadis, jeu de grelots, flûtes mélodieuses… Et comme si l’homme au sable était passé, la tête penchée sur son bras d’ivoire, Ninette a fermé les yeux.

Et Ninette a encore ouvert les yeux qui luisent comme deux turquoises mortes. Malgré l’épinette de grand-père, malgré les chrysanthèmes qui semblent frétiller de joie et lui tendre en signe d’heureux réveil leurs mille petits pétales, elle tremble et elle se sent très froid partout. Elle se soulève un peu et voudrait appeler, car c’est l’heure de la tisane et c’est l’heure des bonnes histoires. Mais elle retombe épuisée, tâtonnante et misérable ; elle tousse d’une façon rauque qui inquiétait tant le médecin. Comme elle à l’air prise sa poitrine, sa pauvre petite poitrine, étroite telle que celle d’un oiseau. Plus rien ne la réchauffe. On a beau entasser sur le lit des couvertures et des étoffes, grand-père a eu beau porter quelques vieux bijoux de famille en gage pour acheter des médicaments très chers ou des vins réconfortants, plus rien ne la réchauffe. Quelquefois son lit l’étouffe, elle est toute en sueurs. Mais elle a froid encore. On dirait que, depuis la mort de son amour, son cœur s’est lentement amoindri comme la sensitive, lorsqu’on la touche du doigt. On dirait que ce cœur s’est amoindri et laisse maintenant une place vide, un trou. Et c’est ce trou qu’on ne parvient pas à combler.

Lanlaire la tralala ! La gavotte a cessé. Le palais reprend son air morose. Les trumeaux ne se cambrent plus, les glaces redeviennent ternes et les dalles branlent lorsqu’on marche. Grand-père va venir… quel bonheur. Elle aura une mine vaillante et répondra d’un ton léger aux questions hésitantes du marquis. As-tu bien dormi, petite ? — Ah si j’ai dormi grand-père, mais je t’ai tout le temps parlé en rêve. Et puis je t’entendais jouer de l’épinette, si divinement !… — Mais voyez-vous la jolie masque ? J’en ai joué Lanlaire la tralala ! Cependant les pas de grand-père s’approchent. Il va tourner la loquet et paraître dans l’embrasure de la porte avec ses cheveux blacs ébouriffés, comme au scandale de n’avoir pas perruque et ses épaules voûtées, son costume brodé du sacre du roi de Sardaigne, sa culotte puce et ses bas blancs. Il ressemblerait presque à M. de Voltaire s’il n’avait dépassé l’âge de Casanova. Lanlaire la tralala !…

… Mais non, les pas s’éloignent. Grand-père n’est pas venu. Il s’est rappelé que la chère enfant dormait toute blanche dans son lit blanc et qu’il a vu son âme voltiger dans son souffle. Alors pour ne pas troubler le dialogue avec les anges, il est parti à sa chambre relire quelque conte passé.

Seule, encore seule. Ninette mélancoliquement pense à Cendrillon près de l’âtre, au bal dont elle revient, au prince qu’elle a vu. Le joli jeune prince aux grâces aisées, à la tournure svelte, aux gestes fins, comme ceux de grandpère… où est-il maintenant ? Et Ninette se sent un grand trouble et elle vaudrait bien pleurer. Mais elle se raidit. N’a-t-elle pas jure dans une prière à la Vierge de ne plus se souvenir, d’oublier. Ah ! c’est plus facile à rèver qu’à attendre, l’Oubli ! Elle l’aimait, pauvre petite, et chaque fois que l’image douloureuse l’effleure c’est comme un lambeau sanglant qui se déchire en elle et elle tousse, elle tousse que cela fait pitié. Oh, l’entendre encore, entendre le son de sa voix. Elle en guérirait pour sûr et après, je le promets, elle serait très sage et tout serait fini. Mais une seule fois encore écouter ses paroles Il était bon et ses légendes caressaient comme un collier d’or. Le mettre autour de son cou, ce collier là… Grand-père tu verrais qu’elle serait heureuse… Et puis elle a sa potion à prendre. Grand-père pourquoi n’es-tu pas là ? Je gagerais qu’il s’attarde à lire Candide en esquissant des gammes sur le bras du fauteuil. Si j’allais chercher dans la commode le flacon qui apaise. Rien qu’à la commode, ce n’est pas loin, on n’attrape pas froid.

Et voici que Ninette se lève et qu’elle se dirige assez aisément vers son but. Mais en passant devant un guéridon en bois de rose, elle effleure ses fleurs, les fleurs de Jacques ;… oh si je les prenais aussi pour me tenir compagnie ?… Et vite, vite, car les pas de grand-père, dont la lecture est enfin terminée, retentissent, vite, vite elle fouille les tiroirs de ses mains inhabiles et en retire des branches recroquevillées et mortes, les fleurs sèches qu’autrefois elle avait ramassées dans la gondole avec le bien-aimé. Trottinant, tremblottant, fredonnant, c’est grand-père. Tant pis pour la tisane. Il ne faut pas qu’il me surprenne ainsi. Ninette se hâte vers son lit, ramène plus blanche qu’elle les couvertures et les draps jusqu’à sa figure rose un peu, d’émoi, rose aux pommettes, livide ailleurs. Et lorsque grand-père rentre pour de bon, elle fait semblant de dormir, les paupières closes, le souffle égal, en serrant, sans qu’on le voie, les fleurs mortes de Jacques sur son cœur, les fleurs mortes, sa seule lettre d’amour.

À pas légers pour ne pas qu’elle ait peur, le marquis dont la passion veille, va rejoindre son clavier. Et comme tout à l’heure, Ninette demeure seule, gardée par les sveltes chrysanthèmes, entourée d’aube et de paix. Le crépuscule tombe. La nuit s’annonce fraîche et splendide. A travers la fenêtre, les derniers nuages du couchant rosissent et semblent des pivoines claires, égarées là. Une gondole passe et le rameur chante. La voix s’éteint, si jeune, si chaude ! Contarinetta pour tout de bon repose et ses rêves l’illuminent à souhait. Remarquez-vous son sourire et le geste puéril avec lequel elle frôle ses cheveux ? Elle lui parle, et le passé n’existe plus pour l’attrister. Ils se sont aimés sans répit et leurs baisers ressemblaient à ces chapelets qu’on égrène d’une caresse. — La nuit a fait la chambre bleue ; les objets disparaissent dans l’ombre et les choses familières ont des aspects terribles et sauvages. L’heure des enchantements. Il n’y a plus qu’une petite étoile, juste au-dessus d’un toit qui regarde et qui cligne. Les murmures du vieux palais s’apaisent, l’épinette du Marquis, l’épinette elle-même, se change en grignotis de souris…

Pourquoi la fenêtre s’ouvre-t-elle ? Est-ce Grand Père ? Est-ce Noël ? Noël est loin, Grand Père aussi. Alors, c’est le vent qui pour jouer un tour entre en sifflottant. Oui, mais Ninette, Ninette, la poitrine de Ninette ? Le vent n’en a-t-il cure ? Grand Père, venez fermer la croisée, dépêchez-vous, sans quoi Ninette va tousser. Diable, et la gavotte ? Ninette tousse, tousse et la bise glace. Voilà qu’elle remue, la petite, qu’elle découvre son épaule. Gare aux hommes noirs. Ninette tousse. En haut, l’étoile au ras du toit est devenue mélancolique. Sa lumière vacille, et du lit, on croirait un long cierge pareil à ceux dont on entoure les morts. Ninette tousse. Un instant, la crise est si violente qu’elle s’éveille, la bouche remplie d’un goût fade. Elle porte son mouchoir à ses lèvre : L’aveugle ne sait pas que c’est du sang…

Deux jours après, le médecin revient, mais pour passer la nuit au chevet de la malade. On ne sait jamais, a-t-il déclaré au marquis avec des gestes effarés, elle est gravement atteinte. Vous feriez bien de lui avoir un prêtre, rien que pour la réconforter. Ah ! le marquis en a tant vu mourir qu’il est inutile de lui ménager les choses. Il est vrai que celle-là lui a, d’un coup, asséné son âge sur la tête. Il est tout à fait voûté et au coin de ses paupières craquelées, deux larmes, toujours essuyées, sans cesse renaissantes, grossissent, roulent. Contarinetta seule a l’air d’un petit oiseau. Elle ne chante pas, car le sonffle dure à peine, mais le visage au soleil — on lui a porté son lit près de la fenêtre — on dirait qu’elle épie des papillons. Elle sait néanmoins qu’elle est perdue et que le docteur a conseillé le prêtre. Pourquoi en être triste ? Elle va au ciel. Son âme qui voltigeait, va s’envoler. Ne plus souffrir, ne plus mourir, elle va le retrouver.

— Cependant, Grand Père, dit-elle alors, pour me guérir, veux-tu me donner quelque chose, veux-tu me faire du bien ?

Grand Père, prêt à sangloter, répond tout bas :

— Mais oui, petite ; il s’efforce de rire, de plaisanter. Tu guériras, mais oui… Tu guériras toute seule.

— Oui, oui… je sais… mais enfin, veux-tu ?

Elle a pris la main du vieillard et l’appuie sur sa joue

— Dis ?…

— Et, ce qu’est ce quelque chose ?…

— Je voudrais bien que Jacques revienne me voir… avant de partir. Je ne sais si c’est lui ou moi, mais l’un des deux va partir. Grand Père, écris lui… Ce M. Siorzi sait son adresse. Je voudrais tant…

Le marquis n’a pas la force de la contredire. Il se raidit contre les larmes, parce qu’elle pourrait l’entendre pleurer. Il va s’asseoir au bureau de bois de rose où jadis ont séché les fleurs de Jacques, écrit la lettre qu’il lit ensuite, tout haut, à Ninette.

Et cependant un accord de guitare arrive… comme un baiser, comme un adieu…