Flammarion (p. 289-317).


XXVI

Aux arènes


Les deux monuments principaux qui, au seul nom de la ville d’Arles, apparaissent les premiers dans le souvenir, sont l’église Saint-Trophime et les Arènes. Deux époques, moyen âge et antiquité, sont là représentées dans leur vie morale, essentielle, l’une par l’église, l’autre par le cirque.

Si le Parthénon exprime l’âme de l’Attique, il n’est pas vrai de dire qu’un temple de Jupiter ou de Diane exprime l’âme de la Rome païenne.

Le vrai temple romain, c’est le cirque, le lieu de la lutte, le monument de la Force.

L’église est dédiée à la charité, à l’amour ; le cirque à la férocité.

L’église s’élève en murs brodés, fragiles, en colonnettes élancées comme une aspiration des âmes ; elle monte prendre un peu de ciel dans la dentelle de ses clochers ajourés ; le cirque étale, écrase, aplatit sa rampante ellipse aux gradins massifs, comme un vœu bestial de s’attacher, pour jamais accroupi, à la terre conquise.

Magnifiques pourtant, ces ruines d’un temps où la Force impitoyable s’entretenait sans cesse elle-même de sa joie à tuer, à dominer, par la guerre et la mort, l’univers physique.

Magnifiques, les arènes d’Arles, ellipse énorme, formidable, couronne faite de portiques superposés, noircis par les siècles, et près desquels les pauvres maisons arlésiennes, annuellement blanchies à la chaux, semblent des joujous d’enfant.

Ce jour-là, un peuple grouillait autour des arènes, un peuple les emplissait.

Peut-être n’y avait-on pas vu pareille affluence depuis la première course de taureaux qui y fut donnée, devant une foule de vingt mille spectateurs, en 1830, à l’occasion de la prise d’Alger.

Il faut songer que les gradins des arènes d’Arles offraient, avant d’être des ruines, un développement de plus de 12000 mètres ; ils pouvaient alors recevoir jusqu’à vingt-six mille spectateurs.

En 1825, le maire d’Arles, M. de Chartrouse, ne mit pas moins de six ans à faire démolir les 212 maisons et la chapelle qui avaient été peu à peu construites, à l’intérieur des arènes, aux époques où les habitants s’y réfugiaient comme dans une forteresse.

L’antique amphithéâtre, à ciel ouvert, le plus vaste que les Romains aient construit dans les Gaules, était donc ce jour-là plein jusqu’aux bords. Ou eût dit une immense coupe ovale aux parois de laquelle s’agitaient sur place des myriades de fourmis grimpantes.

Le fond était à peu près libre ; c’était l’arène que traversaient des gamins, des jeunes hommes impatients de la lutte. De ce cratère gigantesque dans lequel les rayons du soleil tombaient en pluie de feu, et que coupait par moitié une grande ombre oblique, montait un bourdonnement de mer roulant des galets. Chacun parlait, criait, riait, et tous ces rires, tous ces cris, tous ces appels divers se fondaient en une rumeur unique, comme des milliers de fils disparates se trament en une étoffe uniforme. Çà et là un fil rompu hérisse la trame ; un appel, un cri strident se détachaient de la rumeur. C’était encore comme un bourdonnement de cuve bouillonnante.

Tous ceux des spectateurs qui avaient pu, s’étaient assis du côté de l’ombre. Cette ombre, celle du monument lui-même, en tombant du faîte, de gradin en gradin, se brisait sur les bords, venait mordre une partie de l’arène, s’y découpait en bleuâtre sur la blancheur éclatante de la poussière, et croissait lentement, gagnant du terrain, attendue impatiemment par les spectateurs des plus bas gradins d’en face vers qui tout à l’heure elle devait monter.

Sur les gradins exposés au plein soleil, on voyait, dans la foule, des vides ; et l’on apercevait les lourdes assises de pierre, usées çà et là, effritées, cassées aux angles par les siècles. Et sur ces étagements d’énormes blocs de pierre, le soleil éclatant pleuvait, coulait, bondissait de marche en marche, ruisselait en étincelantes cascades….

De tous côtés, si on avait pu distinguer quelques-unes des innombrables paroles qui composaient le puissant murmure du cirque, on eût entendu :

— Oh ! oui ! ça tombe ! — Il pleut du feu, hé ? — Quel monstre de soleil ! — Un four véritable ! — La pierre bout. — Mon échine est une gouttière. — De ce chaud, mon homme !

C’était comme un enfer joyeux.

Et des ombrelles de toutes les couleurs, bleu, rose, vert, blanc, jaune, bariolées, teintaient les visages de leurs ombres transparentes, papillotaient, légères, sur le papillotage des couleurs claires des vêtements.

Des milliers et des milliers d’éventails, dans des milliers et des milliers de mains, allaient, venaient dans tous les sens, montrant alternativement l’envers et l’endroit, comme les feuilles tourmentées d’une forêt de trembles ; ils palpitaient, chatoyaient, murmuraient sans cesse, sans répit, toujours. Ce perpétuel bruissement de mouvements menus et innombrables donnait une sorte de vertige.

Là-haut, sur le couronnement inégal de la ruine immense, se détachaient durement quelques silhouettes de curieux qui, forcés de subir le soleil, voulaient du moins avoir l’air et l’espace et qui, avec le spectacle de l’arène et de la foule grouillante au-dessous d’eux dans l’intolérable chaleur de la fosse profonde, voulaient avoir la vue des toits étincelants de toute la ville d’Arles, par-dessus lesquels ils apercevaient là-bas les plaines, les Alpilles, le Rhône, les cailloux de Crau et les marais de Camargue, fuyant dans une lumière poudreuse, qui vibrait partout, jusqu’à l’horizon infini….

Rosseline avait trouvé place du côté de l’ombre. Zanette aussi, avec son père. Seulement les deux femmes avaient beau se chercher du regard dans la foule, elles ne pouvaient s’apercevoir, séparées qu’elles étaient par une tribune officielle, échafaudage de bois, décoré de tapis et d’oriflammes, élevé au beau milieu des gradins de pierre.

Cependant la foule commençait à s’impatienter. Qu’attendait-on, pour lâcher le premier taureau ? Des spectateurs, fatigués du soleil, quittaient leur place, erraient sous les hautes voûtes, dans les couloirs circulaires, traversés d’un peu d’air, dans le labyrinthe ombreux des portiques, que recherchaient des couples discrets…. Des gens, debout sur les gradins, hurlaient, les mains en porte-voix, demandant : « Les taureaux ! les taureaux ! »

Beaucoup descendaient dans l’arène, la traversaient, s’y arrêtaient, contents d’être sur le lieu des combats, se donnant l’illusion d’être, eux aussi, de hardis lutteurs…. Un son de trompe les dispersa…. Les barrières s’ouvrirent. C’est Cabrol, le meilleur ami, le fidèle complice de Martégas, qui en avait la surveillance…. Un taureau était entré dans l’arène, ahuri, allant çà et là, au hasard, étonné de voir fuir devant lui tant de gens à la fois, ne sachant à qui courir, quittant l’un pour l’autre, chargeant sans conviction jusqu’à ce que tous eussent franchi plus ou moins adroitement la haute clôture de planches qui s’inscrit dans l’antique muraille de pierre….

Un amateur se présenta. Le taureau courut à lui mollement. L’amateur à son tour courut sur le taureau qui se mit à fuir. Un rire homérique, le rire inouï de vingt mille personnes, monta de la vaste coupe des Arènes vers le ciel….

— Un autre ! Zou ! Un autre !

Le dondaïre, le bœuf meneur des taureaux, arriva, sa sonnaille au cou. Le taureau le suivit avec un bond de gaîté, une joie si preste qu’elle fut réjouissante…. Ce taureau-là emportait du cirque, où il venait d’entrer pour la première fois, l’impression d’un rêve à coup sûr nouveau, et bizarre…. Spectacle surprenant pour lui, en effet, ces milliers d’hommes superposés, étagés en cercle. Non, non, jamais il n’avait rêvé cela dans la plate Camargue, aux horizons droits, prolongés à l’infini par la mer….

Un, deux, trois autres taureaux ne se montrèrent ni plus vaillants ni moins étonnés. La foule s’impatientait de plus en plus. Des boutiquiers ventrus se faisaient forts d’affronter, eux aussi, des bêtes pareilles. Quelques-uns allaient dans l’arène promener leur parasol et leur complet de coutil gris. On en voyait qui agaçaient le taureau inoffensif avec leur ombrelle ouverte, dont ils se faisaient un bouclier comique, pendant que d’autres cherchaient à saisir au vol la queue fouettante du pauvre animal. Tout de même il se fâchait un peu, faisait des trous dans la terre, avec son pied nerveux… mais, il continuait à tourner la tête de-ci, de-là, regardant tout sans arriver à prendre un parti.

Des touristes parisiens disaient avec mépris : « C’est ça, leurs courses ? »

— Attendez la course espagnole…. On mettra à mort plusieurs taureaux. Et puis on ne sait pas… nous verrons alors peut-être crever un homme, au moins un cheval en tous cas !

— A la bonne heure !

Un cinquième taureau entra tout à coup d’une si furieuse allure qu’un grand murmure de satisfaction s’éleva partout. On eût dit qu’un souffle du désert arrivait enfin jusqu’ici, parlait cette fois de colère et de liberté….

Un promeneur, attardé dans l’arène, fut effleuré par les cornes au moment où il franchissait la barrière. On n’eut que le temps de saisir ses mains, crispées au faîte de la palissade de bois, et de l’enlever….

— Ah ! ah ! — Enfin ! — Un vrai, celui-là !… — A qui le tour ?

L’arène était vide.

L’ami de Martégas, Cabrol, chargé d’ouvrir la barrière, avait lancé d’abord, par ordre, des bêtes molles, incertaines, afin d’obtenir un brusque contraste, lorsqu’il lâcherait un taureau vaillant. Même les jeux de douleur et de mort ne vont pas sans quelque artifice de mise en scène.

Maintenant, la scène débarrassée des mauvais plaisants appartenait tout entière à un acteur qui n’avait pas accepté de rôle appris. Il connaissait le cirque, ce taureau-là ; il y avait été piqué plus d’une fois par des banderilles enflammées ; il savait quelle malice froide assemblait contre lui vingt mille ennemis qui, protégée par des barrières infranchissables, s’apprêtaient à jouir de ses impatiences, de ses rages, de l’inutilité de ses armes….

Tout petit, au beau milieu du grand ovale de sable, la tête dans le soleil, le reste du corps dans la nappe d’ombre qui coupait l’arène, il regardait haut, circulairement, comme pour supputer le nombre de ces hommes assemblés, parmi lesquels il n’avait pas un ami ! et il se fouettait la croupe de sa queue sèche, ouvrant et fermant ses naseaux pour chercher sans doute l’odeur d’une libre issue, une odeur de liberté qu’apporterait le vent du Rhône ou la brise de mer….

Rien ne venait !… Il était captif, le petit taureau noir, le fils des vastes déserts, seul au fond de ce puits immense, à parois vivantes, d’où tombaient sur lui des huées, des cris, d’impatients désirs de mort même, car beaucoup appelaient de leurs vœux la course espagnole, la « vraie course », celle où toujours quelqu’un saigne ou souffre, celle où le spectateur tue, par le consentement du cœur, et jouit en sécurité des souffrances d’un être moribond, homme ou bête… sous le noble prétexte d’admirer le courage d’autrui.

Ce petit point noir perdu au milieu de l’immense arène blanche, le petit taureau sauvage, tout perdu au milieu de ce peuple de civilisés, attendait sa destinée, fièrement, tête haute ; il redressait ses cornes affilées, toutes prêtes… — « Combien de milliers sont-ils ? Est-ce qu’ils vont, cette fois, descendre tous contre moi ? Quel supplice nouveau inventeront-ils ? Je les redoute, mais je les méprise ; je saurai souffrir, mais qu’ils se gardent ! » Et il défiait.

Un homme se présenta, marcha droit à lui, se fit poursuivre, et tout à coup se jetant de côté, au moment où le taureau passa près de lui, il étendit le bras, porta sa main sur le front menaçant…. L’animal avait au front une cocarde qu’il s’agissait de lui enlever. L’homme avait manqué son coup.

Six ou sept fois il recommença sans succès.

Alors une huée s’éleva ; on se moquait de l’homme.

Excité, il recommença encore, trébucha, tomba, se releva et se mit à fuir, suivi du taureau qui, enfin, parvint à le frapper à la cuisse…. L’homme tomba pour la seconde fois, et le taureau qui avait paru l’abandonner, retournait contre lui, quand un nouveau venu dans l’arène attira l’attention du fauve et sauva le blessé. Le taureau fondit sur son nouvel adversaire. C’était Pastorel. Gentiment, Pastorel avait dit à Zanette : « La première cocarde, je la prendrai pour toi… pour remplacer l’autre… »

Mais il avait compté sans Martégas qui se ménageait, attendant ce moment prévu pour entrer en lice. Martégas sauta dans l’arène et, aussitôt, regarda du côté de Rosseline. Dans ce grouillement de foule il ne parvint pas à la voir, bien qu’il l’eût placée lui-même…. Il ne la vit pas, mais il se savait regardé.

Pour lui, le prix de la lutte, c’était Rosseline.

Les deux hommes étaient en bras de chemise, avec une taïole bleue autour des reins.

Martégas, en tirant de sa poche un foulard rouge, laissa tomber à terre son couteau, un petit couteau catalan, qu’il n’eut pas le temps de ramasser.

Son idée était d’appeler l’attention du taureau au moment décisif où Pastorel se croirait près de saisir la cocarde. Juste à ce moment-là, en effet, le taureau, sollicité par le rouge, tourna la tête vers Martégas, et Pastorel manqua son coup. Il vit alors Martégas et comprenant aussitôt sa manœuvre et ses intentions. Il courut à lui, irrité. Les deux hommes, face à face, visiblement se disputaient. Le taureau les chargea à fond de train.

Martégas tendit le bras vers la cocarde qu’il toucha et saisit même, sans parvenir à l’arracher…. Il la toucha au moment où le taureau baissait la tête, mais Pastorel avait vivement posé le pied sur cette tête, entre les cornes, et, lancé en l’air par la détente de la puissante encolure, il retombait légèrement derrière l’animal.

Une acclamation salua sa force et sa grâce. Zanette était pâle et fière, toute contente, Rosseline pâle et humiliée, envieuse et jalouse.

Depuis un moment la foule faisait un grand silence, attentive. Tous les éventails étaient immobiles…. On entendait pourtant encore une sorte de bruissement continu, régulier, tout le silence possible dans un lieu où respiraient vingt mille poitrines.

Une partie de la foule se rendait bien compte qu’il y avait rivalité entre les deux hommes et qu’ils cherchaient à se nuire l’un à l’autre. Pour tout le monde l’intérêt du spectacle était puissant ; il était plus saisissant encore pour Rosseline et pour Zanette.

Le pesant Martégas sentit qu’il ne pouvait avoir sa revanche qu’en prenant la cocarde ; il ne devait pas chercher à imiter la légèreté de Pastorel….

Il courut au taureau.

— Tu veux la cocarde ? tu ne l’auras pas ! dit-il haineusement à Pastorel, je l’ai promise à Rosseline, à Rosseline, entends-tu !

Le peuple assemblé ne se doutait guère des paroles qu’échangeaient les deux rivaux.

— Bête brute ! dit Pastorel, haussant les épaules.

Le taureau, pour la seconde fois, les chargeait… ils s’écartèrent en même temps chacun d’un côté. Tous deux avaient étendu le bras…. Les doigts de Pastorel touchèrent la cocarde… mais au moment où ils allaient la saisir, ils furent repoussés violemment par la main de Martégas.

— Prends garde à toi ! dit Pastorel. Tu joues un vilain jeu, Martégas. Tu y laisseras quelque chose !

— Tu veux la cocarde ? Tu ne l’auras pas, répliqua l’autre.

Le taureau, distrait là-bas, au bout de l’arène, par des gens qui, à l’abri de la barrière, le provoquaient de la voix et du geste, ne pouvait tarder à revenir sur les deux rivaux.

Martégas, à ce moment, vit luire son couteau à terre, juste à ses pieds. Il se baissa vivement, l’ouvrit…. Il n’avait d’autre intention que de s’en servir pour couper la cordelette qui, attachée d’une corne à l’autre, un peu flottante, supportait, au milieu du front du taureau, la cocarde désirée…. Quand il avait touché la cocarde, tout à l’heure, il avait tiré sur la cordelette, trop solide pour rompre. Il espérait la trancher en glissant, par-dessous, la lame du couteau, tenu à plein poing…. Plus d’un coureur en use ainsi. Beaucoup vont jusqu’à se forger un crochet de forme telle qu’il prolonge pour ainsi dire leurs doigts recourbés. En se servant de cette griffe, ils ne risquent pas de se blesser comme avec le couteau, ni de se faire couper les doigts par la cordelette même.

Pastorel crut à une menace.

— Crois-tu donc me faire peur ? cria-t-il indigné.

Il se précipita sur Martégas, et avant que celui-ci se fût reconnu, il l’avait saisi au poignet par le bras qui tenait le couteau, l’avait attiré violemment à lui, et d’un coup d’épaule, il l’envoya rouler au milieu de l’arène.

La foule palpitait. Beaucoup étaient debout, mais une curiosité haletante fixait chacun à sa place. Certes, ce spectacle en valait un autre. Autant voir cette lutte qu’une course de taureaux.

Zanette debout, pâle, était près de défaillir. Rosseline se jurait que Pastorel ne serait qu’à elle, — ou sinon… malheur !

— Eh bien, quoi ? disait à sa fille maître Augias, aie pas peur, il a bien fait ! Regarde, il est sûr de lui.

A partir de ce moment, peu de gens comprirent ce qui se passa. Le taureau revenait à la charge et courut d’abord à Martégas, qui s’était relevé. Mais Pastorel était bien décidé à ne pas lui laisser l’honneur de prendre la cocarde. Dans son cœur, il voulait, à ce moment, en finir avec Rosseline. Cette cocarde, elle serait à Zanette. Il l’arracha en effet au front du taureau qui l’effleura de ses cornes… et à peine la bête furieuse s’était-elle éloignée, qu’on vit Pastorel couché contre terre, les bras ouverts, la face dans le sable…. Ce qu’on ne pouvait pas voir, c’était, dans ses doigts crispés, le pauvre petit trophée de l’amoureux, la cocarde destinée à Zanette qui, là-haut, éperdue, avec un grand cri, s’évanouissait.

Beaucoup crurent que le taureau avait blessé le hardi lutteur. Quelques-uns, et parmi ceux-là le brigadier de gendarmerie, avaient vu Martégas, frapper par derrière, d’un coup de couteau, son rival victorieux.

Zanette, la petite chrétienne, s’était évanouie, d’horreur et de compassion, en invoquant Notre-Dame-d’Amour.

La païenne Rosseline, debout, blanche comme la mort, avait tout compris et pour cause ; et, ne sachant ce qui se passait en elle-même, elle regardait, effarée, heureuse, confusément et diaboliquement heureuse, de sentir que toute cette horreur venait d’elle, que son influence seule, en cette minute, faisait palpiter ces milliers de cœurs suspendus au drame incompréhensible pour eux.

Ceux qui avaient compris demeurèrent saisis, dans le premier moment, d’une scène qui d’ailleurs se déroula rapidement.

Martégas, qui avait frappé dans un vertige, dans un entraînement de folie furieuse, revint tout de suite à lui-même ; il vit, dans un éclair, toutes les conséquences probables de son acte. Il était près de la barrière, confiée à Cabrol ; il y courut, pour s’évader de ce cirque où, croyait-il, il y avait vingt mille témoins du crime !… La barrière s’ouvrit en effet…. Le dondaïre, près d’être lâché dans l’arène, allait chercher le taureau qui aurait pu s’acharner contre le blessé, mais qui, pour l’instant, semblait ne pas y songer…. Et Martégas pourrait fuir…. Mais le gendarme qui le guettait se présenta devant la porte. Trop tôt ! car Martégas recula ; le gendarme, entraîné, voulut le suivre dans l’arène. Cabrol, toujours attentif à servir les intérêts de Martégas, empêcha le dondaïre d’entrer dans le cirque…. Le taureau furieux accourait….

Le drame réel se jouait tout entier comme se serait joué un drame fictif devant un public payant. Quelques-uns commençaient à croire à une innovation, à une surprise, à une pantomime d’hippodrome. Il y eut quelques applaudissements et un coup de sifflet. Personne ne songea à entrer dans l’arène, les uns pour ne pas troubler le spectacle ingénieux, — les autres par peur du meurtrier…. Mauvaise affaire !

Le père de Zanette, avec l’aide de quelques voisins, avait emporté sa fille évanouie.

Rosseline, toute pâle, heureuse bizarrement, avec angoisse, jouissait de la même joie féroce que donne aux amateurs une course à mort, bien réussie. Elle se répétait avec un orgueil mauvais : « C’est moi, moi seule, la cause de tout ! » Et il lui semblait qu’elle était grande, très grande. Peut-être l’était-elle en effet. Avec son beau profil antique, blanc comme un marbre, sculpté en médaille, — avec sa joie à vivre, à sentir, fût-ce au prix du sang, — qu’était-elle, sinon la digne descendante des durs Romains, adorateurs de la force ? Qu’étaitelle, sinon l’âme même, l’âme revivante du cirque mort, l’esprit du temple de férocité, la digne petite-fille des Romains de Néron et de Tibère ?

Martégas, lui aussi, avait senti un moment, dans son cerveau obscur, cette idée de gladiateur : « Je suis un héros ! Que de monde pour me voir ! » Et il s’était redressé.

Cependant le taureau courait droit au gendarme, à l’ennemi que désignait sa forme singulière….

Alors, la foule se mit à s’amuser.

— Lou bioù ! lou bioù ! Attention ! Vive la gendarmerie ! — Brigadier ! tu n’as pas raison !…

Le gendarme, pour courageux qu’il fût, n’avait qu’une chose à faire. Il la fit. Il battit en retraite….

Le rire de la foule retentit formidable, effrayant…. Le gendarme disparut, mais son chapeau était tombé derrière lui, excitant de nouveaux rires, de nouveaux lazzis. Le taureau poussa cet objet bizarre devant lui, du pied, de la tête, chercha à le prendre sur ses cornes, y parvint et fit le tour de l’arène au galop, avec ce trophée grotesque.

Et sur les gradins, un peuple entier trépignait de joie délirante pendant que la victime demeurait couchée, toujours immobile, pendant que le meurtrier, debout, effaré, demeurait là, non moins immobile.

Martégas finit par revenir tout à fait à lui-même. Et, avec la réflexion, une stupeur l’envahit. Il était là, debout, hagard, l’œil fixe, visionnaire ; il se sentit perdu…. Il se rappela que maître Augias lui avait dit : « C’est toi qui as tué le gardian Peytral ! » Une fois en prison, tous ses autres méfaits se lèveraient contre lui. Des gens qui, par peur de lui, se taisaient encore, parleraient. Et puis, ce Pastorel, qui était là, mort, tué en présence d’un peuple entier ! d’un peuple de témoins !… Le libre bandit de Crau et de Camargue ne put supporter l’idée de la prison étroite, d’un toril où il serait enfermé longtemps pour être livré plus tard sans doute au bourreau…. Le bagne l’effrayait plus que la mort….

Quand le taureau, débarrassé du ridicule objet dont il s’était amusé, chargea l’assassin, Martégas, sous tous ces milliers d’yeux avidement dardés, sous les yeux de Rosseline à laquelle il ne pensa même pas, — se laissa tomber en avant sur les cornes affilées… qui, toutes deux, lui crevèrent la poitrine. Il fut tué sur le coup.

Un cri d’horreur joyeuse, d’inconsciente cruauté satisfaite, avait jailli de vingt mille poitrines à la fois.

Ce fut un cri unique, fait de tant de milliers de voix qu’il parut surhumain. On eût dit que l’esprit de la ruine immense se réveillait tout à coup. Le génie de la Force, qui assembla jadis et disposa avec tant de puissante précision, les uns sur les autres, ces blocs énormes, en un monument indestructible où depuis tant de siècles il dort enfermé comme dans un tombeau digne de lui, en sortit tout à coup pour passer dans la chair de tous ces spectateurs frémissants. Une volupté de fauves primitifs secoua ces milliers d’êtres humains redevenus brutes à la vue du sang. Le cirque entier, hommes, femmes, vieillards, jeunes filles, enfants, murs, voûtes et gradins de pierre, frissonnant de la base au faîte, jeta un cri de volupté féroce, comme si Pan vivait encore, comme s’il n’y avait jamais eu, dans l’univers et dans les temps, ni Jésus mis en croix, ni chrétiens livrés aux bêtes, comme s’il n’y avait aujourd’hui dans le monde ni pitié, ni sympathie humaine, ni philosophie de charité, ni alphabet, ni école, ni évangile prêché, ni églises bâties, comme si la petite croix inclinée ne résistait pas à tous les vents, sur le toit de toutes les huttes camarguaises, comme si enfin il n’y avait, en Arles et en Camargue, ni Saint-Trophime ni Notre-Dame-d’Amour !

Les courses camarguaises, pour cette fois, furent plus intéressantes que les courses espagnoles où ne furent tués que des taureaux.

Lorsque, par les vomitoires âgés de tant de siècles, cette foule de païens modernes s’en alla, plus d’un spectateur résumait ainsi la journée :

— En somme, la plus belle course qu’on ait vue et qu’on verra de longtemps…. Seulement, vous savez, il n’y a eu qu’un homme de mort, celui qui s’est fait prendre par le taureau. L’autre n’a presque rien… un coup de couteau mal donné.

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