Flammarion (p. 279-288).


XXV

L’abrivade


L’abrivade, c’est, à l’arrivée des taureaux en Arles, — lorsque, à la veille d’une course aux Arènes on les y amène en liberté sous la surveillance des gardians à cheval, — c’est le jeu populaire qui consiste à les attendre, à les provoquer, à en faire échapper un ou plusieurs à travers la ville. Alors les boutiques se ferment. Surpris au coin des rues paisibles, tous ceux qui ne sont point d’humeur à affronter le fauve évadé, s’abritent comme ils peuvent, où ils peuvent. C’est grande joie pour les jeunes amateurs, depuis les gamins de dix ans jusqu’aux jeunes hommes de vingt-cinq.

Une vraie folie saisit la population, les uns fuyant la bête irritée, les autres la poursuivant pour l’exciter encore. Malheur aux vitres des boutiques ! Les taureaux, tête basse, rendront visite aux joailliers, chargeront les têtes de cire des vitrines du barbier, feront des milliers de castagnettes avec les plats et les assiettes du marchand de faïence…. Les tables des cafés danseront des sarabandes. Il arrive parfois que les dégâts sont considérables. Et tout le monde en Arles n’aime pas l’abrivade.

Ce n’est pas tout. Le taureau, ahuri, au milieu des frappements des portes qu’on ferme, sous les projectiles de toutes sortes dont on l’assaille, tournant à chaque minute sur lui-même pour faire face à quelque nouvel ennemi, — le pied martyrisé par le pavage en galets pointus, lui, habitué aux terrains marécageux, — bientôt perd la tête, se lasse, s’attriste…. Un moment vient où, s’il était dans le cirque, il serait hué par la foule, et où le dondaïre, le bœuf à sonnaille, viendrait le chercher pour le ramener aux étables, au repos…. Ici, dans la rue, il demeure inexorablement livré sans défense aux excités, aux maladroits qui essaient leur agilité, à la taquinerie fuyarde des moins courageux. Quand il bute et tombe, il est perdu. On le saisira par la queue, on s’attelera à cette masse lourde, pantelante et misérable…. Elle est traînée dans le ruisseau, bafouée, frappée à coups de pierre, à coups de canne. Le jeu, cruel et malsain mais d’apparence noble, qui met face à face un homme courageux et une bête armée de tous ses moyens naturels, — dégénère ici en vilenie….

M. le maire avait donc eu bien raison d’annoncer des peines sévères pour les forcenés de l’abrivade. Un des moyens sur lesquels il comptait pour les arrêter, avait été d’exiger, de l’entrepreneur des courses, une forte amende s’il n’amenait pas sans encombre les taureaux jusqu’au toril. Et l’entrepreneur de son côté avait annoncé aux gardians-conducteurs qu’il surveillerait l’arrivée lui-même et que le gardian coupable de négligence serait mis à l’amende — ou ne serait pas payé. Ces mesures n’avaient pas découragé les amateurs, au contraire. Ils mirent, moyennant finance, un des gardians-conducteurs dans leurs intérêts. Martégas devint leur complice.

Il semble qu’un meilleur moyen, souvent employé, d’empêcher l’abrivade, eût été de faire arriver les taureaux en pleine nuit, mais cette fois il y avait à cela un obstacle insurmontable. Le toril qui leur était destiné ne pouvait les recevoir, étant habité par d’autres bêtes qui avaient servi aux jeux précédents et qui, pour des motifs quelconques, ne pouvaient être délogées que la veille des courses. Or, il fallait que les nouveaux venus eussent le temps de se reposer. Il y eut donc arrivée de taureaux en Arles, le soir, vers cinq heures.

Une grande foule, où se voyaient surtout des jeunes gens, des enfants, même quelques jeunes filles, se porta au bas de la lice, à l’endroit où elle aboutit au Rhône.

La lice, large boulevard planté de grands arbres, longe un des côtés de la ville. Beaucoup des étroites rues d’Arles tombent perpendiculairement sur ce boulevard. L’entrée de toutes ces rues était barricadée au moyen de charrettes renversées.

Le pont de Trinquetaille, par où arrivent les taureaux, une fois traversé, la manade suit un instant le Rhône, puis tourne à gauche, pour remonter la lice…. Arrivés là, en face d’une foule éparpillée mais nombreuse avec qui ils devaient lutter pour garder leurs taureaux en ligne, les gardians, à cheval, pique au poing, comme des officiers sur les flancs d’un escadron, lancèrent la manade au galop.

…La foule, dispersée déjà, s’éparpille encore. Chacun court derrière un arbre. Un arbrisseau nouvellement planté suffit à faire un abri. Abri inquiétant derrière lequel s’effacent parfois des enfants, des femmes, aux côtés desquels passe, en ronflant, le torrent trépidant des bêtes. Les cornes effleurent les vestes, les robes, et encore les chapeaux que les plus hardis leur présentent à bout de bras. Et sur les côtés du troupeau, les amateurs déterminés s’acharnent à attirer contre eux, en agitant quelque lambeau d’étoffe rouge, le taureau qu’ils veulent entraîner à travers la ville, car le charriot qui, tout à l’heure, barrait l’ouverture de la rue voisine, a été repoussé bien loin. La ville est ouverte !…

— Li biooù ! li biooù !…

Un hurlement suit la galopade noire.

— Les taureaux ! les taureaux ! Zou ! à celui-là ! Zou ! à celui-ci ! Li biooù ! li biooù ! Zou ! zou !

Martégas était en tête, Pastorel en queue du troupeau.

— Zou ! zou ! à celui-ci !

Et sous la pique même de Martégas qui laissa faire, on détourna un taureau….

La manade piétinante et ronflante était déjà loin, soulevant partout sur son passage les mêmes cris, les mêmes terreurs, les mêmes joies, les mêmes tentatives de la part des amateurs de courses dans la rue ; — et derrière elle, sur la lice, le troupeau laissait un taureau et deux gardians.

Martégas n’avait pas vu Pastorel qui venait derrière lui. Pastorel ne montait pas Sultan, mais un cheval dressé à courir les taureaux.

Le taureau était tout près de l’ouverture de la rue. On l’excitait pour l’y faire entrer. Déjà la rue, jusqu’au fond, s’épouvantait ; les boutiques se fermaient, les femmes criaient, aux portes, aux fenêtres…. L’alarme était donnée.

— Martégas ! dit un des amateurs, pousse-le un peu de ta lance, qu’il entre dans la ville !

— Je l’empêche de rejoindre les autres, c’est bien assez, dit Martégas, je n’ai pas promis autre chose. Débrouillez-vous maintenant.

Pastorel l’avait entendu. Il alla se placer à l’entrée de la rue, la lance haute.

— Allons, Martégas, ramenons-le où il faut, dit-il d’un ton gouailleur. Attention, vous autres !

Il chargea le taureau qui, piqué au front, recula, puis bondissant au milieu de la lice, prit le galop vers le Rhône….

— Il préfère la Camargue aux Arènes, dit quelqu’un.

— Zou, à lui, donc, Martégas ! cria Pastorel.

Martégas, campé sur sa selle, muet avec un air moqueur, bien entendu ne bougea pas.

Pastorel poussa son cheval qui rejoignit le taureau et qui, toujours courant, allongeant cou et tête, le mordit brusquement à la croupe, puis, aussitôt, fit un énorme bond de côté… échappant ainsi au taureau qui avait fait volte-face. C’est ce qu’avait voulu Pastorel. Il courut alors derrière lui, l’excitant à fuir dans la direction des Arènes.

Quand il passa près de Martégas qui, entouré de curieux, bavardait avec eux :

— Aux Arènes, donc, grand lâche ! fais ton devoir ! lui cria-t-il.

Et, en passant, il piqua la croupe du cheval de Martégas qui partit à fond de train malgré les efforts de son cavalier. Martégas put entendre derrière lui les rires et les moqueries de tout le monde.

— Tu me la paieras, celle-là ! hurlait-il, en suivant malgré lui Pastorel et le taureau.

— Pourquoi pas tout de suite ? dit Pastorel, sans ralentir sa course.

Martégas, sa lance en arrêt, essaya d’en piquer Pastorel au flanc. Heureusement ils couraient dans le même sens. Pastorel sentit le fer du trident heurter seulement le dossier de sa selle. Il fit faire un écart à sa monture et, fondant sur le cheval de Martégas, il le piqua de nouveau à la croupe, si rudement, que l’animal effaré, en trois bonds désordonnés, jeta son cavalier dans la poussière, au milieu des rires, des quolibets des assistants.

Et Martégas entendit ce cri de Pastorel :

— Et de deux, mon homme !

Il comprit. C’était une allusion à la chute qu’il avait faite en poursuivant Zanette. Elle lui avait donc tout raconté !… La rage de Martégas fut terrible.

— Je le tuerai, hurlait-il. Je le tuerai !

— Vous ferez mieux d’aller vous brosser, lui dit à l’improviste le brigadier, qui l’aida à se relever. C’est vous qui avez tort ; j’ai tout vu, de loin.

Pastorel avait rejoint son taureau qu’il conduisit aux Arènes antiques.


…………………