Flammarion (p. 262-278).


XXIV

Parjure


Quand la vieille Pastorel avait conté à son fils l’intervention de Martégas dans la querelle de Zanette avec Rosseline, puis l’effronterie de Martégas poursuivant Zanette, Jean avait montré quelque irritation contre le mauvais gueux, le gardian de malheur, l’ivrogne, et il s’était répandu en injures, disant : « Qu’il ne se trouve pas sur mon chemin ! » mais, quelque temps après, lorsque sa mère, croyant bien faire, lui annonça que le bruit public accusait la cabaretière d’être la maîtresse de Martégas, alors, il s’emporta bien autrement contre ce bandit, ce voleur, ce coquin, qui poursuivait dans la campagne les honnêtes filles, et les compromettait ; il s’écria :

« J’irai le trouver ! j’irai lui demander explication. J’irai ! D’ailleurs, ça n’est pas vrai, ce qu’on vous a dit de Rosseline et de lui ; c’est impossible ! Ce serait, si elle avait fait cela, la dernière des dernières ! »

La vieille femme pensa : « Il a encore quelque chose pour elle…. Après tout, c’est bien naturel. » Et elle ne dit plus rien, sinon qu’elle lui défendait aussi de rechercher Martégas.

Quant à Jean, depuis ce temps-là, il ne parlait plus que de venger Zanette des insolences du gardian….

La vérité, c’est qu’il crevait de rage jalouse, à l’idée que Rosseline pouvait être à celui-là…. Un autre, passe, un surtout qu’il ne connaîtrait pas. Mais à celui-là, à ce bandit, non ! il n’en pouvait supporter l’idée ! il en voulait avoir le cœur net…. Et, un beau matin, il se mit en route avec l’intention d’aller chercher, à Arles même, des renseignements précis. Il est vrai qu’il avait, prétendait-il, une affaire à la ville. Le quatorze juillet approchait, et un entrepreneur projetait de donner aux Arènes d’Arles des « courses monstres », comme disaient les affiches, « courses espagnoles avec mise à mort des taureaux, précédées de courses provençales avec les meilleurs taureaux de Camargue, etc. » Les affiches couvraient déjà les murs d’Arles, d’Avignon, d’Orange, de Nîmes, de Montpellier, de Cette, d’Aix, de Marseille et de Toulon. On en voyait dans toutes les gares de la région, et même à Nice et à Monte-Carlo.

En réalité, Pastorel n’avait rien à faire à Arles : il avait vu aux Saintes l’entrepreneur. Il était convenu qu’avec neuf ou dix autres gardians il conduirait à Arles, la veille des courses, une trentaine de taureaux. Il partit pour la ville où il n’avait rien à faire, avec le secret désir d’entrevoir Rosseline, de savoir « ce qu’elle devenait », et peut-être, malgré son serment, de lui parler.

Son serment ? lorsqu’il y songeait :

— J’ai contenté la vieille, j’ai bien fait ; c’est des enfantillages…. Si Martégas n’est pas encore avec Rosseline, c’est lui rendre un dernier service, à la malheureuse, de la mettre en garde contre ce « marrias ».

Et il essayait de se persuader qu’il accomplissait un devoir qui le déliait de ses promesses à sa mère, et même de son serment.

Et de Zanette, que pensait-il ?

— Elle n’en saura rien ! que perd-elle à cela ? Elle n’est pas encore ma femme…. On sait bien que tous les jeunes hommes, à la veille de se marier, ont « des adieux à faire ».

Il se croyait ou du moins faisait semblant de se croire dans son droit.

En traversant le pont de Trinquetaille, le cœur lui battait. La petite rue où était le café des Arènes s’ouvrait presque en face du pont. Il eut toutes les peines du monde à ne pas courir à l’entrée de cette rue, pour voir « au moins l’endroit ». Il alla mettre son cheval à la remise habituelle, courut fièvreusement la ville en attendant l’heure à laquelle il supposait que le cabaret serait vide ou à peu près.

Il décida que trois heures et demie serait l’heure favorable.

A trois heures un quart, il poussait la porte vitrée aux rideaux rouges.

Rosseline était seule, tout près de cette porte, assise, une chaise devant elle, sur laquelle traînait un interminable ouvrage de couture, — un livre à la main, les Mystères de Paris.

Il s’arrêta, saisi. Elle laissa tomber son livre.

En se voyant, tous deux, subitement, venaient d’oublier tout. Une volupté singulière les prit, qui était le souvenir de leur passé. Sur le moment, ni l’un ni l’autre ne se rappela rien de leurs querelles, de leurs rancunes, rien. Ils se souvenaient seulement que le temps de la séparation avait été long, très long. Et ce qui les dominait, c’était une brusque joie de renouveau, comme le sourd tressaillement de la terre, au premier beau jour, après quelque horrible hiver…. Cette impression fut si forte chez elle qu’elle ne sut que dire, et baissa presque la tête, embarrassée, la lèvre un peu tremblante. Toute sa physionomie, son attitude, prirent le charme que donne aux vierges le premier aveu de l’ami…. Sa beauté ferme, délibérée, fut transformée, sembla timide, durant une seconde…. Et lui, comme s’il osait pour la première fois, s’avança lentement. Il semblait craindre d’être repoussé. Elle ne dit rien…. Il prit, d’un mouvement lent, prêt à la retraite, la jolie tête entre ses deux mains, et, s’inclinant, chercha les lèvres….

Ils ne pensaient à rien, pas même à eux. Le goût de la vie, à la source, est aussi délicieux que l’avant-goût du néant.

— C’est toi ? dit-elle enfin, que me veux-tu ? Tu me reviens donc ? Comment est-il possible que tu m’aies quittée ! Je le savais bien, moi, que ce ne pouvait être pour toujours. Nous sommes si bien faits l’un pour l’autre !

Quelqu’un ouvrit la porte banale, un client.

— Un verre de vin, la belle.

Le client but et sortit.

Pastorel avait eu le temps de se ressaisir.

Alors, il s’expliqua, et put dire ce qu’il avait depuis longtemps préparé :

Il avait voulu lui annoncer lui-même son mariage, il ne voulait pas qu’elle le sût par d’autres. Voilà pourquoi il était venu. Malgré ses griefs, il l’aimait encore assez pour la traiter en brave fille qui ne voulait pas le rendre malheureux. Il était donc sûr qu’elle resterait tranquille, qu’elle ne ferait pas de bruit. S’il disait cela, c’est qu’il avait appris comment elle avait interpellé et injurié dans la rue la pauvre petite qui allait devenir sa femme. Du reste, il avait vu là surtout une marque d’amour de la part de son ancienne maîtresse ! Il comprenait ; mais il comptait bien que cela ne recommencerait pas, — jamais. Enfin, il l’engageait à vivre pour le mieux, à ne pas se fermer à toujours un avenir d’honnête femme. Belle comme elle était, elle pouvait choisir parmi de braves garçons, et surtout éviter de se compromettre davantage avec un mauvais diable qu’on lui avait nommé… ce Martégas…. On le disait son amant ?… il n’en croyait rien ! et pourtant, il la savait si coquette, si facile à entraîner, si peu sûre d’elle-même ?…

— N’est-ce pas que tu n’es pas tombée à celui-là ! un homme sur qui courent tant de mauvais bruits ? Réponds ! mais répondsmoi donc !… tu ne comprends donc pas ?… Eh bien, oui… je suis jaloux !

Il la couvait d’un œil ardent.

Elle, toutes ses mauvaises pensées l’avaient reprise. Elle écoutait, tête basse, l’air farouche, les lèvres pincées, le sourcil froncé, l’œil en feu, — plus belle encore de sa colère qu’avec son air tranquille, virginal, de tout à l’heure, — belle d’une autre beauté, celle qu’il revoyait toujours, quand il pensait à elle, là-bas, dans la solitude du désert, même, surtout peut-être, quand il embrassait l’enfant, la pauvre Zanette.

— As-tu tout dit ? fit-elle.

— Oui !

— Eh bien, si tu es venu pour ça, tu aurais mieux fait de rester auprès d’elle. Tu parles comme un curé ! Il n’y a pas à dire tant de paroles. Quand on aime vraiment, on aime jusqu’au crime…. Ah ! tu as un beau sang-froid !… Moi je la déteste, cette fille, entends-tu, et je suis capable de tout, oui, de tout contre elle parce que je t’aime !… Si je ne la détestais pas, c’est que je ne t’aimerais pas. Et je t’aime, oui !… c’est vrai pourtant que je t’aime ! Je m’en aperçois surtout depuis que tu m’as quittée…. Aux plaines de Meyran, le jour de la fête, — quand tu m’as insultée, — quand tu m’as dit : « De toi, je m’en moque ! » j’ai senti combien je t’aimais. Devant le monde, je n’ai rien dit, j’ai avalé ça ! je ne pouvais, je ne voulais rien dire, par fierté, mais, depuis, je pense à toi, rien qu’à toi, jamais ma pensée ne t’a été si fidèle. Les hommes ? ce Martégas ? Tu es fou ! Allons donc ! Tous, tant qu’ils sont, est-ce qu’ils comptent ! Et puis, il m’a maltraitée, ton Martégas, il m’a menacée… j’ai vu le moment où il m’aurait battue !… Et pourquoi ? Pour défendre cette Zanette, qu’il aime ! Ta future ! entends-tu ? il l’aime ! Il ne m’aime pas, lui ; — je ne lui en veux même pas, à lui, car c’est à cause de toi que j’ai été injuriée et menacée par lui, puisque c’est à cause de toi seul que j’ai parlé à cette fille. Oui, c’est à cause de toi, que j’ai souffert ça !… Oh ! Jean ! comme tu as été méchant ! Et maintenant, voilà tout ce que tu viens me dire ! d’être tranquille, de te laisser marier tranquille ! Ah bien ! n’y compte pas !

Elle mêlait le mensonge à la vérité. Et elle pleurait, sincère, oubliant même ses propres torts, dans le désir pressant de le ressaisir.

— Ne pleure pas ! dit-il, ne pleure pas. Je t’ai toujours aimée, je t’aime.

Sa douleur ne le touchait pas ; il n’y croyait pas, mais ses larmes la lui rendaient désirable en la lui montrant nouvelle, si émue ! plus vivante !

Avec ses lèvres, il essuyait les yeux rougis, buvait les larmes sur la bouche, se sentait ivre de l’ancienne ivresse, qui recommençait.

L’amour qui le reprenait, à cette heure, c’était le mauvais amour, l’amour purement physique, l’amour égoïste, le plus puissant parce qu’il est selon la nature aveugle, instinctive. L’autre est presque toujours vaincu parce que, contenant le don de soi, le sacrifice, le dévouement, il est d’ordre surnaturel, divin, — ou, si l’on veut, idéal. L’amour pur, unique, éternel, c’est le désir, le songe créé par les cœurs, par les cerveaux humains. On s’y efforce, trahi par soi-même. On s’y élève, et l’on tombe. Et du bouvier ou du roi, on ne sait qui en approche davantage, le bouvier peut-être, le cœur simple, celui qui suit le mieux le naïf conseil des vieilles bonnes mères, — ces modèles réels d’après lesquels se règlent tous les rêves d’affection véritable.

Le gardian ne se connaissait plus.

— Ne pleure pas, je t’aime !

Les larmes lui allaient si bien qu’il était ravi de la voir pleurer ! Loin d’éprouver pour elle de la compassion, volontiers il l’aurait fait souffrir pour jouir de la beauté particulière que lui donnait ce genre d’émotion.

Chacun d’eux n’aimait que soi.

Rosseline cria :

— Alors, laisse-la ! ne l’épouse pas ! je ne veux pas, entends-tu, je ne veux pas !

Il eut peur de lui, vit sa lâcheté, eut honte ; il crut entendre sa mère lui dire : « Tu as juré ! » il crut la voir lever au ciel ses mains amaigries, en lui répétant : « Moi morte, Jean, tu te repentiras !… Que t’a fait cette enfant, pour la tromper lâchement ? »

— Ne l’épouse pas ! répétait Rosseline.

— Pas ça ! dit-il lentement. Ça, non, je ne peux pas ! mais tout le reste, oui, si tu veux, tout !… tout, entends-tu ? Maintenant et après mon mariage, tout ce que tu voudras… tout !

Il se penchait sur elle, ardent. Elle le repoussa d’un bras détendu, furieux :

— Compte là-dessus, menteur ! La voilà, ton honnêteté ! Et ça parle des autres ! ça méprise Martégas ! ça me méprise, moi ! Ah ! je ne suis qu’une fille, — mais je n’en veux pas, de toi, à ce prix !… Sors d’ici, menteur ! sors d’ici !

— Rosseline !

Il restait là, l’air bête, les bras ballants, comme enchaîné d’une invisible chaîne incassable.

— Alors, promets que tu ne l’épouseras pas ?

— Pas ça ! non pas ça ! Ça, je ne peux pas…. Il en arriverait trop de malheurs à la fois ! je ne peux pas.

— Alors, prends garde à toi !

— Que feras-tu donc ?

— Je n’en sais rien. Va-t’en. Je t’aime, et je te veux, et je te chasse. Tu réfléchiras, tu obéiras ou sinon….

— Sinon ?

— Prends garde ! je ne réponds plus de moi…. Promets-tu ?

— Non !

Rosseline était hors d’elle. Orgueil humilié, passion dupée, jalousie bestiale, impatience devant les obstacles, tout se fondait en une grande haine qui lui venait pour celui qui était là ! Elle l’aimait à condition seulement qu’il servît ses instincts, qu’il lui fût asservi, obéissant, assimilé…. Et de tout cela, elle ne se doutait pas ; elle subissait passivement ses instincts.

Elle était, à ce moment-là, hideuse. Son visage démonté n’était plus qu’une face convulsive, aux plis tourmentés, bouche tordue, l’œil démesurément ouvert, lançant la colère….

Il fit mine de la saisir.

Elle prit ses ciseaux, serrés à plein poing :

— Va-t’en ! je te tuerais !

Elle se vengeait des violences de Martégas. Et puis elle se plaisait à le provoquer, lui, Jean.

Pourquoi ne la frappait-il pas ? Avait-il donc du sang de poulet ! Un lâche ! Il la faisait battre par d’autres !

— Va-t’en ! va-t’en ! cria-t-elle.

Il eut peur du scandale, se tourna vers la porte. Sur les rideaux rouges se dessinaient les vagues ombres mouvantes des passants. A la veille de son mariage, il fallait éviter le bruit. Il prit un ton de prière :

— Rosseline….

— Tu connais mes conditions. Si tu ne romps pas ton mariage….

— Eh bien ? dit-il, se redressant à la fin dans sa force d’homme ressaisie.

— Eh bien… nous verrons !

Elle hocha la tête d’un air de défi.

— Ah ! tu menaces tout de bon ? hurla-t-il.

Il leva les mains. Elle fut contente.

— Frappe ! mais frappe donc ! dit-elle.

Les mains de Jean ne s’abattirent point sur elle. Il les laissa retomber, et reprit froidement :

— Tu menaces ? tant mieux. Cela me décide à faire mon devoir. J’avais promis à ma mère de ne plus te parler : j’ai manqué à ma promesse aujourd’hui, mais ce n’est rien puisque je sors d’ici plus décidé que jamais à ne plus même te regarder !… jamais !… jamais !… jamais !

Il sortit. Une heure après, Martégas entrait.

— Tu ne sais pas ? lui dit-elle, j’ai changé d’idée. Arrange-toi seulement pour me venger de Pastorel… bats-toi avec lui, empêche-le, par les moyens que tu voudras, de faire le fier dimanche aux grandes fêtes des Arènes, de lui offrir, à elle, des cocardes et des honneurs, — et, alors… ce que je t’avais promis si tu lui prenais Zanette… je te le donnerai, tu entends ?

— Je ne demande pas mieux, dit le bouvier tranquillement. En attendant, donne-moi à boire.

C’était l’heure de l’absinthe. Des clients entraient….

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