Flammarion (p. 252-261).


XXIII

L’amour souffle où il veut


La mère de Jean avait raison de s’inquiéter. Toute cette apparence d’amour, de bonheur, de calme, n’était qu’une apparence, travaillée en dessous par un élément de trouble, de corruption, de mort. L’amour de Jean pour Zanette était bien vrai, mais n’était pas établi sur la terre ferme. On aurait pu le comparer à la trantaïère. La trantaïère, c’est, à la surface de certains marais de Camargue, une végétation saine, abondante, bien verte, bien réelle, charmante aux yeux, attirante. Les tiges des plantes d’eau se mêlent entre elles fortement, se nouent, se trament, forment enfin sur l’eau mouvante une surface solide aux regards, qui a l’aspect d’un terrain fleuri. Si vous vous y hasardez, elle vous porte, mais elle ondule, prête à fléchir, et il peut arriver qu’elle crève sous vos pieds, et, alors, adieu, mon pauvre homme ! L’homme est englouti. Il y a là-dessous l’eau trouble, obscure, un abîme…. Jean regrettait obscurément Rosseline.

D’abord, il avait ressenti, à la quitter, à la braver, le jour des fêtes aux plaines de Meyran, une joie de fierté : il était fort, et le faisait bien voir ; — une joie de vanité : il choisissait, pour la remplacer, celle qu’il voulait, la plus jeune, la plus mignonne, la plus jolie ; une joie de délivrance : il n’était plus l’esclave de la coquette, soumis à ses caprices, courant à cheval par tous les temps, toujours maltraité, toujours jaloux…. Quel repos !

Et, sincèrement, il s’était tourné vers Zanette, pour faire plaisir à sa mère autant que pour punir Rosseline, et aussi par goût personnel. Mais ce goût qu’il avait pour la fillette, il l’aurait eu pour toute autre fille aussi jeune et aussi gentille.

Ce qui avait surtout servi à le tromper sur ses propres sentiments, c’est la sensation que lui avait donnée la matinée du bain. Facilement, dans cette émotion matinale de lumière, de jeunesse, de lutte, devant la grâce et la pudeur surprises, Jean, envahi par un charme en parfait contraste avec la beauté de son infidèle, s’était cru amoureux. La gentillesse de Zanette, les amabilités du père Augias, les instances de la vieille mère surtout, lui avaient fait croire qu’il désirait passionnément une chose qui lui semblait désirable en effet et qui sans doute aurait pu le fixer, s’il n’avait pas eu dans sa mémoire le souvenir de joies passionnées, précises, de sensations déterminées qu’il regrettait tous les jours.

Il aimait en Zanette l’enfant, avec un désir viril et tendre de la protéger. Une fois, il la vit pleurer pour un chagrin pas bien gros. Il ne put supporter la vue de ce petit visage crispé et tout ruisselant de larmes. Le rude gardian se sentit le cœur faible et défaillant. Il aurait voulu prendre la peine de la petite. Il l’aimait donc bien !

Il aimait encore en Zanette toutes les filles aussi jolies et aussi jeunes que Zanette, il aimait en elle l’espérance d’un foyer où se reposer dans le contentement de lui-même, après les dures fatigues de son métier ; bref, il aimait en Zanette des idées, mais il aimait, en Rosseline, Rosseline elle-même et les fièvres de l’amour pervers telles qu’elle les lui avait données et non pas autres. Rosseline était une réalité d’amour, connue, et regrettée.

Oui, le bouvier dompteur de chevaux les regrettait, ces fièvres ardentes, tandis que le bon fils et le brave homme qu’il était, s’efforçait en vain de les oublier. Ainsi, moitié de sa propre volonté, moitié contraint par les circonstances, il en était venu à s’engager de telle sorte qu’il n’y avait plus à reculer. Il allait donc au mariage délibérément, mais sans beaucoup d’entrain.

Hélas ! de bonne foi il s’était cru guéri de sa passion pour Rosseline ; il s’était cru guéri, surtout, tant qu’il n’avait pas eu la permission d’embrasser Zanette chaque fois qu’il la retrouvait.

Ce baiser sur la joue qu’il avait vraiment désiré avant de le prendre, et qui, la toute première fois, le jour du plat de lentilles, l’avait charmé, il n’y trouvait pas maintenant la saveur, la vraie saveur d’amour. Une enfant ! une véritable enfant ! répétait-il à son tour après Martégas, mais avec des pensées bien différentes.

Il l’enlevait dans ses bras et la baisait au front comme une petite sœur…. Serait-ce jamais là une femme ? une femme pour lui ? pour l’amant de Rosseline, de Rosseline, la créature aux beaux bras solides, aux lèvres bien mûres….

Et les souvenirs lui vinrent en foule. Ce qu’il se rappelait bien, c’est que la seule approche, la seule vue de cette belle créature le bouleversait. « Ce quelque chose » qui sortait d’elle, de son regard, des plis de sa robe, faisait de lui ce qu’elle voulait. Et c’était irritant à la fois et délicieux. Sans doute il l’aimait bien, Zanette, mais c’était tout, tandis que de mystérieuses affinités, profondes, l’attachaient à l’autre….

Et puis, le temps, qui guérit tout à la longue, exaspère au contraire les passions, dans le commencement des ruptures. Zanette lui faisait faire un rêve d’amour trop chaste, trop timide, trop irréel. Au bout de quelques semaines, une fougue le prit, un plus violent regret des tourments passés, des injures suivies de caresses que lui prodiguait naguère sa maîtresse. L’honnête garçon se trouva malheureux, et sa mère le voyait bien.

— Sais-tu ? dit-elle un jour à Zanette, j’aime mon fils, mais peut-être plus encore j’aime l’honnêteté… Écoute, je suis venue te voir pour te dire des choses.

Zanette leva sur la vieille femme un regard interrogateur. La vieille, que l’âge pliait un peu, s’était en parlant redressée. Son menton large, carré, jetait une ombre dure sur son cou maigre et puissant. Les saillies que faisaient les plis de ses rides semblaient, sous sa peau de parchemin, des cordes tendues.

Et à brûle-pourpoint la vieille dit à la fillette :

— Tu n’es plus une enfant, puisque tu te maries. Tu n’as plus ta mère, je dois la remplacer. L’honnêteté avant tout. C’est le trésor des pauvres…. Il y a des choses qu’il faut que tu saches, afin que tu puisses te défendre. Tu les apprendrais par d’autres, par des méchants…. J’aime mieux te les dire. Sais-tu que mon fils avait, il n’y a pas longtemps, une maîtresse ?

— Oui ! dit Zanette qui rougit et pâlit tour à tour, oui, je le savais.

— Par lui ?

— Non.

— Et comment ?

Zanette alors conta à la mère de Jean sa rencontre avec Rosseline, la cocarde volée et jetée au ruisseau, l’intervention de Martégas, comment elle avait été poursuivie, tout enfin….

— J’ai bien fait de venir, dit la vieille. Il est nécessaire qu’il soit au courant de tout cela : je lui conterai tout…. Et je verrai bien ce qu’il me dira…. Il ne faut pas qu’on nous le reprenne ! Sois tranquille, on ne nous le reprendra pas. Je causerai avec lui et s’il faut, j’irai la voir, elle. Oh ! elle ne me fait pas peur !

Quand la mère de Jean raconta à son fils l’histoire de la cocarde, et Rosseline attaquant Zanette, il ne manifesta pas contre Rosseline la fureur d’indignation qu’attendait la mère ; il dit seulement d’un ton singulier : Ah ? elle m’aime encore !

— Jure-moi que tu ne la reverras pas.

Il pâlit, il hésita à répondre. Puis :

— Laissez-moi tranquille, mère. De quoi avez-vous peur, donc ?

— De rien, mais jure ! Peux-tu refuser ça à ta pauvre vieille ?… Jure, sur l’image des Saintes, que tu ne la reverras en aucun cas, pas même pour lui parler innocemment !

Et secouant la tête, elle ajouta :

— Je n’ai pas longtemps à vivre…. Si tu me fais ce chagrin de me refuser, tu le regretteras, moi une fois morte. Qu’est-ce que je te demande ? de t’engager à suivre ton devoir…. Il faudra bien que tu la fasses, cette même promesse, devant le curé !… Songe, si tu n’étais pas ce que tu dois, au malheur qui en sortirait ! Elle en mourrait peut-être, ta pauvre petite fiancée ! Tu la tuerais !

— C’est bon ! dit-il, vous avez raison. La pauvre innocente ! Je ne voudrais pour rien au monde lui faire peine ni souffrance…. Je jure de faire ce que vous voulez, acheva-t-il, prenant en homme sa résolution.

La vieille respira profondément, comme soulagée.

Elle croyait en son fils. Il est « tant brave ! » répétait-elle souvent.

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