Flammarion (p. 318-326).


XXVII

Le grand jour


Martégas était mort. Pastorel n’était blessé que légèrement. Avec l’aide de Notre-Dame-d’Amour, il fut vite guéri.

Et tout de suite, il parla de fixer le jour du mariage. Hélas ! le coup de couteau de Martégas lui semblait la meilleure preuve de l’amour brutal de Rosseline. Et il avait peur de lui-même ; il voulait être marié, être bien sûr que cette Rosseline ne pouvait plus empêcher le mariage, puisqu’il serait accompli ; être sûr de ne pas lui sacrifier la jolie Zanette, qu’il aimait vraiment, d’un autre amour, meilleur… et moins fort ! Surtout, il voulait contenter sa mère.

— Tu sais, Jean, tu m’as promis, le jour du mariage, de me prendre avec toi, en croupe, sur le Sultan ?

— Le jour du mariage, Zanette, c’est promis. Mais ce jour-là seulement ! Il est toujours terrible, sais-tu ? je ferai cependant ce que je t’ai promis. C’est un peu une folie. Mais je veux qu’à te voir sur une telle bête arriver en ville, devant Saint-Trophime, toutes les filles d’Arles meurent de jalousie !

Ce grand jour arriva. Comme ils se l’étaient promis, ils le firent : ils allèrent en Arles, dans leurs plus beaux costumes, tous deux montés sur le Sultan, suivis d’une troupe de gardians à cheval, en vestes neuves, la taïole aux reins, bleue ou rouge, visible sous le gilet, le petit feutre bien planté sur la tête, — et chacun ayant en croupe, sur son blanc camarguais, sa promise en bonnet d’Arlèse. Le père Augias, la mère Pastorel arrivaient ensuite avec quelques vieux, dans des carrioles. Cela fit un superbe cortège. Les gens d’Arles vinrent l’attendre sur le quai, à l’entrée du pont.

Quand le Sultan, quittant le pont, mit le pied sur le quai, Zanette, qui tenait son bras passé autour de la taille de son fiancé, vit tout d’abord, au premier rang des curieux, la belle Arlèse, blanche comme la dentelle de sa coiffe, les dents serrées, les lèvres minces, dardant sur Jean des yeux de braise. Et le petit bras de Zanette sentit avec douleur qu’un tressaillement avait, sous ce regard, secoué le beau gardian, son fiancé, son époux !… Puis, Rosseline regarda Zanette, et si ses regards eussent été des couteaux, ils l’auraient percée à mort !…

On se retournait, on accourait, pour voir passer cette troupe.

En tête, marchait Sultan qu’on suivait à distance respectueuse. Sur les petits pavés pointus des rues d’Arles, en quittant la lice pour aller à Saint-Trophime, le Sultan marchait de méchante humeur, avec ses pieds sans fer ; il y écaillait sa corne ; et de temps en temps, virant sur lui-même, il semblait valser.

— C’est, disait-on, sa danse de noce !

On avait, la veille, réglé toutes choses à la mairie ; il n’était plus question que de l’église.

Le vieux porche de l’église regardait venir cette cavalcade. On était en août, et il y avait des hirondelles au fond des trous de la pierre, entre les têtes des saints sculptés dans l’ogive. Les statues mutilées, sur la tête desquelles se perchaient des moineaux, revivaient au toucher des ailes…. Et les petits cris des moineaux et des hirondelles semblaient dire l’indulgence et la gaîté des vieux saints et du cloître antique, à la vue de cette jeunesse si gaie et si forte qui s’en venait pour des épousailles.

Tous les chevaux restèrent là, sur la place, gardés par des valets de ferme, venus aussi à cheval. Le Sultan, à part des autres, fut surveillé par un gardian ami de Pastorel ; il fut promené à la main, sur les lices, aux Aliscamps, et la ville entière vint l’admirer…. Rosseline osa l’approcher un peu, par côté, lui flatter l’encolure et même la croupe. Elle fut, pour cet acte de courage, admirée par les autres filles.

En riant, elle disait au cheval : — C’est un gueux, ton maître.

Pendant ce temps, dans l’église, Pastorel était bien distrait !

A genoux devant le prêtre, qui lui parlait de ses devoirs envers Zanette, sa femme, il pensait à Rosseline, sa maîtresse.

Rosseline l’avait ressaisi tout à l’heure, d’un regard. Il avait, sous le coup d’œil ensorcelé qu’elle lui avait lancé, frémi dans tout son être ; Zanette ne s’y était pas trompée.

Et voici qu’au moment solennel où il s’engageait à aimer Zanette, une enfant… une véritable enfant,… à l’aimer comme sa femme, à la protéger en toute occasion, toute la vie, voici qu’il s’effrayait, — se jugeant incapable de demeurer fidèle à un tel engagement ! Pour sûr, il irait encore à l’autre, à celle qu’il détestait d’amour, à celle qui l’attirait haineusement, et qu’il sentait bien la plus forte !… N’aurait-il pas mieux fait de ne pas se marier ?…

« A quoi bon ces pensées… c’est trop tard maintenant ! » se dit-il. Et il détourna son esprit de sa destinée ; il fit comme ceux qui, menacés d’une mort inévitable, ferment les yeux….

La cérémonie achevée, quand Pastorel voulut reprendre son cheval, la bête enragée résista. Elle refusa absolument de se laisser monter.

Habitué à ses folies :

— Nous verrons bien ! dit Pastorel, attendez-moi un peu, les amis, cinq minutes seulement.

Furieux de voir sa volonté mise en échec par son cheval, et ce jour-là, sous les yeux de toute la ville, Jean le prit par la figure et l’emmena vers le champ où se tient à l’ordinaire le marché aux chevaux, aux Aliscamps — dans l’allée sablonneuse et isolée que bordent les sarcophages antiques, près de la chapelle de Notre-Dame-des-Guerres, et de celle que Saint Trophime dédia à la Vierge encore vivante, c’est-à-dire à Notre-Dame-d’Amour, Deiparæ adhuc viventi.

Là, que se passa-t-il entre le cheval et le cavalier ? On prétendit que les vieilles rancunes du cheval syrien s’étaient tout à coup exaspérées. Jean était parvenu à le monter, mais l’animal furieux l’avait envoyé se briser les reins sur le couvercle anguleux d’un sarcophage. C’est là qu’on le trouva, évanoui, mourant.

Quant à Sultan, comme il s’en revenait au galop, entre les hauts peupliers, vers la ville, un forgeron qui passait, portant sur son épaule une clef de fontainier, un T de fer énorme, lança ce poids à la tête du cheval qui, frappé à l’épaule, s’arrêta net et fut repris par les gardians accourus.

Quand on vint chercher Pastorel avec une civière, il respirait encore. Il eut le temps de dire quelques paroles au prêtre qui l’avait marié, et qui lui donna l’absolution. On conduisit le jour même le corps de Jean Pastorel aux Saintes-Maries-de-la-Mer. Son cercueil s’y rendit, déposé dans un char à bœufs, et toute une longue journée, le char funèbre chemina dans le désert camarguais, sous un ardent soleil, suivi de Sultan sellé et bridé, accompagné des gardians qui entouraient la carriole de Zanette. Elle était assise près de son père, et toujours vêtue de la robe blanche qu’elle n’avait pas voulu quitter.

Elle avait le regard fixe. Ses yeux noirs disaient la stupeur. Elle ne pleura pas. Elle ne dit rien. Et de la voir ainsi, tous avaient peur, craignant la folie.


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