Notes sur l’éducation publique/Chapitre VI

Librairie Hachette (p. 76-95).

vi

l’humanité

La « notion terrestre » serait vaine si la « notion humaine » ne la venait compléter. À vrai dire, nous avons déjà vu l’humanité à l’œuvre. Le globe que nous venons d’étudier, ce n’est pas le globe primitif, livré à la seule action des forces naturelles, c’est le globe conquis et transformé par l’homme. Seulement, nos semblables ne se sont pas contentés d’explorer la terre et de l’exploiter. Ils se sont abandonnés à leurs instincts — les nobles, ceux qui les engagent à chercher le beau et le bien, et à approfondir indéfatigablement le problème de leur destinée — les brutaux, ceux qui les poussent à s’approprier le bien d’autrui et à accroître sans cesse leur pouvoir et l’étendue de leurs domaines.

Ces points de vue différents sont inséparables ; l’évolution artistique, littéraire, philosophique d’un peuple, son état social, c’est-à-dire sa conception de la famille, de la propriété, des rapports de l’individu et de l’État sont des faits aussi importants que ses conquêtes et beaucoup plus importants que les noms des chefs qui l’ont dirigé et des batailles que ceux-ci ont livrées. Quant aux dates, la peine qu’on prend et le temps qu’on dépense pour les fixer dans la mémoire pourraient avec avantage être appliqués à un autre objet. Il y a entre le monde matériel et l’humanité un lien réel, c’est la manière de mesurer le temps. L’année, nous l’avons vu, est quelque chose d’astronomique, de précis par conséquent et de fixe. Aussi est-il sage de tout rapporter aux années ou aux groupes d’années qui se nomment siècles, plutôt qu’aux « périodes » historiques qui constituent des divisions fictives, sujettes à discussion et propres à détruire toute proportion dans le temps, comme notre façon d’étudier la géographie la détruit dans l’espace. Mais qu’est-il besoin d’aller au delà et ne vaudrait-il pas mieux retenir une bonne fois dans quels siècles vécurent Lycurgue, Cyrus, les Gracches, Dioclétien ou Othon le Grand que d’apprendre les dates de leur naissance et de leur mort pour les oublier ensuite et être forcé, si l’on veut les retrouver, de recourir au dictionnaire ?

Ce que j’appelais tout à l’heure la « notion humaine », c’est-à-dire la notion de ce que les hommes ont accompli sur la terre, ne peut s’acquérir qu’à cette double condition de substituer autant que possible l’étude des collectivités à celle des individus et de diviser cette étude par siècles. Et ici encore je voudrais que la mappemonde demeurât présente pour que les points lumineux qui s’allument successivement sur le transparent historique ne concentrent pas l’attention de l’élève, au point de lui faire perdre le sentiment des grandes étendues où s’élaborent dans l’ombre les tragédies futures.

La présence de débris préhistoriques dans toute l’Europe, en Asie, en Afrique et la découverte, parmi ces débris, de dessins gravés sur des os de rennes géants ou de l’ivoire de Mammouth et représentant précisément ces grands mammifères antédiluviens, sont des faits d’une capitale importance. Ils témoignent que l’homme fut le contemporain de cette faune disparue et que déjà, en ces temps reculés, il s’était répandu sur une large portion de la surface terrestre et se distinguait, parmi le règne animal, par l’adresse de ses mains et les conceptions de sa pensée. Comment serait-il permis à un homme d’aujourd’hui d’ignorer cela ?

Après ce prologue le rideau tombe pour se relever à l’heure où, voici plus de cinquante siècles, l’empire chaldéen s’écroule de vétusté tandis que s’inscrivent, dans les annales égyptiennes, les premiers récits authentiques et les premières données certaines. Quelque trouvaille inattendue nous éclairera peut-être un jour sur la lente et silencieuse transformation qui fit du rude sauvage tapi dans les cavernes et vivant des produits de sa chasse et de sa pêche, l’habitant déjà policé des mystérieuses cités chaldéennes.

Puis paraissent et grandissent Babylone, Ninive, Mycènes, Jérusalem, Tyr et Sidon, pendant qu’à l’autre bout du monde asiatique, Wou-wang, fondateur de la troisième dynastie chinoise, soumet à la condition de simples vassaux les chefs de tribus, jusque-là presque indépendants. Chacune de ces communautés primitives vit d’une vie à elle, a son caractère propre, ses tendances particulières ; chacune nous a laissé quelque trace de son passage. La formidable architecture égyptienne a défié les âges ; si les Assyriens n’ont pu rien élever de durable, nous sommes à même pourtant de reconstituer, par la pensée, leurs longs palais de briques crues, aux toits plats, gardés par des taureaux ailés et ornés de bas-reliefs d’albâtre. Rien de matériel n’a survécu de la Jérusalem de Salomon, mais par ses livres saints le peuple hébreu nous a transmis, avec une littérature grandiose, le récit de ses vicissitudes et la connaissance de son long effort vers le monothéisme et c’est aussi par des monuments intellectuels, par les Vedas, le code des lois de Manou et l’Avesta, que nous ont été révélées la Perse et l’Inde antiques. Les peintures des tombeaux égyptiens témoignent que, dès les temps les plus anciens, les habitants de la plaine du Nil surent labourer, semer, moissonner, travailler les métaux, fabriquer de la faïence et de l’émail, tisser de la laine et du lin. Dans les tombeaux mycéniens ont été trouvés des objets précieux, produits d’un art déjà avancé. La Chine s’enorgueillit d’avoir sur beaucoup de points précédé l’Occident dans les voies de la civilisation et la précision de certaines données de l’astronomie chaldéenne est faite pour nous surprendre. Par ailleurs le droit féodal, qui plus tard régira l’Europe, est déjà né et nous assistons, à Sparte, sous Lycurgue, à la première tentative de gouvernement par le socialisme d’État. Sur tous ces faits si suggestifs, si pleins de réflexions et d’enseignements, il est impossible de fixer de jeunes esprits auxquels on veut imposer, en même temps, la chronologie impitoyable des rois d’Israël et de Juda et les généalogies de peuples et de dieux que la fertile imagination des Grecs s’est complu à dresser.

Et dès que Rome sera fondée, petit village ignoré et pauvre, végétant tristement dans un site malsain et peuplé de quelques bandes de montagnards sabins et d’aventuriers étrusques, c’est sur les scènes inintéressantes dont elle est le théâtre, qu’au nom de sa grandeur future, on va faire converger l’attention de l’élève, au lieu de la diriger sur la Phénicie par exemple, cette étonnante Phénicie, resserrée sur son étroit territoire, dans ses villes aux maisons de huit étages et dont les fils, navigateurs sans peur et commercants infatigables, ont laissé jusqu’en Scandinavie les traces de leurs entreprises. N’ont-ils pas d’ailleurs inventé cette écriture phénicienne qu’on retrouve au fond de tous les alphabets, juif, grec, italique, étrusque, ibérique et même runique, en sorte qu’on peut dire, avec M. Seignobos, qu’ils ont appris à écrire au monde ?

Un autre oublié, c’est le peuple perse. Nous voyons bien Cyrus renverser à Sardes le trône de Crésus et à Babylone celui de Balthasar, son fils Cambyse conquérir l’Égypte, sortie florissante du long règne d’Amasis, Darius, enfin, entreprendre une série de conquêtes qui firent de l’Inde occidentale une satrapie persane et menacèrent, un moment, l’indépendance hellénique. Mais est-ce bien au génie de ces princes qu’il faut attribuer de tels exploits ? N’est-ce pas plutôt à la supériorité morale de ce peuple de montagnards, supériorité qui frappa les Grecs, conquit Alexandre, inspira à Xénophon sa Cyropédie et fit dire à Diodore que « la poignée de main d’une Perse est le gage le plus certain d’une promesse » ? Et cette supériorité morale, peut-on la comprendre si l’on ne sait rien des doctrines de Zoroastre, de sa loi morale empreinte d’un doux stoïcisme, basée sur l’horreur du mensonge et la pureté de la vie, mais proclamant en même temps l’allégresse de l’action et la sainteté de la lutte ?

On ne peut dire, assurément, que, dans nos programmes d’enseignement, la Grèce soit négligée. Nous sommes à cet égard, pour nos collégiens, des guides consciencieux : nous les promenons longuement à travers les ruelles de l’histoire grecque, comme nous les promenons ensuite à travers les esplanades latines. Quand pourtant songeons-nous à leur expliquer le rôle que la Grèce a joué dans le monde et comment l’hellénisme fut un état d’esprit, tandis que la domination romaine fut un fait ? Savent-ils de quoi se composait un État grec ? Il y en eut plus d’un millier, tous indépendants les uns des autres, sans compter Sparte obstinément dorienne et demeurée particulariste à travers les siècles. Les plus grands avaient peut-être 300 000 habitants, comprenaient une ville, une plage, un port, quelques villages ; ils se multiplièrent dans l’archipel, dans la mer Noire, sur les côtes de la Turquie actuelle, de l’Afrique, de la Sicile, de la France et de l’Espagne. Dans l’Italie du Sud, leur nombre fut tel que le pays s’appela la Grande Grèce. Entre eux la paix fut rarement durable, l’entente jamais profonde ; ils ne cessèrent de s’attaquer ; la seule guerre du Péloponnèse dura vingt-huit ans et s’étendit de la Sicile à l’Asie Mineure ; leur politique extérieure n’eut aucune suite, fut toute en heurts et en caprices ; à l’intérieur, les révoltes et les cabales se succédèrent presque sans interruption ; Corinthe renversa et restaura ses oligarchies ; Athènes passa des lois sages de Solon à la tyrannie éclairée de Pisistrate, puis au despotisme de ses fils pour revenir à la liberté ; Agrigente et Syracuse furent tour à tour gouvernées par des « tyrans » et par des collectivités aristocratiques. L’expérience, d’ailleurs, ne corrigea jamais les États grecs, puisqu’ils se montrèrent impuissants à faire vivre cette Ligue achéenne dont le fédéralisme démocratique semblait convenir si bien à leur tempérament politique. Tout cela n’empêcha point l’hellénisme de se répandre et de s’affirmer par la similitude des institutions, par le commerce, par les lettres et les arts, par une façon uniforme de vivre et de penser. L’histoire grecque, envisagée sous cet angle, prend son véritable aspect et sa véritable durée ; elle englobe l’empire d’Alexandre, pénètre l’empire romain, y survit, s’inféode enfin à l’empire byzantin et prend fin avec lui.

Entre temps, en Égypte sous les Ptolémées, à Pergame, sous Attale, des foyers d’hellénisme se sont allumés. Au premier siècle avant Jésus-Christ, Athènes, Rhodes et Alexandrie brilleront encore du plus vif éclat ; le génie grec, dans les siècles suivants, donnera un Plutarque et un Épictète, et c’est en grec que Marc-Aurèle rédigera ses maximes. Mais une histoire ainsi faite d’art et dépensée peut-elle se conter, sans qu’une large place soit faite aux artistes et aux penseurs qui l’ont illustrée ? L’analyse, plus ou moins serrée, des chefs-d’œuvre d’Homère, d’Eschyle, de Sophocle, d’Euripide, d’Aristophane, de Démosthène, de Socrate, de Platon, de Phidias, de Praxitèle en sera le complément obligatoire. La beauté littéraire de l’Iliade, la beauté architecturale du Parthénon, la beauté morale d’un dialogue de Platon ne dépassent nullement la compréhension d’un garçon de treize ou quatorze ans ; et, s’il en était ainsi, autant vaudrait renoncer à lui parler de la Grèce, car en parler en dehors de l’hellénisme, c’est lui en donner l’idée la plus fausse et déposer en lui le germe de multiples erreurs.

Assurément, l’épopée d’Alexandre mérite qu’on s’y arrête, et plus longuement même qu’on ne le fait dans nos collèges. Les victoires du Granique et d’Issus, la prise de Tyr, l’occupation de l’Égypte et la fondation d’Alexandrie, la conquête de la Perse et de l’Afghanistan, le passage de l’Indus, les travaux gigantesques entrepris à l’embouchure du fleuve, puis le retour triomphal à Babylone et la mort prématurée du héros à 32 ans, au seuil de vastes projets, au centre d’un empire colossal qui s’étendait en arc de cercle autour de la Méditerranée et touchait, vers l’Orient, aux sources du Gange, tout cela ne rappelle-t-il pas en plus énorme, en plus frappant, Austerlitz, Iéna, le camp de Boulogne et la retraite de Russie, Waterloo et Sainte-Hélène, — en plus solide aussi, car bien qu’il se soit créé en 12 ans, l’empire mettra 50 ans à se désagréger complètement. Mais si de tels exploits valent d’être contés et prêtent à une intéressante revue de l’état de monde asiatique au ive siècle, n’est-ce pas travestir l’histoire que de donner à ce grand mouvement l’absurde qualificatif de macédonien ? Parce que l’outil de ses débuts fut une petite armée solide et aguerrie, formée par son père Philippe avec les rudes habitants à demi barbares des vallées macédoniennes, Alexandre n’en fut pas moins un Grec, élève d’Aristote, imbibé de littérature grecque, passionné pour tout ce qui a formé le génie grec. Lorsqu’il eut conquis la Perse, le génie persan le conquit à son tour ; il se laissa aller à une adoption un peu servile des coutumes suivies, des idées en usage chez ceux qu’il avait vaincus. Son empire n’en fut pas moins le triomphe de l’hellénisme et le résultat le plus clair de ses victoires fut d’helléniser l’Orient. Lorsque ses généraux se partagèrent cet empire, il en sortit les royautés grecques de Cassandre en Macédoine, de Séleucus à Babylone, de Lysimaque en Thrace, d’Antigone en Asie, de Ptolémée en Égypte.

Si l’on ne peut comprendre l’hellénisme en le séparant des lettres et des arts, qui en furent comme la moelle, on ne peut davantage comprendre la puissance romaine en la séparant des lois qui en furent le piédestal, de l’organisation politique qui en fut l’instrument, de l’esprit de discipline qui en constitua le ciment et que la Rome païenne légua ensuite à l’Église. Ce ne sont pas les légendes de la royauté ni même le récit des premières conquêtes de la République et des interminables guerres puniques qui en donneront une idée précise : ce seront plutôt la constitution rigide et sévère de la famille, le culte étroit et formaliste, l’administration stricte et pesante : tout cet édifice s’élève pièce à pièce, laborieusement et nous le désignons en général sous des termes impropres. Le terme de république perd vite sa signification, celui d’empire est long à prendre la sienne. Sans doute, au temps où le père de famille exerce sur les siens sa redoutable autorité et, peu soucieux des muses, enseigne à ses fils la sobriété, le silence et la modestie, au temps où les citoyens votent librement pour des magistrats intègres et s’équipent à leurs frais pour composer la légion, il existe une république, patricienne il est vrai, peu démocratique et dure aux plébéiens lesquels, plusieurs fois révoltés, tentent de la confisquer à leur profit. Mais plus de cent ans avant sa chute, cette république ne vit plus que de nom et la faible résistance du Sénat est impuissante à la sauver.

Le peuple romain s’est transformé. Il vivait de la petite culture : quand arrivent les grains de Sicile et d’Afrique, le blé tombe à bas prix ; les laboureurs vendent à de grands propriétaires qui font de l’élevage et emploient d’innombrables esclaves. Ces paysans ruinés envahissent Rome où se trouvent aussi les affranchis, Grecs, Syriens, Égyptiens, Africains, Espagnols, Gaulois, — populace qui finit par conquérir le droit de vote, à laquelle on donne des spectacles, des repas, dont on achète même les suffrages. En même temps l’armée se transforme. Marius commence à admettre dans les légions des indigents qui s’enrôlent pour vingt ans, se rengagent ensuite avec une solde plus forte, deviennent des vétérans, et ne connaissant plus ni la loi, ni le Sénat, ne sont dévoués qu’à leur général. Pendant un siècle, les Romains vivent au milieu des émeutes et des guerres civiles entre Marius et Sylla, Pompée et Sertorius, César et Pompée, Brutus et Antoine, Antoine et Octave. Ce n’est pas seulement le rétablissement de l’unité qu’on salue en Octave devenu, sous le nom d’Auguste, le maître du monde, c’est surtout et avant tout l’établissement de la Paix, Pax Romana : un terme qu’il faut aussi définir, celui-là, parce qu’il explique la longue puissance d’un empire dont le centre est irrémédiablement corrompu et dont les chefs sont trop souvent des hommes vulgaires, indignes de la pourpre que le hasard d’une adoption ou une popularité de mauvais aloi ont jetée sur leurs épaules. La cité romaine a été dégradée par les peuples qui en ont forcé l’entrée, mais l’empire est heureux ; le monde jouit de la sécurité, de l’ordre, de la perfection de l’organisation matérielle. Les lieutenants et les intendants impériaux sont souvent des hommes distingués ; la vie municipale subsiste d’ailleurs, presque intacte ; la pensée et la foi sont libres ; les chrétiens seraient libres comme les autres et le Christ prendrait rang dans le Panthéon si ses disciples voulaient dans leur culte faire une place, non point aux idoles, mais à l’empereur, idole vivante.

Aux frontières est l’armée, une armée de 400 000 hommes environ, pour en garder 80 millions : c’est peu, mais c’est assez, car dans l’empire, personne ne songe à se révolter. Les Grecs ne se sentent point opprimés ; ils ne gouvernent pas, mais ils règnent véritablement par le langage, par les modes, par tous les raffinements de l’esprit auxquels les Romains, longtemps insensibles, ont fini par se prendre, en même temps que leur contact avec l’Asie leur donnait le goût du luxe et des raffinements matériels. Ici encore, il faudrait faire la place de la pensée et de l’art latins : comme écrivain et comme philosophe, Cicéron a droit à une place à part, mais comment comprendre ce grand opportuniste si on l’étudie en dehors des circonstances qui ont soutenu ses aspirations et orienté son talent ? L’Énéide, d’autre part, et le Carmen sæculare gagnent singulièrement en intérêt lorsqu’on se reporte à l’heure où Virgile prit la plume pour composer son poème, sept ans après Actium, dans la lune de miel d’un pouvoir qui n’était encore que le cumul de toutes les charges et de toutes les dignités passées — et aux fêtes inoubliables pour lesquelles, peu après, Horace écrivit son chant triomphal. C’est aussi l’heure de connaître la « Germanie » de Tacite…

Voici venir, en effet, les « Barbares » ; mais ces mots désignent mal les fortes races qui, déjà touchées par la civilisation romaine en Gaule et bientôt en Grande-Bretagne, guerroyaient dès le temps de Darius contre les Perses et dont l’empereur Chi Hoang Ti crut préserver la Chine en élevant sa fameuse grande muraille. Ce que nous appelons « l’invasion » des barbares dura deux siècles, s’opéra par bandes de compagnons réunis autour d’un chef ; ils ne détruisirent pas la civilisation par la prise ou le sac d’une ville (c’est une idée fausse, malheureusement très répandue) ; mais ils l’affaiblirent en s’installant au milieu d’elle. La seule faiblesse de l’administration romaine fut de ne pas assez ménager les deniers des propriétaires et surtout des propriétaires urbains ; l’impôt s’en allait à Rome alimenter le budget impérial ; les riches devaient tirer de leur poche de quoi le compléter, lorsque la somme fixée n’était pas atteinte, et en tout cas de quoi payer au peuple les fêtes auxquelles, à l’instar de Rome, il s’était accoutumé. Un tel régime a vite fait de ruiner un pays et de le dépeupler. Les barbares prirent la place des impériaux sur les terres vacantes et dans les rangs de l’armée : tantôt, ils s’imposaient par la force, tantôt, ils faisaient agréer leurs services comme alliés. Toujours plus nombreux, ils laissèrent les écoles, les théâtres, les bains tomber en ruine et les villes romaines des frontières devinrent parfois de rudes bourgades fortifiées où l’on ne savait plus pratiquer en temps de paix que les travaux manuels. Pendant ce temps les Bourguignons s’établirent sur le Rhône et la Saône, les Visigoths s’emparèrent des provinces situées entre les Pyrénées et la Loire et bientôt d’une partie de l’Espagne, où les suivirent les Vandales que Genséric conduisit ensuite en Afrique. Au nord de la Loire, circulaient les Francs qui se fixèrent, avec Clovis, autour de Paris : rien de durable pourtant ne se fonda en Gaule par suite de la coutume du morcellement, du partage égal, qui ruina la monarchie de Clovis et celle de Clotaire et démembra de même l’empire franco-germanique édifié par Charlemagne.

Nous négligeons, en général, de nous apercevoir qu’Haroun-al-Raschid fut le contemporain de Charlemagne. L’empire arabe est oublié comme l’empire perse et avec plus de dommage encore, puisque la Perse, de nos jours, n’est plus qu’un petit royaume que se disputent l’influence russe et l’influence anglaise, tandis que l’islamisme, toujours puissant, pose, sinon en Turquie, du moins en Afrique, des problèmes d’avenir. Au viiie siècle, non seulement de Bagdad à Cordoue, la domination des Arabes est ininterrompue, mais leur langue et leur civilisation ont remplacé la langue et la littérature helléniques ; ils s’en sont appropriés les richesses ; c’est chez eux que les études profanes se sont réfugiées ; ils paraissent surtout aptes à faire progresser les sciences et les arts pratiques, l’agriculture et l’industrie. Nous leur devons des progrès dans toutes les branches de la culture et de la fabrication : lin, mûrier, riz, orange, citron, sarrasin, café, coton, canne à sucre, maroquinerie, soieries, mousselines, velours, verres, glaces, papier, sucre, acier, tout cela nous vient d’eux en même temps que des connaissances nouvelles en algèbre, en trigonométrie, en médecine et en chimie.

Si l’empire arabe est oublié, l’empire germanique, établi par Othon le Grand, reste d’un bout à l’autre de son histoire, inexpliqué ; c’est qu’ici les chronologies deviennent plus touffues ; la liste des batailles, les noms des individus suffiraient à remplir un dictionnaire : les croisades et les contacts si pleins de lointaines conséquences qui en résultèrent, le régime féodal importé de France en Angleterre et en Italie par les Normands, les chartes urbaines arrachées aux seigneurs par les bourgeois des villes, l’organisation des métiers, les villes libres de Lombardie et d’Allemagne, Venise et la Hanse Germanique, la formation et le perfectionnement de la langue tudesque et de la langue romane, l’art gothique, la scolastique et les romans, la corruption de l’Église et sa réforme par Grégoire vii, le schisme grec, la fondation et l’influence des ordres réformés, la naissance des libertés parlementaires en Angleterre et de la centralisation en France, donnent pourtant une notion autrement vivante, autrement profonde, autrement exacte, de ce qu’est l’activité humaine au moyen âge, que les pérégrinations des seigneurs et les exploits des monarques.