Notes sur l’éducation publique/Chapitre V

Librairie Hachette (p. 55-75).

v

la terre

La terre fait partie du système solaire qui fait lui-même partie du système universel. C’est sur ce prodigieux mécanisme qu’une attention novice peut être le plus aisément attirée. Les spectacles de la nuit nous en rappellent quotidiennement l’existence ; la simplicité d’ailleurs, en égale l’ampleur. Il n’y a pas d’auditoire, si peu développé soit-il, auquel vous ne puissiez faire saisir du premier coup les fondements de l’astronomie et qui ne soit aussitôt captivé par l’exposé que vous lui en ferez.

En face des abîmes infinis du monde sidéral, nos mesures habituelles n’ont plus aucune signification. Qu’est-ce qu’un mètre ? Qu’est-ce qu’une lieue ? Une unité nouvelle devient nécessaire ; ce sera l’espace que la lumière franchit en une seconde. Or cet espace est de 77 000 lieues et aucune étoile de première grandeur ne peut nous envoyer ses rayons en moins de trois ans. Les nébuleuses sont des amas d’étoiles ; les étoiles sont des soleils, semblables au nôtre et retenant autour d’eux un cortège d’invisibles planètes. Parmi ces soleils, il en est de doubles, de multiples, de colorés, de variables aussi dont l’éclat et la coloration subissent des modifications périodiques. Leur nombre est incommensurable, les distances qui les séparent défient l’imagination et tous ces astres sont animés d’un mouvement incessant et maintenus dans une harmonie permanente. Sans crainte, on peut citer des chiffres ; les chiffres astronomiques ont une vertu singulière ; leur formidable puissance n’écrase point. Ils comportent, d’ailleurs, les leçons les plus diverses : la poésie qui s’en dégage surpasse assurément toutes les créations de l’esprit humain, sans que cette poésie ait rien de trouble ou de maladif ; ils revêtent, d’autre part, la précision des sciences exactes et aboutissent néanmoins à d’insondables mystères. Ainsi, ils enseignent à la fois l’action et la modestie, la possibilité de progresser indéfiniment dans la recherche du vrai et l’impossibilité de surprendre la vérité totale ; aucune science ne place en un relief plus saisissant cette double loi du travail humain dont nous sommes trop portés à ne point tenir compte, oubliant tantôt un terme et tantôt l’autre.

Pour tous ces motifs, l’astronomie est le véritable vestibule de l’instruction secondaire qui, au seuil de l’édifice pédagogique, ouvre sur toutes les salles et prépare le regard à la vue de ce qui s’y trouve. Elle contient, pour l’esprit, le germe d’une heureuse discipline, dont les études littéraires bénéficieront aussi bien que les scientifiques ; elle crée enfin, pour le jugement, un cadre solide : le cadre même de l’univers.

Après cet aperçu d’un si grandiose ensemble, l’attention est ramenée naturellement vers le globe terrestre qui en fait partie et qui constitue, pour l’homme, le domaine dans lequel s’enferme son activité matérielle. Toute petite, imperceptible par rapport à l’immensité du monde sidéral, la terre grossit démesurément dès que nous l’envisageons par rapport à nous-mêmes. Alors, sa circonférence de 40 000 kilomètres, sa superficie de 500 millions de kilomètres carrés nous dominent et nous écrasent. La proportion a changé On parle de leçon de choses ; en voilà une, singulièrement suggestive et impressionnante !

Ce globe se meut et ses mouvements règlent notre vie : sa translation autour du soleil engendre les saisons, sa rotation sur lui-même, la succession des jours et des nuits. À l’étude de ces phénomènes très simples, il faut se garder de mêler l’histoire des grandes découvertes : ce n’est pas le moment d’insister sur les longues ignorances des ancêtres et de conter comment Copernic au xvie, Keppler au xviie siècles, ont aperçu et proclamé la vérité. Mais ce qui est plus fâcheux encore, c’est de mêler à la notion réelle de la sphéricité de la terre ou à celle de son aplatissement polaire, la notion artificielle des solstices et des équinoxes, de l’équateur, des tropiques et des méridiens. Ces données, cérébralement, ne s’accordent point. Sur la surface terrestre, encore vierge et associée tout entière, dans le jeune esprit qu’il s’agit de former, à l’idée des forces naturelles, vous inscrivez les lignes fictives, les points conventionnels dont l’usage a été suggéré à l’homme par des siècles d’expériences, de déboires et de tâtonnements : invention géniale à coup sûr mais l’une des moins spontanées, des plus complexes parmi celles que relatent les annales du progrès humain. À chaque instant, dans vos explications reviennent ces mots : supposons que ainsi avant de rien savoir, voilà vos élèves aux prises avec cette délicate serrure du raisonnement scientifique, l’hypothèse.

Oh ! ils comprendront ! Ils comprendront la manière de dresser les cartes, les échelles, la projection de Mercator ; ils sauront dire quelle heure il est à San Francisco quand il est midi à Paris, évaluer en milles marins la distance à vol d’oiseau entre Zanzibar et Batavia, énumérer les régions comprises dans la zone tempérée et les villes situées sur le méridien de Singapour. Tout cela, ils y réussiront sans se donner trop de mal. Seulement, un petit brouillard très léger aura commencé de se former dans leur cerveau et je pense que c’est de la réunion de beaucoup de petits brouillards semblables qu’est fait le nuage dont nous déplorions tout à l’heure l’étendue et l’opacité.

Notez que quelques coups d’œil jetés sur la mappemonde suppléeraient à cet enseignement. La mappemonde, il est vrai, est d’un emploi peu fréquent ; on ne se rend pas compte qu’elle seule peut donner à l’élève ce que j’appellerai la notion terrestre ; les cartes planes sont complètement destructives de cette notion, puisqu’elles indiquent la position d’un point par rapport à un autre, jamais par rapport à l’ensemble. Si donc vous faites usage de la mappemonde, ces choses s’infiltreront d’elles-mêmes dans l’esprit. Les points cardinaux, les zones, la longitude, la latitude appartiennent à la catégorie des données que le regard, pour ainsi dire, acclimate dans l’esprit et qui perdent leur clarté dès qu’on entreprend d’en faire un exposé scientifique. Quand il en sera d’ailleurs à la navigation, l’élève saisira immédiatement la nécessité de points de repère conventionnels sur les océans uniformes et mouvants. Ce qui ne le frappait pas jusque-là lui deviendra aussitôt compréhensible. Combien de connaissances nos méthodes actuelles rendent complexes et obscures rien qu’en les présentant mal à propos, en les enveloppant d’explications intempestives et de classifications maladroites !

Combien d’autres sont passées sous silence et ne figurent pas à la place que leur assigneraient l’ordre naturel et la logique. Certes, après le tableau du monde sidéral, de ses profondeurs infinies et de son ordre éternel, rien n’est mieux fait pour captiver les imaginations, pour déposer dans de jeunes esprits le germe de pensées utiles et de réflexions fondamentales que le grand drame géologique d’où est issu le relief actuel du sol. Mais c’est à la condition de n’en pas mettre tous les acteurs sur le même rang, d’écarter les énumérations barbares, de ne point prononcer les mots de cambrien, de silurien, de trias, de jurassique, de crétacé, sur lesquels la mémoire ne s’exerce qu’au détriment de l’intelligence, de ne point se perdre dans les complications du métamorphisme. Qu’importe que le granit soit une roche cristalline composée de feldspath, de quartz et de mica et qu’il y ait différentes espèces de granitoïdes ? Il suffit de savoir la différence entre la formation neptunienne et la formation plutonique, celle-ci répandue en couches stratifiées sur les quatre cinquièmes du globe, celle-la représentant les jaillissements de la masse ignée. Passez rapidement sur les terrains secondaires ou tertiaires et insistez sur les terrains de transport, provenant de cette période diluvienne qui constitue, pour l’humanité, le tréfonds des âges et dans le drame de la création est un des derniers actes, le plus récent avant celui qui se joue sous nos yeux. Le globe ensuite a commencé de se refroidir bien lentement, puisque sa croûte solide est encore de si faible épaisseur. Les filons métallifères, les coulées de lave, de basalte, de granit ont rempli les crevasses du sol où se sont d’autre part emmagasinés les grès, les ardoises, les craies, les calcaires, les argiles, la houille surtout de formation si étrange et devenue la clef de voûte de l’industrie moderne ; et mêlés à ces matières, les débris fossiles des végétaux ou des animaux, à l’aide desquels peuvent être reconstituées les flores et les faunes disparues. Peu à peu les continents ont émergé ; des soulèvements, des dislocations, des plissements de l’écorce terrestre ont produit les montagnes ; de grands courants ont creusé les vallées ; des volcans ont livré passage à la poussée incandescente…

Tel est, en raccourci, le thème d’une série d’inoubliables leçons qui familiarisent l’esprit avec la conception de l’action lente et ininterrompue des forces naturelles, avec l’idée des richesses que recèle la terre, richesses qui n’ont point de valeur en soi et qui en prennent par l’intelligence, le travail et la persévérance de l’homme. Pour simples qu’elles soient, de telles pensées valent pourtant qu’on y insiste ; elles constituent les pierres d’attente de la philosophie pratique à laquelle, sous peine de stérilité, l’enseignement secondaire doit aboutir.

Après la terre et le feu, l’air et l’eau. Le globe est entouré d’une atmosphère, indispensable à la vie physique des êtres. On en connaît approximativement l’épaisseur : on en connaît aussi la composition, du moins les éléments principaux, car, hier encore, on y découvrait des éléments accessoires, non soupçonnés jusqu’alors. La pénétration de l’air par les rayons solaires est la base de nombreux phénomènes atmosphériques dont l’étude nécessite une incursion dans le domaine de la physique, comme l’analyse de l’air en a nécessité une sur le terrain chimique. La formation du brouillard et des nuages, la chute de la pluie, du grésil, de la neige, de la grêle, supposent connues la congélation, l’évaporation, la condensation, la saturation, la force élastique des gaz, la pesanteur… dont la démonstration est ici à sa vraie place et prend tout l’intérêt qui distingue un fait naturel d’une expérience de laboratoire. De même, le régime des vents implique la connaissance de la pression atmosphérique et du baromètre qui sert à la mesurer.

Ces données, combinées avec celle du relief et de la position d’une région, permettent d’en déterminer le climat. C’est encore le doigt sur la mappemonde, qu’on peut le mieux comprendre pourquoi la limite des neiges éternelles est à 5 000 mètres sur le Kilimandjaro, lorsqu’elle s’abaisse à 2 500 mètres dans certaines parties des Alpes et à 1 500 mètres sur les montagnes de Scandinavie — pourquoi les montagnes Rocheuses, les Andes ou l’Himalaya, en arrêtant les nuages et en supprimant les pluies, ont formé les déserts d’Utah, d’Atacama et les plateaux desséchés du Thibet — pourquoi les alizés du nord, en chassant les nuées venues de l’océan, entretiennent en Afrique la nudité saharienne. Un tracé de lignes isothermes est utile à montrer, non qu’il faille se rappeler les points par où passent ces lignes, mais parce que la vue de leurs irrégularités permet de se rendre compte des multiples circonstances qui peuvent influer sur les climats.

L’étendue des mers et leur profondeur sont des faits surprenants. Elles occupent une surface trois fois plus grande que celle des terres. Le Pacifique, à lui seul, représente un tiers du globe. Quant à la profondeur, le long des îles Kouriles, le fond n’a pas été atteint par 8 500 mètres. La composition chimique de l’eau de mer, la houle, les vagues dont la hauteur varie entre 5 et 15 mètres, les marées, les banquises, les glaces flottantes, les grands courants, tels que le Gulf-Stream ou le Kouro-Sivo et les courants secondaires, sont des sujets de leçons qui prêtent à des développements suggestifs, à des aperçus ingénieux et variés. La circulation de l’eau est une odyssée merveilleuse. Le soleil qui la prend à l’océan, la rend purifiée à la terre où elle s’emmagasine ; sur les sommets, elle forme les glaciers ; dans le sol, elle se répand en ruisseaux ou en étangs souterrains ; si des matières étanches lui barrent la route, on la voit sourdre à la surface et voilà une rivière ou un fleuve ; à moins qu’emprisonnée de toutes parts à des niveaux différents, elle n’attende que le génie de l’homme, en creusant un puits artésien, ne lui rende la liberté. Les lois de l’équilibre des liquides et du niveau d’eau trouvent ici leur application.

La description du cours des fleuves, des différentes lignes de partage qui les séparent, des lacs qu’ils traversent, des alluvions qu’ils déposent, des érosions qu’ils produisent, des rivages auxquels ils aboutissent, achève de préciser la configuration des continents. Toute cette portion de l’enseignement se complétera avantageusement par ce qu’on a si bien nommé « l’enseignement par l’aspect » c’est-à-dire par l’usage des vues photographiques et surtout des projections lumineuses : amélioration réalisable à peu de frais dans la plupart des établissements scolaires. Une simple vue du grand cañon du Colorado rendra les effets de l’érosion plus compréhensibles que des explications savantes ; il en sera de même pour un névé, une moraine, l’étiage ou la crue d’un cours d’eau, les falaises ou les dunes d’une côte.

Pourquoi faut-il qu’un bachelier connaisse la botanique et ignore les premières notions d’agriculture ? Mystère profond. Je ne sais pas combien l’univers renferme de jardins botaniques, mais je sais qu’en France, par exemple, l’agriculture occupe 22 millions d’habitants soit les deux tiers de la population, que la valeur annuelle des produits agricoles est d’environ 6 milliards, que la plus légère augmentation de rendement — mettons 60 litres par hectare — se traduirait par un bénéfice de 70 à 80 millions… Ce sont là des chiffres significatifs. Il ne faut pas craindre d’abuser de ce genre de statistique qui joue dans l’enseignement le même rôle que le « trait de force » en dessin, c’est-à-dire qu’il accentue le relief, les proportions et les distances.

Sans doute, il est nécessaire d’être initié de bonne heure à la vie des plantes, de savoir comment les racines servent à pomper dans le sol les liquides nécessaires à la nutrition des tissus, comment par ses feuilles le végétal respire en quelque sorte et rend l’eau dont la sève doit se débarrasser ; sans doute, il est utile de pouvoir distinguer dans l’arbre la moelle, les fibres et l’écorce, de connaître la circulation de la sève, la reproduction, la bouture et la greffe. Mais il ne l’est pas moins de pouvoir distinguer ensuite le métayage du fermage, et de savoir en quoi consistent le drainage et les assolements, à quoi servent les charrues, les herses, les faneuses, les batteuses, de quoi se compose un sol arable et comment, si l’azote, l’acide phosphorique, la potasse ou la chaux font défaut dans ce sol, on peut y remédier au moyen des engrais : engrais verts, engrais marins, engrais minéraux…, etc. On n’est pas un ingénieur agronome, même en espérance, parce que l’on possède ces notions élémentaires. Et il conviendrait d’y ajouter encore quelques données sur les différents modes d’exploitation forestière et sur les différentes sortes d’élevages : élevages pour la reproduction, pour l’engraissement ou pour l’exploitation des produits. De brèves leçons de zoologie compléteraient le tableau : brèves, car il peut être très darwinien, mais il serait très absurde d’y mêler l’étude du corps humain que nous inscrirons ailleurs, avec tous les développements qu’elle doit comporter.

Un grand fait commence à se dégager de cet enseignement : le travail, loi suprême qui attache l’homme à la terre. Nous savons désormais que le globe recèle la houille, le fer, le cuivre, le pétrole, l’or, l’argent, les pierres précieuses ; la mer, les algues, les huîtres perlières, les coraux — que, sur le sol, on fait pousser, ou l’on récolte directement le blé, l’orge, l’avoine, le riz, la vigne, le lin, le houblon, le manioc, les fruits, la canne à sucre, le thé, le café, le coton, le cacao — qu’enfin l’on chasse ou l’on élève les animaux à laine, à fourrures, à produits alimentaires, moutons, loutres, vaches, poules…, etc. Si le temps le permet, des détails intéressants peuvent être donnés sur tous ces ordres de travaux ; en tous les cas, beaucoup de ces produits étant inutilisables à l’état brut, il faut leur faire subir des préparations : c’est l’objet de l’industrie. La culture et l’industrie sont les deux formes principales du travail ; denrées et produits manufacturés deviennent l’objet du commerce dont les transports sont la vivante expression.

Il faut s’habituer à considérer les chemins de fer, la navigation, les télégraphes et les téléphones comme un chapitre indispensable de l’enseignement secondaire. La vapeur, l’électricité, le magnétisme sont les principaux agents du mouvement moderne, mais il ne suffit pas d’analyser leur fonctionnement : on doit aller plus loin. La locomotive, les rails, les navires, l’hélice, le gouvernail, les appareils de télégraphie et de téléphonie, la boussole, le sextant, le manomètre, l’installation des câbles, le percement des tunnels, le creusement des ports, les écluses, les sondages…, etc., voilà des sujets de leçons plus propres à former le futur citoyen du xxe siècle que la distinction des plantes monocotylédones et des plantes dicotylédones, des vertébrés et des annulés, des mollusques et des rayonnés, des mammifères et des batraciens.

La rapidité des communications et la densité de la population (déjà énorme dans certains États d’Europe) sont les deux facteurs qui nous obligent à considérer notre époque comme une époque véritablement nouvelle à laquelle, sur bien des points, l’expérience du passé peut venir en aide, qui ne doit pas pourtant y chercher des règles de conduite trop strictes ; car des faits matériels sont survenus qui ont changé les habitudes, influent sur les formules sociales, dressent des problèmes nouveaux et rendront peut-être réalisable demain l’utopie d’hier. Tracez sur la mappemonde le réseau de la télégraphie sous-marine et celui des voies ferrées continentales ; calculez approximativement le nombre des voyageurs qui circulent sur l’un de ces réseaux, le nombre des mots que transmet l’autre et vous aurez l’impression très nette que l’homme a véritablement « corrigé » la terre, qu’il a tourné ou dominé les obstacles que lui opposaient le relief, la distance, le climat… et ce ne sont point des lignes fictives qu’il a dessinées de la sorte, mais des lignes réelles, tangibles. De quel droit les ignorer ? Au temps où M. Thiers, premier ministre du roi Louis-Philippe, s’écriait, aux applaudissements de la Chambre française : « Pensez-vous que les chemins de fer puissent jamais remplacer les diligences ? » — On conçoit que les chemins de fer fussent considérés comme une intéressante curiosité et non comme un fait géographique ; aujourd’hui ils s’imposent au géographe et les stations du Transsibérien sont assurément plus importantes à connaître que les villes arrosées par le Niémen ou la Drave.

Mais, dira-t-on, ces choses s’apprendront plus tard par l’usage, par la vie ; le Transsibérien sera peut-être détruit, modifié, doublé, tandis que le Niémen ou la Drave ne cesseront point de couler. Voilà, mise en lumière par une objection d’apparence logique, l’erreur fondamentale de la pédagogie. Sous prétexte de distinguer entre l’immuable et le passager, entre le principal et l’accessoire, elle barre à jamais la route à certaines notions, elle fausse pour jamais la proportionnalité de certains faits, elle apprend à l’adolescent un monde différent du sien et l’on s’étonne ensuite de l’y voir si dépaysé, si lent à trouver son chemin, si maladroit à se débrouiller. À 17 ans, il sait peut-être beaucoup de choses, mais de la culture, de l’industrie, du commerce, il ignore tout ; s’il doit se vouer aux lettres, s’il devient fonctionnaire, journaliste, député, quand aura-t-il le loisir d’acquérir ces connaissances ? Autour de lui, il verra peut-être son pays entraîné à la guerre par des rivalités commerciales, exposé à la ruine par d’âpres concurrences agricoles, en proie à une révolution par suite de sa mauvaise organisation industrielle En vérité, il est inadmissible que cette triple base de la civilisation matérielle demeure ainsi lettre morte pour un homme au seuil de la vie active et publique.

Volontiers, j’exigerais encore quelque chose ; sans pénétrer sur le terrain réservé de l’économie politique, je voudrais que le collégien fût initié aux conséquences générales de la production et de la circulation de la richesse : la monnaie, le crédit, la banque, la balance des importations et des exportations, les impôts et le budget national, la vente au comptant ou à terme, le change et l’escompte, les assurances, les douanes, les docks et entrepôts, tout cela s’explique très vite quand il n’y a pas besoin d’approfondir : encore faut-il s’y arrêter quelques instants.

Qu’un tel enseignement dissémine et confonde la plupart des sciences, cela n’est pas douteux. Mais qu’importe ? L’enseignement des sciences doit-il être subordonné aux besoins de l’esprit humain ou bien est-ce l’esprit humain qui doit céder devant les exigences formalistes des sciences ? Poser la question, c’est la résoudre. Dans le jardin pédagogique actuel, plusieurs sciences n’ont point accès ; les autres occupent, chacune, un pavillon séparé ; c’est avec des matériaux neufs mêlés aux matériaux provenant de la démolition de ces pavillons que nous voulons construire notre édifice. Pour cela, nous mettons à contribution l’astronomie, l’économie politique, l’agriculture : nous réduisons le rôle de la zoologie et de la botanique ; nous grandissons celui de la géologie et de la météorologie ; nous introduisons çà et là des notions pratiques d’une haute importance qui ne pouvaient trouver place sur l’étroit damier d’un enseignement formaliste ; nous reprenons à la physique et à la chimie les territoires qu’elles ont indûment envahis ; enfin, dirigeant l’attention de l’élève sur l’admirable outil à l’aide duquel tant de progrès divers ont pu être réalisés, nous lui livrons les mathématiques, vérités abstraites, intangibles, éternelles qui constituent le couronnement normal d’un semblable plan d’études.

L’expropriation de la physique et de la chimie doit évidemment soulever des objections : elle n’en est pas moins nécessaire. Ces deux sciences ont été codifiées comme les autres, de sorte qu’on y a réuni, non ce qui était essentiel au point de vue de la culture générale, mais ce qui était essentiel pour en donner un aperçu homogène et complet. L’abus des expériences y a atteint de plus des proportions imprévues. L’élève apprend comment se fabriquent les instruments qui servent aux expériences et on lui enseigne à reproduire celles au moyen desquelles les savants ont découvert une loi ou isolé un corps. Il sait de quelle façon ont été faites les premières vérifications de la loi de Mariotte, quelles sont la méthode de Gay-Lussac et celle de Dumas pour mesurer la densité des vapeurs, comment Sainte Claire Deville a isolé l’anhydride azotique et Moissan, le fluor, comment Scheele obtenait la glycérine et Otto de Guericke, des répulsions électriques. Il n’est pas absolument certain que ces connaissances soient indispensables, même dans l’enseignement technique si l’on ne vise qu’un but rigoureusement pratique ; mais ce qui est certain, c’est que dans l’enseignement général, elles ne sont point à leur place.

Quant aux mathématiques, il semble que l’étude doive en être rendue plus intéressante et plus aisée si on lui donne pour piédestal cette revue du monde extérieur. L’élève, du reste, n’en ignorera point, pour cela, l’existence et l’utilité. Rompu de bonne heure au calcul, il devrait sortir de l’école primaire, ferré sur l’arithmétique et le système des poids et mesures en usage dans son pays, et possédant en outre quelque teinture de géométrie et d’algèbre. En « apprenant la terre », il aura de fréquentes occasions de faire emploi des données ainsi acquises. Pourquoi d’ailleurs ne lui expliquerait-on pas, chemin faisant et quand l’occasion s’en présentera, ce que sont un sinus et un cosinus et sur quels principes est basée la géométrie descriptive ? Qu’y a-t-il de plus simple et pourquoi faudrait-il n’habituer l’oreille à ces termes, le regard à ces figures, que lorsque le moment sera venu de s’en servir pour résoudre des problèmes et pousser plus loin ?…