Notes sur l’éducation publique/Chapitre III

Librairie Hachette (p. 32-47).

iii

la crise de l’enseignement secondaire

Au rebours de l’école primaire et de l’université, qui ont bien leurs embarras ou leurs déboires, mais se développent néanmoins d’une manière régulière et normale, l’établissement secondaire est en proie à une maladie dont on n’a pas encore réussi à fixer la nature. Certains tiennent pour une crise de croissance ; d’autres relèvent les symptômes d’un mal organique. Ce qui est étrange et suggestif, c’est le caractère en quelque sorte universel des perturbations observées. Chaque peuple, à la vérité, se croit volontiers le seul atteint ; mais le voyageur en juge autrement, puisqu’à chacune de ses étapes, il recueille des doléances identiques et note des phénomènes analogues.

Pour ma part, j’ai été très frappé par la similitude des déclarations qui m’ont été faites. Les professeurs, s’ils apportent quelque discrétion à toucher ce sujet, ne cherchent pas, cependant, à dissimuler leurs sentiments ; ils constatent à la fois la difficulté croissante de leur tâche et la médiocrité relative des résultats obtenus. « La valeur intellectuelle de nos élèves, disent-ils, ne s’accroît pas en raison des connaissances acquises. » Et quelques-uns, plus pessimistes, déclarent franchement qu’à leur avis, « le niveau baisse ». Dans les pays neufs, où les termes de comparaison avec le passé font défaut, où l’habitude de l’effort est d’ailleurs plus générale et le rend pour ainsi dire plus aisé, on est moins prompt à constater le mal ; la confiance s’affaiblit pourtant et l’inquiétude se propage.

En présence des ravages causés par cette espèce de « phylloxera » pédagogique, une question se pose : l’enseignement secondaire est-il indispensable ? Sa suppression serait, en effet, un remède radical fait pour charmer, par là même, les esprits audacieux.

La division de renseignement en trois ordres : primaire — secondaire — supérieur, n’a pas été sans soulever déjà bien des critiques. On l’a qualifiée de fictive, d’artificielle. On s’est demandé quelle était sa raison d’être, à quel besoin elle répondait Il y a là plus qu’une simple question d’organisation administrative. En effet, les architectes du futur État socialiste avaient fait un beau rêve, celui de l’instruction intégrale. La formule est ambitieuse, comme la plupart des formules socialistes. On s’est peut-être trop pressé d’en sourire, car il n’était pas certain qu’elle recouvrît une utopie. « Instruction intégrale » ne voulut jamais dire — sinon dans l’esprit de quelques naïfs — que les ouvriers de demain seraient des bacheliers et les contremaîtres des agrégés. Une révolution préalable était sous-entendue, qui eût fait table rase des baccalauréats et des agrégations. À voir l’animosité déployée contre ces institutions par des représentants éclairés de la bourgeoisie, on ne saurait s’indigner que des socialistes en fissent bon marché dans leurs plans d’avenir. Il s’agissait, en somme, d’établir une période unique d’instruction, allant peut-être jusqu’à 16 ou 17 ans et pouvant se combiner dans les dernières années tout au moins, avec l’apprentissage et la pratique d’un métier. Un peu plus de justice eût été ainsi répandu au seuil de la virilité et les inégalités fatales retardées d’autant. Au total, la civilisation aurait pu y gagner. En admettant même que la diffusion de la culture soit défavorable à l’élite, ce qui est encore insuffisamment vérifié, on ne peut nier que les progrès de la masse ne profitent à l’ensemble de la société.

L’instruction intégrale ne doit pas être condamnée a priori ; les idées sur lesquelles elle s’appuie valent d’être sérieusement examinées. Mais cet examen, précisément, ne semble pas devoir aboutir à des conclusions favorables. La théorie peut être juste : ce sont les faits qui lui barrent la route. Loin de se fusionner en un groupe, l’enseignement suit une marche inverse. La division en trois groupes va s’accentuant. Même là où on cherche à l’étendre et à le compléter, l’enseignement primaire ne rejoint pas pour cela l’enseignement secondaire et, entre ce dernier et l’enseignement supérieur, le fossé ne fait que s’élargir. Une expérience intéressante a, du reste, été tentée aux États-Unis. L’université américaine s’était flattée de faire un étudiant d’un écolier. Pour accomplir ce miracle, il suffisait, croyait-on là-bas, de prolonger un peu la durée de l’école et de porter à quatre années le stage universitaire ; de la sorte, la période « secondaire » était supprimée. C’était beaucoup de temps gagné dans un pays où le temps a toute sa valeur. Mais l’absence d’études intermédiaires s’est fait sentir. La tâche des universités en a été compliquée et leur niveau intellectuel abaissé. Aujourd’hui, on crée en Amérique des établissements secondaires qui combleront une lacune dûment reconnue.

Il semble donc que dans l’état présent de la civilisation, les connaissances dont l’enseignement de la jeunesse comporte l’acquisition, se classent d’elles-mêmes en trois groupes. Le premier comprend ce qui est désormais indispensable à l’homme pour réussir, fût-ce dans un métier purement manuel. Le second groupe permet l’accès des « professions libérales ». Quant au troisième groupe, il conduit aux spéculations désintéressées ou aux spécialisations scientifiques.

Envisagée sous cet angle, la triple division de l’enseignement perd son apparence artificielle. En elle-même, il est certain qu’elle n’a point de sens ; mais, appliquée aux besoins sociaux, elle en prend un. Si la science est une et ne comporte ni arrêts ni démarcations, elle est contrainte, en tant qu’instrument de formation, d’éducation, de servir la société. Or, la société est hiérarchisée et la hiérarchie paraît être dans son essence, puisqu’elle n’a jamais pu s’en libérer et ne semble pas en voie d’y parvenir. La démocratie supprimera-t-elle les catégories sociales auxquelles donne naissance la division de l’enseignement en trois ordres ? Toute la question est là. Or, la démocratie n’est point sentimentale dans ses tendances, quand bien même elle le serait dans ses aspirations. Ce qui, par elle, triomphe le plus sûrement, ce sont ses intérêts directs : elle y plie les hommes et les choses. Qu’avec la complication de l’outillage et de la vie modernes, elle ait intérêt à maintenir, pour son service, ces catégories, c’est ce qui me paraît de plus en plus évident. À cet égard, elle n’est pas égalitaire, et c’est pourquoi tout à l’heure j’employais le mot uniformité — de préférence à égalité. Elle veut un régime uniforme dans ses écoles, mais non pas une seule catégorie d’écoles : elle veut que le travailleur manuel soit considéré par ses concitoyens comme le travailleur cérébral, mais elle ne vise point à les confondre : et pour ce qui est du gouvernement, elle ne prétend pas le moins du monde à le voir exercer par le plus cultivé. Dans ces temps de transformation, où les jugements et les institutions d’hier pèsent encore si lourdement sur nous, nous échappons difficilement à certaines idées préconçues ; c’est ainsi qu’à la notion de démocratie, nous associons toujours et la notion politique de république et la notion philosophique d’égalité.

Assurément, si l’enseignement secondaire n’avait pas la vie dure et ne remplissait pas une fonction nécessaire, l’heure actuelle aurait été des plus propices à sa disparition, puisque nulle part, on n’en est satisfait. Ne pouvant le supprimer, il faut donc l’amender, on y travaille et depuis longtemps déjà.

Une opinion très répandue veut que l’essence du mal réside dans le surmenage. Surmenage est un mot — ou plutôt un barbarisme — français ; mais la chose qu’exprime ce mot est cosmopolite. En France nous pensons volontiers qu’elle tient à notre système d’examens : ses adversaires le comparent au mandarinat chinois avec lequel il n’est pas, en effet, sans quelque analogie. À en juger toutefois par ce qui se passe ailleurs, la multiplication des examens peut empirer le mal mais n’en est pas la cause, car le mal existe là même où l’examen est réduit à sa plus simple — disons à sa plus raisonnable expression.

C’est pour obvier à une situation dont les esprits perspicaces s’inquiétaient par avance que fut appliquée la « bifurcation » chère à M. Duruy. L’idée fondamentale était de séparer l’enseignement secondaire en deux cercles, l’un conservant pour centre la culture classique, l’autre tournant autour de ce qu’on appela, d’un nom ingénieux mais peu précis, la culture moderne. Voici longtemps déjà que l’expérience se poursuit sans donner de résultats certains et probants. L’Angleterre témoigne assez peu d’enthousiasme pour le « modern side » institué dans ses collèges et qui demeure pourtant tout imprégné d’influences classiques. En Allemagne, les succès très relatifs du modernisme semblent dus pour une large part à ce que le peuple allemand vient de traverser une ère de prospérité matérielle dont il était insuffisamment préparé à bénéficier, ce qui l’a fait pencher, plus que ne le comportaient ses tendances naturelles, vers l’éducation utilitaire. En Hollande, malgré des circonstances exceptionnelles qui le rendent très supérieur à ce qu’il est ailleurs, l’enseignement moderne a causé des désillusions. En France, on ne parvient pas à le fonder définitivement : il faut sans cesse en remanier les programmes et nonobstant les « campagnes » que mènent périodiquement en sa faveur des publicistes à la mode, comme Raoul Frary ou Jules Lemaître, l’opinion demeure méfiante.

Mais il y a un symptôme plus important à noter que le degré de succès réalisé ici ou là ; c’est la persistance et même l’aggravation du surmenage. Que l’enseignement soit classique ou moderne, littéraire ou scientifique, il n’en sévit pas moins et la bifurcation a manqué son effet de remède préventif ; car c’est depuis la mise en vigueur de ce système que le surmenage a pris, en bien des pays, un caractère aigu et s’est affirmé comme un péril imminent. Le surmenage est donc un des aspects du mal, mais ne représente pas le mal tout entier.

Il existe une profonde différence entre l’ordre secondaire et les deux autres au point de vue de leurs rapports avec la société en général. L’école primaire et l’université ont devant elles un but immuable ; leurs besoins sont simples : à des degrés divers, elles luttent contre un même adversaire, l’ignorance. Le collège subit bien autrement le contre-coup des circonstances extérieures. La société est plus tentée d’agir sur lui parce qu’elle en dépend davantage. Elle rend le collège responsable des maux qui la frappent, des lacunes qu’elle constate en elle-même et c’est en le réformant qu’elle cherche à remédier à ces maux et à ces lacunes. De là vient l’instabilité relative de l’éducation secondaire, transformée de période en période tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, selon les nécessités de l’heure présente.

Ces nécessités, aujourd’hui, quelles sont-elles ? Interrogez les parents et vous noterez chez eux une triple préoccupation. Ils souhaiteraient pour leurs fils plus de science encore, mais en même temps ils leur voudraient voir des corps plus robustes et des caractères plus fermes. Or ils ne savent comment réaliser un idéal dont les différents termes ne s’accordent pas, semblent même contradictoires. Ils avaient le sentiment que l’affaiblissement du corps et du caractère était en quelque sorte la rançon de l’avancement des sciences et ils estimaient que ces inconvénients mis en regard de la révolution scientifique ne pouvaient balancer les bienfaits que le monde en a reçus. Il leur paraissait naturel que l’agrandissement subit des horizons n’eût pas seulement agi sur le cerveau de l’homme, en renversant des notions acquises, mais qu’il eût encore ébranlé la morale et que, d’autre part, les applications pratiques de la science, en modifiant ses habitudes de vie, eussent jeté le trouble dans l’organisme ; tout cela est logique et s’enchaîne.

Mais si l’esprit, à son tour, est menacé, si vraiment au point de vue intellectuel « le niveau baisse », alors ces sacrifices auront été consentis en pure perte De là, l’inquiétude qui gagne de proche en proche.

Prenez actuellement, dans n’importe quel pays du monde, ce que nous appelons, en France, un bachelier, c’est-à-dire un jeune homme à la moustache naissante, ayant des goûts plus ou moins marqués pour une carrière quelconque, sachant traduire à livre ouvert sans trop de solécismes une demi-page de Cicéron ou édifier un carré de l’hypoténuse présentable et capable de vous énumérer à votre choix les maîtresses de Louis XIV ou les composés du soufre. Tâchez de gagner sa confiance et de le faire causer : il vous communiquera ses vues personnelles sur le monde extérieur, car il en a. Vous les trouverez souvent naïves, parfois originales, mais vous serez surpris avant tout d’y relever des traits communs ou plutôt des lacunes, toujours les mêmes — dont, bien entendu, il serait impossible de l’amener à se rendre compte.

En premier lieu, l’émiettement. Les connaissances, chez lui, sont éparses. Elles ne le sont ni comme des débris d’acropole qui éveillent la notion de l’unité disparue, ni comme les matériaux d’une construction prochaine qui éveillent celle de l’unité future. Non seulement le lien est absent mais cette absence ne se présente pas comme une anomalie. Chaque connaissance semble faite pour demeurer isolée à un niveau différent de sa voisine, sans communication avec elle ; ou bien, si quelques rapports existent, ils sont fictifs, résultant de classifications de hasard ou de combinaisons mnémotechniques. De si étranges accouplements engendrent tout naturellement de faux points de vue et des habitudes d’esprit défectueuses. Après l’émiettement des connaissances, ce qui frappe le plus, c’est l’abondance des formules, le nombre des idées toutes faites, le rôle exagéré du convenu. Il en résulte, dans le jugement naissant, une sorte d’encombrement qui l’empêche de s’exercer librement. C’est à cela du reste qu’il doit sa stabilité relative et son apparente sûreté. Si, par impossible, vous enleviez brusquement les a priori qui l’étayent, sa fragilité et son manque d’équilibre vous épouvanteraient.

Mais, dira-t-on, cela est normal. Comment les connaissances d’un bachelier ne seraient-elles pas émiettées ? Comment pourrait-il, novice dans la vie, juger de toutes choses par lui-même ? L’objection est spécieuse. S’il ne s’agissait que de lacunes pouvant être comblées par l’expérience, il n’y aurait pas lieu, en effet, de s’en inquiéter ou de s’en étonner. Mais tel n’est pas le cas. Ces lacunes subsistent et le plus souvent s’aggravent jusqu’à constituer d’infranchissables obstacles. Combien d’hommes, parmi les plus réfléchis et les plus indépendants, arrivent aujourd’hui à concevoir l’harmonie universelle, à déterminer le sens de leur vie, à trouver en eux-mêmes une règle de conduite ? Nous les regardons, ceux-là, avec une sorte d’admiration mêlée de surprise, tant nous avons conscience des efforts qu’ils ont accomplis, de la longue marche qu’ils ont fournie. Le but atteint par eux est devenu, pour nous, le dernier mot de la philosophie, le terme suprême auquel il semble qu’une petite troupe fortunée ait seule le droit de viser.

Cette situation est étrange et nouvelle. Les sommets, évidemment, n’ont jamais été accessibles qu’aux privilégiés, mais ce n’était pas une raison pour que la conception de l’ordre qui y règne demeurât étrangère à ceux qui campent à mi-côte ou restent en bas, dans la plaine. Victor Hugo, imaginant de faire parler le temple grec, lui prête, par une audace heureuse, ces belles paroles :

Le peuple, en me voyant, comprend l’ordre et s’apaise.

Or, non seulement la foule ne saisit plus, rien qu’à le contempler, les lignes de l’édifice qu’a construit l’élite, mais on dirait que l’élite, en regardant son œuvre, se trouble et s’égare. Faut-il donc croire que les certitudes extérieures, en se multipliant, détruisent nécessairement une part de la certitude interne et que pour beaucoup de clartés matérielles qui s’allument, il y a des clartés morales qui doivent s’éteindre c’est, en somme, la vieille doctrine obscurantiste qui compte encore, dans certains milieux, des partisans inavoués. La science, à leurs yeux, est toujours l’arbre de mort dont le fruit causa la perte du genre humain. Mais, pour quiconque n’accepte pas cette théorie surannée qui condamne le principe même du progrès scientifique, force est bien de chercher ailleurs la cause d’un phénomène qu’on ne peut nier.

Telle serait, semble-t-il, l’explication la plus plausible d’une crise qui frappe par sa durée et son étendue. L’opinion a fait à la science de grands sacrifices ; dans la formation de l’adolescent, elle lui a tout subordonné, la force physique et jusqu’à la force morale. Elle craint à présent que son placement n’ait été maladroit, que le capital engagé ne soit compromis, d’autre part, elle n’aperçoit pas le moyen de se passer de cette redoutable et importante période de l’enseignement secondaire : ce sont de légitimes et naturels sujets d’anxiété. Là-dessus, quelques esprits exaltés ou maussades ont crié à la faillite de la science.

Il y a bien une faillite, mais ce n’est pas celle de la science, c’est celle de la méthode encyclopédique.