Notes sur l’éducation publique/Chapitre I

Librairie Hachette (p. 3-18).

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l’état et la famille

L’un de ces courants entraîne les monarchies comme les républiques vers l’acceptation, de plus en plus formelle, du contrôle de l’État en matière d’éducation.

Au premier abord, le fait ne s’impose pas. Le voyageur a même quelque difficulté à l’apercevoir à travers les multiples diversités de détails qui égarent son jugement. À chaque frontière, il se trouve en présence d’une réglementation nouvelle. Au « système » qu’il vient d’examiner succède un autre « système » en contradiction, sur plus d’un point, avec le précédent. Ici le gouvernement central a la haute main sur l’école, sur le collège, sur l’université ; là, c’est la province, ou bien la municipalité : plus loin, l’autorité ecclésiastique est restée en possession d’anciens privilèges. Tantôt l’internat domine et tantôt l’externat. Les uns favorisent le développement de la coéducation, les autres en repoussent énergiquement le principe. Il est souvent malaisé de déterminer la cause de ces divergences. Ni la constitution politique ni la constitution sociale ne suffisent à les expliquer. La Hollande démocratique n’a-t-elle pas établi dans ses écoles élémentaires des « catégories » dont le caractère anti-égalitaire serait jugé inacceptable dans la plupart des pays aristocratiques ? En visitant successivement Eton, Louis le Grand ou le Theresianum, on est porté à se demander si des établissements gouvernés d’après des méthodes aussi dissemblables ont, entre eux, le lien d’un but commun. Et, malgré tout, au travers de cette pédagogie d’apparence composite s’affirme, discrètement ou bruyamment selon les cas, le principe qui finira par lui donner une orientation unique.

C’est par l’inspection que l’État s’introduit dans la place. Partout aujourd’hui, l’État inspecte et ceux qui se méfient le plus de ses empiètements reconnaissent que c’est là sa fonction naturelle, son rôle normal. L’État qui n’inspecterait pas serait accusé de routine et d’insouciance : il manquerait à son devoir. Au besoin on le lui rappellerait au moindre incident dont la morale ou l’hygiène auraient à souffrir. Or, l’inspection signale des progrès et dénonce des abus Ne convient-il pas de légiférer pour réprimer les uns et propager les autres ? Devant cette délicate question, un pouvoir unipersonnel pourra hésiter ; mais l’opinion, consultée, penchera toujours vers l’affirmative.

Cela n’a rien de surprenant. Entre les idées de démocratie et d’obligation existent des rapports beaucoup plus étroits qu’entre les idées de démocratie et de liberté. En Europe, nous entretenons, à cet égard, des illusions que les écrits de certains auteurs français, et sans doute aussi les débuts de l’expérience américaine, ont contribué à faire naître. Il n’est pas inexact, du reste, de concevoir la démocratie comme un état de choses favorable à l’épanouissement des libertés individuelles. Elle peut, dans certaines phases de son développement, réaliser, sous ce rapport, l’idéal du gouvernement. L’erreur est de croire cette réalisation essentielle et durable.

Si même la liberté pouvait être le produit spontané des institutions, les institutions qui l’auraient produite demeureraient inhabiles à la faire vivre ; sous aucun régime elle ne saurait subsister par elle-même, par son propre poids ; il faut, pour la maintenir, l’effort voulu et constant de la majorité des citoyens. La liberté, en somme, a pour base l’esprit de tolérance lequel, à son tour, ne s’établit que par la contrainte de chacun sur soi-même. Cette contrainte, les citoyens se l’imposent volontiers à l’aurore du mouvement démocratique, sous l’influence des illusions généreuses et des nobles enthousiasmes qui dominent alors ; sans doute, ils se l’imposeront plus aisément encore si jamais ils habitent la cité modèle où régneront la Justice et la Vérité. Mais pendant la longue période des enfantements intermédiaires, la démocratie s’abandonne à son attrait naturel pour l’uniformité et l’obligation ; lorsque ce n’est pas en son nom. c’est en tous les cas sous son influence que se produit l’ingérence de l’État dans le domaine pédagogique.

Au point de vue du droit pur, il est évident qu’aucun argument nouveau ni péremptoire n’a été découvert pour légitimer cette ingérence, de sorte que la discussion théorique pourra se prolonger longtemps entre ceux qui l’approuvent et ceux qui la condamnent. Mais, quand bien même le nombre de ces derniers augmenterait au lieu de diminuer, ils se trouveraient impuissants, dans la pratique, à réagir efficacement. Le contrôle de l’État sur l’éducation n’est pas seulement un principe que la démocratie affirme ou consolide ; c’est aussi une habitude que les progrès de la civilisation répandent partout. L’opinion, munie désormais de moyens d’informations amples et rapides, est à même de suivre l’inspection, d’en connaître les résultats et de la provoquer là où elle ne se fait pas.

L’existence d’un tel courant n’est donc pas bien difficile à expliquer ; mais elle l’est encore moins à constater et là est le point capital. Quand on voit les célèbres « Public Schools » d’Angleterre, citadelles du particularisme, incliner à leur tour vers l’idée d’un contrôle officiel et leurs Headmasters, réunis en conférence, discuter favorablement le principe de l’inspection, peut-on douter qu’on soit en présence d’une irrésistible évolution ? Si les collèges anglais riches en ressources et en traditions, indépendants, étrangers aux fluctuations de la politique et établis dans un pays plus entraîné qu’aucun autre au self-government, — si de tels collèges renoncent au régime de la liberté absolue, où et comment luttera-t-on pour le défendre, avec quelque chance de succès ?

On peut déplorer une semblable tendance : je ne comprends pas très bien qu’on s’en irrite ; autant se mettre en colère contre le temps qu’il fait dehors. Aussi bien, les choses peuvent-elles tourner autrement que n’augurent les pessimistes. Ce ne serait pas la première fois qu’une institution, médiocre ou mauvaise en soi, donnerait des résultats satisfaisants. Certes, le régime scolaire napoléonien a fait à la France un mal incalculable, mais il faut reconnaître que d’autres nations ont compris différemment l’éducation d’État et savent en tirer profit. Si donc la marche en avant de la démocratie oblige les peuples à accepter sans plus le discuter le principe de l’éducation par l’État ou sous le contrôle de l’État, je ne vois pas que ce soit là un motif suffisant pour renoncer à faire de la bonne pédagogie.

Les esprits chagrins d’ailleurs peuvent se rasséréner en constatant que le rôle de la famille grandit en même temps que celui de l’État. Si la constatation est inattendue et semble paradoxale, ce sont encore nos opinions préconçues qui en sont la cause. Lycurgue a dangereusement impressionné l’humanité ; depuis son temps la famille et l’État représentent deux forces irréconciliables qui s’arrachent l’enfant et ne sauraient, par conséquent, collaborer pacifiquement à son éducation. Nous négligeons de nous apercevoir que le tyran Spartiate avait abordé le problème pédagogique par un de ses petits côtés et l’avait conçu de façon fort étroite. Il est vrai qu’il a eu des successeurs. Le monde a vu à l’œuvre, après lui, plusieurs Lycurgues — des grands et des petits — qui ont naturellement ajouté à la force de son exemple ; le temps seul a manqué à quelques-uns d’entre eux pour remettre ses doctrines en honneur : on devine l’usage qu’en aurait fait le Comité de Salut public si ses membres avaient eu le loisir de réorganiser l’éducation. Toutes les fois que le pouvoir sera entre les mains d’un groupe de terroristes ou d’un chef militaire assoiffé de gloire et de conquêtes, l’antinomie spartiate renaîtra ; les droits de la famille seront violés pour satisfaire aux prétentions de l’État : au lieu de songer à faire des citoyens, on ne se préoccupera que de former des esclaves et des soldats.

Mais ce sont là des conditions exceptionnelles et passagères, auxquelles on ne saurait comparer l’avènement de la démocratie, phénomène naturel et durable. Qu’il soit accompagné ici ou là de quelques crises violentes, ce n’est pas une raison pour que ses adversaires aient le droit — comme ils en ont le désir — de lui attribuer un caractère révolutionnaire. Il est même probable que nos descendants, en étudiant les progrès des idées et des influences démocratiques entre 1850 et 1900, constateront que peu d’évolutions générales se sont accomplies d’une manière plus régulière et plus pacifique. On voit bien sous l’action de quels mobiles intéressés a pu prendre naissance, durant certaines périodes de tyrannie, l’opposition entre la famille et l’État au sujet de l’éducation ; on ne voit pas quels motifs pourraient être invoqués pour transformer cette opposition en une des caractéristiques fondamentales de l’État démocratique. Méfions-nous des généralisations ; la démocratie n’est pas plus inféodée à la liberté qu’au despotisme ; elle n’est ni la compagne inséparable de l’une ni l’épouse prédestinée de l’autre.

Les faits, d’ailleurs, parlent assez haut et s’il est toujours utile de contrôler leur signification par le raisonnement, il est sage, en pareille matière, de ne pas se laisser emporter par les spéculations abstraites. Une réalité s’impose à tous les regards : le développement prodigieux de l’externat. Certains pays sont encore rebelles ; les uns, comme les pays anglo-saxons, à cause de la supériorité indiscutable de leurs internats ; d’autres, comme les pays de l’Europe centrale, parce que les rivalités de nationalités, de races, de religions, y compliquent singulièrement l’éducation et font que les parents ne choisissent pas toujours l’établissement qui est à leur portée ; d’autres encore, comme les pays latins parce que l’Église — très favorable à l’internat — y détint plus longtemps le privilège pédagogique. La France pourtant est déjà plus qu’à demi conquise : l’Italie est entamée, l’Angleterre aussi. Dans les régions nouvelles où les villes sont rares et la population moins dense, il faudra plus de temps ; on peut prévoir néanmoins l’époque relativement prochaine où le principe de l’externat aura vaincu partout.

Or, l’externat c’est la mainmise de la famille sur la moitié de l’éducation publique, c’est-à-dire un fait dont la portée sociale est immense. En effet, si le foyer agit sur l’enfant, l’enfant, par sa seule présence, réagit sur le foyer d’une façon plus intense encore. Au point de vue du maintien de l’union familiale que tendent à ébranler — momentanément au moins — la pratique du divorce et la propagation des idées féministes, au point de vue des conflits de croyances, des oppositions d’idées et de sentiments qu’encourage une époque de libre discussion comme la nôtre, l’externat représente une force qui ne peut qu’être profitable à la morale, à l’ordre et à la paix. Il est probable, il est même certain que, sous cette forme, l’éducation n’atteindra jamais le degré d’élévation, de force, de virilité réalisé par l’internat tel que l’institua Arnold et tel que ses disciples l’ont pratiqué après lui. Mais de semblables institutions sont difficiles à maintenir au niveau désirable et il est plus difficile encore de les imiter. Et puis, si la pléiade d’individualités énergiques qu’elles produisent est merveilleusement apte à servir des intérêts nationaux et à assurer la prépondérance d’une race, peut-être l’externat avec ses résultats moyens et les rapprochements qu’il opère entre la jeunesse, la famille et l’État, convient-il mieux aux sociétés démocratiques.

Toujours est-il que ses progrès coïncident avec ceux de la démocratie : mais, quels que soient les liens entre les deux phénomènes, il faut reconnaître que l’externat — facilité d’ailleurs par certaines améliorations matérielles de la vie moderne — a trouvé son plus puissant stimulant dans la réaction marquée qui s’opère contre les théories pédagogiques des âges précédents. Autant les vues politiques de Jean-Jacques Rousseau avaient suscité d’adhésions enthousiastes, autant ses préceptes éducatifs étaient demeurés sans influence sur l’opinion. Or, s’il entrait une forte dose d’utopie dans sa conception idyllique du gouvernement, Rousseau était plus près de la vérité en cherchant à enlever à l’éducation son caractère rébarbatif et s’il est naïf, de la part de l’État, de trop tenir compte des bonnes intentions de ses administrés, rien n’est plus maladroit, de la part du pédagogue, que de limiter sa tâche à la destruction des mauvais germes et à la poursuite des mauvais instincts de ses élèves.

Cette conception dangereuse et surannée de l’éducation vient en grande partie de l’Église. La rudesse des mœurs la favorisa mais c’est aux doctrines ecclésiastiques qu’elle dut surtout sa diffusion. On ne jette pas, plusieurs siècles durant, l’anathème sur la chair de l’homme sans que l’enfant souffre de cette malédiction permanente. On ne travaille pas à faire de l’humilité, de l’obéissance et de la mortification, les pierres angulaires du progrès humain, sans donner à la pédagogie une orientation contre nature. C’est précisément ce qui s’est produit. Le collège s’est transformé en prison, l’adolescent a été traité sinon comme un coupable, du moins comme un prévenu et la préoccupation principale de ses maîtres a été d’organiser, autour de lui, la méfiance, dans le but de mieux lui apprendre « l’autorité et le respect ». C’est la formule à laquelle, après beaucoup de réflexions, s’arrêta un prélat célèbre et qui passait pour libéral, Mgr Dupanloup, évêque d’Orléans. Rien n’est suggestif comme la lecture des volumes dans lesquels il a condensé son système — suggestif surtout par ce qu’on n’y trouve pas. La parole émancipatrice que promettait la réputation de l’auteur n’est pas prononcée. L’homme, peut-être, l’eût dite volontiers ; le prêtre a été retenu par la notion de cette tare originelle à laquelle il faut livrer une bataille sans merci — de cette tare que l’âge mûr fait peser si lourdement sur les épaules de la jeunesse comme pour s’en décharger lui-même ; car, chose étrange, ce n’est pas seulement le prêtre qui en possède la notion ; elle s’étend au fonctionnaire laïque, à la société entière ; on retrouve ses traces dans les lois, dans les règlements, dans tout l’édifice administratif : elle avait pris partout racine.

Ouvrez maintenant un modeste manuel de date plus récente qui porte la signature d’Edward Thring, en son vivant Headmaster du collège d’Uppingham et l’un des plus nobles esprits que l’Angleterre ait produits. Celui-là aussi a trouvé une formule, mais combien différente ! L’éducation, pour lui, est une œuvre « de travail, d’observation et d’amour ». L’autorité et le respect, il n’en parle plus. La bataille, il la nie. Travail, observation, amour : la recette est unique et suprême.

C’est vers cette formule que se tourne la démocratie, par une de ces réactions naturelles qui n’ont pas besoin d’être provoquées : Rousseau, d’ailleurs, n’est plus assez lu et Thring est trop peu connu pour qu’on leur attribue en ceci un rôle déterminant. Les causes en sont plus lointaines et plus générales. La diffusion de l’instruction, l’émancipation graduelle de la conscience, l’habitude de juger plus librement des choses ont ébranlé peu à peu des théories que leur exagération même condamnait. En enlevant à l’Église le monopole pédagogique, l’État moderne a fait en quelque sorte rentrer dans le domaine public tout ce qui touche à la formation de l’enfant et de l’adolescent ; et la famille qui s’était associée aux sévérités dont on lui démontrait théologiquement l’impérieuse nécessité, s’ouvre à une conception plus humaine de son devoir : elle se demande s’il est vraiment indispensable au bonheur de l’homme que l’enfant soit meurtri et si la compression qu’on exerce sur lui est vraiment productrice de force dans l’avenir.

Il est à noter qu’une confusion avait fini par s’établir entre deux notions fort distinctes. S’agissait-il de « briser » ou « d’aguerrir » ? La doctrine première de l’Église ne fait pas de doute. Elle visait à « briser » l’individualisme et l’avouait. Plus tard, le militarisme étant venu, il ne fut plus question que d’endurcissement. Mais en réalité le but demeurait le même. L’emprisonnement et la méfiance brisent : ils n’aguerrissent point. Ne disons donc pas que l’externat sera nécessairement un régime débilitant : il sera ce que la famille le fera. Si en certains pays — en France, par exemple, à l’heure actuelle, on doit redouter quelque amollissement, en Allemagne ou en Scandinavie les mêmes craintes seraient superflues. Ce n’est pas contre ce qu’il pouvait y avoir de rude dans l’éducation d’hier, que la réaction s’opère ; c’est contre la méfiance injustifiée qui lui servait de base.

Que donnera cette double tendance de l’État et de la famille à se partager l’éducation ? Si elle devait être passagère, il serait superflu de rechercher en quoi elle se rattache au mouvement démocratique et en dépend. L’État, à vrai dire, ne rétrograde pas aisément. Ce qu’il a pris, il le restitue rarement : à plus forte raison lorsqu’il s’agit, non d’une conquête violente, mais d’une annexion progressive et consentie sans trop de résistance. Quant à la famille, elle est plus changeante, plus influençable. Ne peut-elle se lasser d’une tâche ardue et s’en décharger de nouveau — mais sur l’État cette fois — comme jadis elle s’en était déchargée sur l’Église ? Je ne le crois pas. Si la tâche est ardue, elle est captivante aussi et ce n’est pas volontairement que la famille y avait renoncé ; c’est sous l’influence de scrupules religieux que l’Église avait intérêt à faire naître et à cultiver. Aujourd’hui, elle reprend conscience de son devoir, infiniment mieux outillée pour le remplir. Et cela non plus, n’est pas brusque. Il s’agit d’une réforme très lente et qui n’a son centre ni dans un pays quelconque, ni dans un milieu social déterminé, ni dans un culte spécial. Dans tous les pays, parmi les riches comme parmi les pauvres, chez les catholiques et les protestants aussi bien que chez les juifs ou les libres penseurs, on trouve des parents pour qui l’éducation personnelle de leurs enfants est devenue la grande affaire, l’intérêt principal de la vie, des parents qui n’hésitent pas à modifier leur existence, à changer de domicile pour que cette éducation se poursuive dans des conditions préférables. Ceux-là sont encore la minorité, mais une minorité déjà puissante. Il y a cinquante ans, on les eût partout trouvés blâmables ; aujourd’hui, ceux qui ne les imitent pas, les admirent et les louent. Une idée philosophique grandit dans le monde civilisé et s’étend comme une tache d’huile, c’est que pour une génération, l’œuvre par excellence est de former la suivante. Juste ou non, l’idée est belle et bien certainement un grand morceau d’avenir lui appartient.