Notes et impressions d’une parisienne/20


La Première Imprimerie
de Femmes

C’est nous qui faisons l’homme : pourquoi n’aurions-nous pas voix délibératrice dans ses conseils ?

Eugénie Niboyet

22 juillet 1899.


Entre le dernier congrès de Londres et le prochain congrès féministe, au milieu des revendications légitimes formulées par les femmes, il est peut-être intéressant de détacher quelques feuillets de l’histoire du féminisme sous la Révolution.

Les hasards des recherches, pour une étude plus importante sur l’émancipation ouvrière après la destruction des jurandes et des maîtrises, a mis sous ma main quelques documents importants qui se rapportent au travail des femmes typographes sous la Révolution française.

Il est à peine besoin de souligner que par une méprise des plus regrettables les révolutionnaires n’étaient pas féministes, pas plus que ne l’est, du reste, la majorité des socialistes d’aujourd’hui.

Sans insister plus qu’il ne faut, rappelons qu’après la destruction des privilèges chaque corporation essaya, mais en vain, de se reconstituer sous une forme nouvelle. Les imprimeurs et les typographes furent de ceux qui s’employèrent surtout à maintenir leur métier fermé. Ces notes brèves n’étaient pas inutiles pour la clarté de l’incident qui va être résumé.

Parmi les imprimeurs parisiens, un de ceux qui se séparèrent de la majorité de ses collègues fut « le citoyen Deltufo », qui ouvrit toutes grandes les portes de son atelier aux jeunes gens qui voulurent apprendre « à lever la lettre ». Deltufo forma ainsi rapidement de nombreux et habiles ouvriers, mais il ne borna point là son initiative. Il conçut le projet, le premier en France, d’enseigner la typographie aux femmes, et il adressa en 1794, à ce sujet, une pétition fort originale à la Convention nationale pour l’établissement d’une école typographique féminine.

Copions, dans cette pétition, les passages suivants : « On s’est plu à croire que les difficultés de cet art répondaient à l’importance de son invention.

« On en a exclu les femmes ainsi que les adolescents. »

Après avoir fait ressortir le peu de facilité qu’avaient les apprentis typographes à apprendre le métier de compositeur, le pétitionnaire expose qu’il a déjà établi une école de typographie où il a formé d’excellentes élèves.

« Je ne demande de leur part d’autres connaissances que celle de savoir lire et écrire.

« Déjà, votre Comité d’instruction publique a pris connaissance de nos moyens : ils sont simples, et nous n’avons d’autre mérite que celui de dire la vérité en vous annonçant que les femmes sont plus habiles à lever la lettre, moins distraites, moins esclaves d’anciennes habitudes et en tout plus propres à une application suivie.

« Plusieurs personnes nous ont fait observer que les femmes possèdent moins bien l’orthographe. Ce défaut, provenant de leur éducation, leur est commun avec avec beaucoup de compositeurs, et d’ailleurs les fautes qu’elles feraient en composant ne sont pas plus difficiles à la correction que celles faites par les hommes ; mais une femme joignant les connaissances grammaticales au désir du travail doit, au moins, aller de pair avec un ouvrier à la casse.

« L’école typographique des femmes était une entreprise d’autant plus hardie que je devais m’attendre à toutes sortes de désagréments et à me voir tourner en ridicule par ceux intéressés à perpétuer les abus ; il m’a fallu le courage opiniâtre dont je suis animé pour vaincre tous les obstacles. Il m’a fallu être fort de la conviction que cet établissement ne peut qu’être bon sous tous les rapports. Il m’a fallu, dis-je, être poussé par ce sentiment pour ne pas craindre d’exposer la fortune d’un père presque septuagénaire, qui, dans un élan de patriotisme digne de son cœur, veut terminer sa carrière en coopérant à cet établissement. »

Deltufo explique enfin qu’il est aidé par un groupe de jeunes gens à qui il a appris le métier d’imprimeur, et qui, s’il échoue dans son projet, ne pourront trouver, en dépit de leurs talents, d’ouvrage dans les autres imprimeries, « les ouvriers de l’ancien régime ne leur pardonnant pas d’avoir voulu introduire des femmes dans la composition ».

Il termine en réclamant la bienveillance des représentants pour ces jeunes gens, en cas de non-réussite de son œuvre.

La Convention renvoya la pétition au Comité de l’Instruction publique, qui nomma le conventonnel Grégoire, l’évêque constitutionnel de Blois, pour procéder à une enquête.

Voici, du reste, l’arrêté du Comité, qui mérite d’être rapporté.

Séance du 13 prairial.

Sur la lettre du C. Deltufo, le comité nomme Grégoire commissaire pour conférer avec le Comité du Salut public sur l’établissement que ce citoyen propose.

Pour extrait conforme, à Paris, ce 21 priairial l’an II de la République française, une et indivisible.

Plaichard, secrétaire.


Grégoire, fidèle à ses idées généreuses, exemptes de préjugés de race, de caste comme de sexe, fit un rapport des plus favorables, et sur sa proposition le Comité de l’Instruction publique déposa un rapport approuvé par la Convention en faveur de cet « établissement qui fait participer si utilement les femmes à ses opérations, mesure qui devrait s’étendre sur beaucoup de genres de travaux auxquels elles seraient propres ».

Encouragé, Deltufo étendit sa demande et conclut ainsi :

« Nous avons espéré même nous flatter que nous obtiendrons ce que nous croyons infiniment juste de demander.

« 1° Que le prospectus de notre École typographique soit par nous imprimé et affiché en nombre suffisant et aux frais de la nation.

« 2° Qu’il nous soit accordé une somme quelconque à titre d’indemnité et qu’il soit désigné à notre école une ou plusieurs maisons nationales dans différents quartiers de Paris.

« 3° Qu’il nous soit désigné une partie d’ouvrage de manière à ce que nous n’en manquions jamais, tel que le Bulletin de la Convention en petit format, d’après le vœu de plusieurs autorités constituées et de beaucoup de particuliers.

« 4° Que nous soyons chargés de l’impression des décrets traduits quand la commission de traduction sera organisée. »

Approuvé par le Comité du Salut public, soutenu par la Convention nationale, l’imprimerie féminine fonctionna ; elle s’était établie rue des Deux-Portes-Bonconseil, n° 8.

Les détails, les documents et les renseignements manquent sur la prospérité de la maison, mais elle exista pendant plusieurs années. En compulsant de vieilles brochures à la Bibliothèque nationale, j’ai trouvé une petite plaquette in-8° de 117 pages, intitulée le Triomphe de la philosophie ou la vraie politique des femmes, portant l’indication suivante : Se vend chez Debray, maison de l’Égalité. Et à l’Imprimerie des Femmes, sous les auspices de la Convention nationale.

Barbier, dans son dictionnaire des Anonymes, attribue cette brochure à la citoyenne Boover et donne pour millésime l’an V (1797).

L’impression, disons-le en passant, est assez élégante et plus soignée que les impressions analogues de l’époque.

De ces quelques notes, il est aisé de conclure que les révolutionnaires, comme nous l’avons dit, étaient en général opposés à l’émancipation féminine, mais que néanmoins un essai des plus intéressants fut tenté par un citoyen indépendant, grâce à l’appui actif de l’abbé Grégoire et grâce aussi à un groupe de jeunes gens dévoués aux idées véritablement émancipatrices.

Ces feuillets ne sont pas, à coup sûr, indifférents et pourront servir à un moment donné à rédiger le livre d’or du travail des femmes dans l’industrie typographique.