Notes et impressions d’une parisienne/21


La Première Belle Hélène


23 novembre 1899.


La reprise des couplets égrillards de la Belle Hélène a tiré de l’oubli le nom de l’inimitable cantatrice, de la « Schneider », qui tint avec tant de brio — à ce que disent ses admirateurs — le rôle de la légendaire Spartiate.

Il nous semblait curieux, au moment où Mme Simon-Girard incarne une autre Belle Hélène, de revoir la diva de l’Empire, celle qui fit accourir le Tout-Paris d’alors au petit théâtre des Variétés. Mais celle qui, après avoir joué les grandes-duchesses, est devenue comtesse de Bionne, très authentique, ma foi, professe une véritable aversion pour les journalistes. Mlle Schneider n’a pas la reconnaissance des articles parus sur elle, et sa porte demeure rigoureusement interdite aux interviewers. Pour tout dire, l’ancienne étoile des Variétés conserve une rancune à l’endroit de la gent littéraire, depuis qu’un romancier a pris comme trame d’un livre, fort intéressant d’ailleurs, la vie accidentée de cette jolie fille d’antan.

Demander ses impressions à la Schneider sur les premières représentations de la pièce de Meilhac et Halévy, il n’y fallait point songer : l’hôtel de l’avenue de Versailles, où l’ancienne actrice se calfeutre, murée dans ses souvenirs, demeure clos aux indiscrets, et celle qui vit à ses pieds tant de tête couronnées — si on peut dire — termine en recluse son existence mouvementée.

C’est à une contemporaine et à une admiratrice de la Schneider, à Mme Scriwaneck, que je m’adressai pour revivre en pensée, durant quelques minutes, la première de la Belle Hélène.

— Pauvre Hortense, me dit en branlant sa tête blanche la vieille actrice, comme elle était belle et bonne comédienne ! Elle possédait un je ne sais quoi qui vous remuait lorsqu’elle chantait de sa voix prenante et chaude.

« La Belle Hélène fut son grand succès ; tenez, moi qui vous parle, je l’ai vue peut-être vingt fois dans ce rôle sans jamais me lasser.

« Elle n’était pas jolie, jolie, cependant ; à la rue, sa tête n’accrochait point le regard, mais à peine arrivait-elle sur les planches que sa physionomie s’illuminait, ses yeux gris lançaient des flammes, sa bouche ensorceleuse avait dans les commissures des coquetteries charmantes. Elle se donnait au public, chantait avec des caresses dans la voix ; lorsqu’elle détaillait un couplet, on aurait dit qu’elle envoyait des baisers.

« Ah ! c’était la Belle Hélène rêvée ; le soir de la première la salle fut comme secouée d’un grand frisson. Schneider était si femme, si voluptueuse, sa voix avait par instants une telle mollesse, ses gestes dégageaient des langueurs si pâmées succédant à un jeu fiévreux, à une diction saccadée, que l’impression fut exquise, et de l’orchestre aux galeries monta un immense bravo.

« C’est que Schneider ne jouait pas la femme de Ménélas avec des finesses et des sous-entendus plus ou moins réussis, mais elle incarnait une Hélène assoiffée d’amour. Ah ! oui, elle était bien belle. »

En écoutant Scriwaneck qui évoquait ces anciens souvenirs, je pensais à la rapide et étrange fortune d’Hortense Schneider, qui arrivait de Toulouse timide et gauche, pour débuter aux Bouffes des Champs-Élysées dans une pièce qui s’appelait la Pleine Eau. Le livret était de Ludovic Halévy, qui avait cru bon de se cacher sous un pseudonyme, et la musique du comte d’Osmond.

C’était Offenbach qui avait découvert Schneider, dans une sorte de théâtre ambulant, où elle était fort malmenée par le directeur, qui la battait.

À Paris elle commença par habiter un piètre appartement de la rue Geoffroy-Marie ; c’est là que Delaage, un fervent du magnétisme, lui prédisait qu’elle serait une grande-duchesse au théâtre et pour de bon quand elle voudrait.

Scriwaneck, qui m’a reçue dans une petite chambre de Sainte-Périne, un gentil coin tout encombré de couronnes d’or, anciens trophées de sa carrière artistique, prend plaisir à me détailler les péripéties de la Belle Hélène. Elle conte le « truquage » de la répétition générale. La censure, effrayée, méfiante, inquiète, était accourue, craignant les allusions au régime impérial et redoutant les satires sur la société, dont le luxe allait croissant.

Schneider, prévenue, sut donner à son jeu une telle insouciance, une si paisible allure, escamotant les situations difficiles, éteignant les effets, que les censeurs se retirèrent ravis. Ils déclarèrent la pièce très drôle, approuvèrent couplets, décors et costumes.

Le soir de la première, un changement à vue s’opéra. La Belle Hélène se montra ce qu’elle était pendant les répétitions, cingla en des tirades âpres, en des critiques mordantes, les trônes et les religions.

Il y eut dans la salle un peu de stupeur.

Et, gamine, Scriwaneck, s’écrie :

— Ah ! pour un tour bien joué, je vous assure que ce fut réussi.

Pour terminer cette hâtive reconstitution, voici le tableau des Variétés le soir de la première, tracé par Albert Vizzentini, dans une chronique d’un chef d’orchestre :

« Tout le monde se range avec empressement, Mlle Schneider descend l’escalier : Hélène est emmitouflée jusqu’au cou. Dame ! il faut soigner sa jolie voix. Reine du théâtre, elle a pris au sérieux son emploi de prima dona, et je louerais volontiers son goût, sa méthode, son jeu fin et spirituel, si elle ne gâtait tout mon plaisir par un geste de gavroche en délire.

« Sa supériorité est dans ce mot : le charme, et c’est à force de sourires et de câlineries qu’elle se fait pardonner un mot débraillé ou une cascade impossible. »


Telle était la Belle Hélène d’il y a quelque trente ans, cette Hortense Schneider dont le luxe, les bonnes fortunes et les diamants révolutionnèrent la société de la fin de l’Empire.

En remuant ces souvenirs, c’est tout un monde élégant, frivole, joyeux, qu’on réveille. La Belle Hélène, jouée un peu avant 1867, vit son succès grandir avec l’Exposition. Et voilà la pièce reprise, au moment où une nouvelle Exposition s’apprête. On va donc offrir aux enfants la même pièce qu’ont jadis applaudie les pères. Mais l’esprit est bien changé. Ce qui semblait une satire mordante nous paraît aujourd’hui une innocente fantaisie sans grande importance. Une autre actrice redit les mêmes couplets pendant qu’une vieille, en cheveux blancs, se barricade dans sa villa de l’avenue de Versailles, de peur qu’un journaliste importun ne vienne lui apporter les échos de cette reprise qui lui rappelle le temps éloigné où, jeune et belle, elle incendiait de fièvre les parterres cosmopolites de cette année 1867 — le lendemain de Sadowa et la veille de Sedan — hélas !