Notes et impressions d’une parisienne/19


Le Reportage


14 juillet 1899.


Les grandes fêtes périodiques comme ce 14 Juillet que Paris va célébrer aujourd’hui mettent en relief l’évolution de la presse dans notre pays. Si vous parcourez les journaux, vous n’y verrez pas comme il y a vingt ans les articles dithyrambiques sur la grande journée de 1789, depuis le moment où la foule s’emparait des armes des Invalides jusqu’à l’heure où elle envahissait les cachots de la Bastille.

Ce que vous trouverez, ce sont les récits détaillés, anecdotiques, des préparatifs de la fête, depuis l’organisation des bals de quartier jusqu’à celle de la promenade des soldats sénégalais sur la Seine.

Et demain vous chercherez en vain le parallèle philosophique entre la victoire populaire de la Révolution et la célébration plus ou moins enthousiaste de l’anniversaire ; c’est un article démodé, un genre fini, moisi, suranné. Ouvrez les vingt journaux de Paris, — je parle de ceux qui se donnent la peine d’avoir une rédaction, — et vous lirez de pittoresques comptes rendus de la journée parisienne qui montreront la grande ville, toute palpitante de vie, toute brillante de lumière, emplie du bruit des musiques et des chants.

Ceci a tué cela.

Le reportage a étouffé l’article doctrinaire.

Reporter !

Le mot est vilain, l’appellation disgracieuse, mais enfin il est ainsi, prenons-le tel que l’usage l’a imposé, et saluons-le comme le triomphateur du jour.

Le reportage règne, il gouverne, il est vainqueur, il détrône peu à peu les antiques rubriques, les vieilles formules, les pontifes poncifs, les raisonneurs et les prêcheurs. C’est le favori du moment. Le lecteur court à l’article d’« actualité », gardant pour les heures de loisir, s’il en reste, la chronique à thèse où de braves philosophes en chambre s’efforcent encore de prouver tous les matins que deux et deux font quatre, ce dont — entre-nous — le bon public se doute bien un peu.

Comme tous les conquérants, le reportage fut accueilli avec des grincements de dents et aussi avec des acclamations. Les dépossédés, ceux qui sont chassés brutalement des positions agréables où ils s’étaient habitués à se prélasser, devisant devant le lecteur, enfilant les mots sonores, et partageant les cheveux en quatre, ceux-là sont indignés, irrités, furieux, cela se comprend. C’est humain. C’est le cri de désespoir du vaincu expirant.

Le lecteur, au contraire, celui pour qui on écrit, celui qui est le vrai juge et qui demeure le maître, le lecteur acclame le reporter ; il l’accueille, l’encourage, l’excite, le pousse en avant : « Encore ! toujours ! des faits, des documents, des anecdotes, des impressions vécues. »

Chaque jour il réclame une moisson plus abondante.

Il faut en prendre son parti, apporter au public ce qu’il veut, ce qu’il exige, et donner à l’« actualité » sa place, à côté de la rubrique littéraire.

Pourquoi donc, au demeurant, la littérature et le reportage, ne pourraient-ils fraterniser ? Les reporters ont dans l’histoire des devanciers assez illustres pour ne pas être embarrassés si l’envie les prenait de se créer une généalogie de célébrités.

Qui donc disait, récemment, que de toute la littérature historique, ce qui subsistait à travers les siècles, c’était le reportage sous ses diverses formes, et le reportage seulement.

Rien de plus juste.

Sans étaler une pédanterie encyclopédique, on me permettra bien de citer quelques noms qui supportent la comparaison.

Il est des esprits à courte vue, s’imaginant volontiers qu’on écrit des articles de reportage sans plan, sans style, et qu’il n’est pas besoin d’un bien grand bagage littéraire pour devenir reporter, comme si le reporter pour de bon n’était pas le véritable mémorialiste de son temps, le philosophe qui voit passer les événements et les personnalités, qui juge les unes et jauge les autres d’un trait de plume, apportant ainsi jour par jour son feuillet à l’histoire contemporaine.

Tout reporter qui veut peindre ce qu’il voit, noter les fortes émotions de la foule, ses joies, ses chagrins, ses folies, doit être doublé, je m’imagine, d’un historien, un historien sans prétention, sans pose, mais un observateur consciencieux de la psychologie des masses.

Le reportage !

Mais si vous vous êtes donné la peine de conquérir vos brevets — ce qui n’est pas indispensable, mais n’est pas négligeable cependant, — si vous avez appris votre littérature ailleurs que dans les parlotes, derrière les portants de coulisses, ou dans les commérages entre deux visites à Mme Chose et à Mme Machin, vous saurez que, de toute la littérature du passé, ce qui surnage sous des formes diverses, ce sont surtout — j’allais même écrire exclusivement — les œuvres des reporters.

Voulez-vous que nous passions en revue, dans ma bibliothèque de journaliste, les étagères où les grands annalistes sont classés, par rang de date, comme des portraits d’ancêtres dont on n’atteindra jamais la haute taille, mais qui sont un encouragement tout de même à continuer un genre qui a fourni de merveilleuses pages ?

Tenez, voici le vieil Hérodote, avec son histoire devant laquelle les savants se pâment. Cette histoire du solitaire de Samos est un recueil d’observations, de récits vécus, d’interviews même — de dialogues, comme on disait alors. — Hérodote ? Reporter, ne vous en déplaise.

Et Suétone ? Est-ce que ses biographies des douze Césars sont autre chose que des reportages indiscrets avec une liberté de plume un peu hardie, mais que motivaient les vices des empereurs, de César à Caligula ?

Enjambons les siècles. Philippe de Commines n’a-t-il pas fait métier de reporter dans ses Mémoires qui nous ont appris ce que nous savons de plus certain sur le xve siècle ? Je ne parle pas de Brantôme, il n’est ni recommandable ni édifiant, mais Taine vous dira qu’on n’apprend bien l’histoire des mœurs que dans ces anecdotes-là, mais quelles mœurs !

Et Jean Loret, au xviie siècle, consignant tout ce qui se passait chaque semaine, faits remarquables, bruits de la ville ; un reporter, Jean Loret.

Mme de Sévigné, qui nous a conservé par le menu l’histoire intime de son temps, par des conversations, des indiscrétions, des potins, est aussi une reporteresse ; admirable, inimitable, géniale, mais reporteresse tout de même.

Saint-Simon, observateur implacable, qui écrivait, au jour le jour, tout ce qu’il entendait, tout ce qu’il voyait, menait le reportage à l’immortalité.

Plus terne, mais aussi intéressant, l’avocat Barbier, qui, dans son Journal historique et anecdotique du règne de Louis XV, relève les incidents grands et petits de Paris, et de ce fait appartient à l’école du reportage.

Attendez, ce n’est pas fini.

Connaîtriez-vous vraiment la Révolution française, malgré mille volumes entassés, si vous n’aviez sous la main ces Tableaux de Paris, de Sébastien Mercier, un reporter qui écrivit ses « au jour le jour » sur les banquettes de la Convention où il siégeait.

Mme de Girardin, dans ses Lettres parisiennes du vicomte de Launay, a condensé dans des reportages habiles et des interviews indiscrètes l’histoire anecdotique du règne de Louis-Philippe. Et quand on veut connaître les premières années du deuxième Empire est-ce qu’il ne faut pas lire les Mémoires prohibés mais si captivants du comte Horace de Viel-Castel, qui a fait du reportage en pleine cour des Tuileries, soulevant les rideaux des alcôves et les tentures des boudoirs, mais laissant des eaux-fortes de ce monde brillant où le lieutenant de Galliffet conduisait le cotillon au sortir d’un sermon du père Ventura ?

Enfin, plus près de nous, est-ce que Goncourt, dans son Journal, dont chaque feuillet est une page de littérature satirique, a fait autre chose que du reportage ? Je ne parle que des morts, les vivants sont trop nombreux, depuis ceux qui siègent à l’Académie jusqu’à notre vaillante Séverine, dont les reportages des grandes grèves sont des pages où palpitent les passions et où les humbles hurlent leurs souffrances.

Voilà pour le passé.

Hier, les lettrés seuls allaient chercher ces reportages dans les livres où ils s’étaient réfugiés ; aujourd’hui, avec la diffusion de la presse à un sou, la curiosité intelligente s’est démocratisée, et le lecteur réclame tous les matins ce que les gourmets de jadis ne trouvaient que dans les « Mémoires ». De là, le triomphe du reportage contemporain, qui a été précédé par la fantaisie américaine et par la hardiesse anglaise. Dépouillé de cet exotisme qui ne saurait s’acclimater chez nous, il est entré dans nos mœurs, il n’en sortira plus. Nous l’avons fait nôtre, en France, en lui donnant une forme aisée qui n’est pas définitive, cette forme de la grande actualité parisienne, avec la triple difficulté à surmonter tous les matins : la sûreté de l’information rapide, la probité dans l’indiscrétion arrêtée à temps, et la forme littéraire à trouver, forme sans laquelle il n’y a pas de journalisme français.