Notes et impressions d’une parisienne/05


Le Chauffeur Lecoq
conducteur du premier fiacre automobile


20 septembre 1898.


Très couru et très difficile à trouver, le n° 16 000, toujours retenu d’avance ; on s’inscrit, ma parole, aux bureaux de la compagnie, et on postule pour prendre rang.

Comme tout le monde, je voulus converser quelques minutes avec celui qui, depuis une quinzaine, sillonne Paris, signalé ici et là comme une curiosité.

Grand, mince, jeune, l’allure posée et honnête dans une très correcte livrée bleue à passepoils rouges qu’étoilent des boutons dorés, il a vraiment belle mine sous la casquette de « chauffeur », le cocher Lecoq.

Avec cela, poli, complaisant, l’air plutôt d’un ingénieur que d’un automédon. Voilà qui nous changera un peu des façons insolentes de messieurs les chevaliers du fouet, qui ne se privent pas d’être grossiers, après les stations prolongées chez le mastroquet du coin.

Lecoq, avant d’entrer au service de la Compagnie, était chauffeur-mécanicien sur les chemins de fer du Nord.

— Oh ! fait-il en souriant, le métier me connaissait déjà.

— Quel est le genre de clients que vous avez conduits jusqu’ici ?

— Des gens riches, pour sûr, car ils ont été généreux, et je n’ai guère roulé que dans les beaux quartiers. Pour bien dire, ce ne sont pas à des courses qu’on m’a employé jusqu’ici, mais plutôt à des promenades.

— On vous prenait par curiosité, en un mot.

— Oui, absolument.

— Vous n’avez jamais stationné, alors ?

— Si, deux ou trois fois, près du Grand-Hôtel ; j’ai même maraudé, une seule fois, par exemple.

— Ah ! ah !

— C’était près du canal Saint-Martin, je venais de conduire un monsieur, et je m’en retournais doucement, quand deux clients me font signe ensemble. J’arrête, mais je ne savais comment faire pour charger. Ils voulaient tous deux m’avoir hélé le premier.

— C’est moi, disait l’un !

— Non, je vous demande pardon, j’avais appelé avant vous.

— Non.

— Si.

Ils n’en finissaient pas. Ils entouraient la voiture, tiraient la portière chacun de leur côté.

— Enfin ?

— Ils se sont arrangés en montant tous les deux.

Je m’informe aussi des accidents et de la vitesse permise. Depuis le 8 septembre, époque à laquelle le n° 16 000 a fonctionné, pas une seule fois il n’a eu le plus léger accident avec les autres voitures. Comme vitesse, il marche à raison de cinq kilomètres à l’heure, et peut, sans s’arrêter, fournir douze heures de travail.

Le prix des places est au tarif habituel, à trente sous la course et deux francs l’heure.

La Compagnie tient une comptabilité régulière des recettes du fiacre 16 000 pour établir ses règlements futurs relatifs aux « chauffeurs ».

— Mais dès à présent, me dit Lecoq, on peut compter que l’on exigera des conducteurs des journées maximum de 25 à 30 francs, au lieu de 18 à 20 que paient les cochers ordinaires.

Après cette conversation une course dans le fiacre 16 000 s’imposait. Il m’attendait en face de chez moi, dans la rue Notre-Dame-de-Lorette, et je pus constater le vif sentiment de curiosité qu’excitait ce sapin fin de siècle.

Plus de soixante personnes entouraient la voiture, faisant à haute voix leurs réflexions.

Le coupé est vaste, bien garni ; il y a un strapontin, ce qui permet de prendre place à trois ; une petite lampe électrique, mise en action par un bouton, fournit, le soir, une lumière dont les voyageurs apprécieront la commodité.

Un léger soubresaut, et nous voilà partis. On dévale la pente un peu rapide de la rue sans un cahot, on circule au carrefour Châteaudun dans un dédale de voitures, d’omnibus, de bicyclistes et de piétons. Le conducteur arrête, ralentit, aussi librement qu’avec le cheval le plus pacifique et le mieux dressé. Une légère critique, pourtant, le moteur produit un ronflement assez pénible, qui étourdit un peu et rend la conversation difficile.

Le 16 000 est peu gracieux à l’œil : mais ce n’est qu’un essai, une vieille caisse ayant longtemps circulé et qui fut aménagée. Telle quelle l’automobile actuelle coûte 20 000 francs cependant.

Au siège de la Compagnie j’apprends qu’on nous prépare, d’ici peu, tout un lancement de fiacres électriques qui seront combinés de telle sorte qu’ils présenteront l’hiver l’aspect de coupés et se transformeront l’été en victorias.

Ainsi, selon toutes probabilités, nous pouvons dire adieu à « Cocotte » et au cahin-caha berceur des rosses fourbues.

Nous n’y perdrons sûrement pas. Au contraire.