Notes et impressions d’une parisienne/06


La Vente Zola


12 octobre 1898.


C’est presque une première, un événement parisien. Dès dix heures du matin, de nombreux curieux se massent rue de Bruxelles, devant la large porte cochère du 21 bis, où les grandes affiches placardées annonçant la vente sont lues à haute voix par les badauds accourus.

Les plaisanteries se croisent, les éclats de rire fusent, on se divertit sur le dos de l’huissier Loison, qui arrive pour procéder au récolement des objets figurant au tableau de vente.

Des voitures, à tout instant, s’arrêtent, amenant des amis, des fidèles de la mauvaise heure, qui fendent la foule pour parvenir jusqu’au timbre d’appel. On entend résonner la sonnerie, et la lourde porte s’ébranle, provoquant les lazzis des gavroches en rupture d’atelier qui lancent des réflexions amusantes.

— Ah ! dit un ouvrier zingueur, ce n’était pas la peine que le Loison s’escrime à inventorier tout le mobilier, le grand vestibule suffisait bien avec tout ce qu’il y a dedans.

— Tu connais donc la cambuse ? interroge un pâle gamin.

— Pour sûr, et c’est chic, que je ne te dis que ça ; c’étaient des gens rudement rupins.

Les flâneurs prêtent l’oreille et s’applaudissent d’être restés pour voir toutes ces belles choses.

— Au moins, murmure une brave femme, on pourra dire qu’on est venu chez M. Zola !

C’est bien là le sentiment qui, en dépit de l’heure qui s’avance, fige à la même place ces deux ou trois cents spectateurs.

On potine, on se raconte que M. Mirbeau vient de réitérer son offre de solder à condition le montant de la somme due aux experts, mais que, Me Loison ayant opposé un refus formel, ces messieurs se rendent chez le président Pain ; suppléant des référés. La grande porte, en effet, s’est ouverte, et l’on suit des yeux la voiture qui emmène les huissiers et M. Mirbeau. Peu de temps après, on apprend que les conclusions de Mme Zola sont rejetées et que la vente est pour une heure.

Il est juste, à ce moment, midi vingt-cinq, l’animation diminue, les estomacs crient famine, et, après une petite ovation à Marcel Legay, qui passe, le feutre au vent, les lignes se rompent. Les plus enragés prennent quelque répit.

À une heure, la foule augmente et l’entrain croît ; la note dominante est du reste loin d’être hostile ; on s’amuse de ce spectacle imprévu, et les paisibles habitants de la rue de Bruxelles apparaissent à leurs fenêtres et à leurs balcons, armés de jumelles de théâtre.

Les sergents de ville font leur entrée en scène, bousculent de-ci, de-là, séparent les curieux et organisent une haie ; un grand jeune homme s’écrie :

— Tiens ! c’est comme à la Roquette, on n’attend plus que M. Deibler.

La rue se remplit de minute en minute, et l’on commence à s’impatienter ; il est une heure quarante-cinq exactement.

— Voyons, est ce pour aujourd’hui ?

Les priseurs sont peut-être en grève !

Lentement, lourdement, le portail à deux battants s’ouvre. Une clameur monte :

— Enfin !

Et c’est un véritable assaut, on se rue vers le grand vestibule, qu’on aperçoit bondé de monde. On reconnaît : MM. Fasquelle, Bétry, huissier de Mme Zola, M. Monira, secrétaire de Me Labori, Me Collet, avoué, M. Mirbeau. Des dames, des intimes de Mme Zola, sont au premier rang.

Le commissaire-priseur bafouille quelques paroles.

Presque aussitôt une table est désignée comme premier objet devant être mis aux enchères.

C’est un guéridon Louis XII, assez beau et fort bien conservé.

— 120 francs ! crie le commissaire-priseur, brandissant son marteau d’ivoire.

Mais une voix retentit.

— Trente-deux mille francs ! à moi l’enchère ! C’est M. Fasquelle, l’éditeur et l’ami d’Émile Zola.

La petite formalité est finie, la vente est terminée, le grand porche crache le flot des amis entassés sous le hall, les portes roulent, se referment, et l’hôtel, tout secoué par cette invasion, reprend sa vie calme et paisible, cependant que les curieux dévalent par les rues avoisinantes, répétant sur leur passage :

— Vous savez, je viens de chez Zola, c’est d’un cossu là dedans…

Tous les Marseillais n’habitent pas la Cannebière.