Notes et impressions d’une parisienne/04


Sur la Place de la Roquette

Ne pouvant payer son échéance, le champignonnier Carara tua le garçon de recette et fit brûler son cadavre dans un four.


26 juin 1898.


Il pleut, la nuit est noire, sinistre, il fait froid.

Des ombres vont, viennent sous la lueur vacillante des becs de gaz, tels des spectres. On s’aborde, timidement, à voix basse, un petit frisson à fleur de peau.

Il est une heure de la nuit, et l’on se trouve devant la grande Roquette, éveillée pour l’exécution qui s’apprête.

La voiture qui contient les bois de justice est déjà là. Les aides en blouse bleue, très tranquilles, travaillent.

Méthodiquement, pièce à pièce, la machine odieuse se monte.

Voici d’abord les traverses : elles forment une large croix, que l’on assujettit, avec mille précautions, à l’aide du niveau d’eau, calant ici, calant là, avec de minces planchettes.

Les écrous sont serrés, à la lumière d’une lanterne dont la flamme voltige falote.

Autrefois le gibet expiateur se dressait au grand soleil, comme un suprême exemple ; aujourd’hui il s’aplatit au ras du sol, telle une machine honteuse.

Les conversations, en dépit de cette cérémonie qui poigne, s’engagent entre les gens accourus, les uns à la recherche d’une sensation, les autres pour enregistrer les menus détails dont le public se montre friand.

Et l’on entend des lambeaux de phrases dans ce goût :

— Vous n’êtes pas bien ?

— Ah ! non !

— Venez donc ici, la place est excellente, vous verrez couler le sang.

Le bruit sec des bois que l’on assujettit redouble.

Le condamné entend-il ?

Telle est l’angoissante question qui se presse sur les lèvres des spectateurs.

Des habitués de ces assassinats légaux déclarent que le malheureux Carara ne peut rien percevoir des rumeurs du dehors.

Les grands poteaux dont les rainures de cuivre étincellent dans la pénombre se dressent l’un après l’autre.

Le couperet triangulaire est sorti, et les yeux instinctivement le cherchent. On est comme fasciné par cette lame d’acier qui jette ses reflets métalliques dans la nuit qui blanchit.

Ces préparatifs méthodiques des instruments de la mort sont sans grandeur.

On serre les vis, on vérifie la poulie, et les aides examinent le lourd couteau.

Rien de grandiose.

Le long panier est prêt, couvercle rabaissé ; la boîte de tôle qui recevra tout à l’heure la tête est placée.

La pluie en larges gouttes fait lentement toc, toc, sur les bois sinistrement étendus.

M. Deibler s’avance en boitant, et, spectral, fait jouer le déclic à plusieurs reprises pour essayer le couteau.

Les visages des spectateurs se tortionnent en dépit de leur volonté, et nous nous apparaissons les uns aux autres, dans la lumière qui déchire la brume pleureuse, très pâles, les yeux agrandis, la bouche crispée par l’ultime attente.

— Les portes intérieures s’ouvrent, lance une voix.

Et les têtes s’avancent d’un même automatique mouvement. Le silence plane. C’est l’unique minute de grandeur.

Les grilles, avec un bruit lent, s’effacent. Les hommes se découvrent en dépit de la pluie qui tombe. L’angoisse atteint son maximum d’intensité. Le condamné apparaît telle une loque lamentable.

Affalé, le corps replié, soutenu par le prêtre, il déambule ; sa tête brune, étrangement décomposée, se détache, dans l’aube crue. On dirait un mort vivant.

La gorge se serre, la langue s’assèche, on halette d’angoisse. Et les yeux que l’on voudrait fermer demeurent agrandis par l’épouvante, rivés sur ce tableau dont la rétine s’imprègne pour en garder éternellement l’instantané.

Il y a vingt pas jusqu’à la terrible bascule, et ces vingts pas semblent durer des heures.

— C’est un veau que l’on conduit à l’abattoir, dit près de moi un agent de la sûreté qui a déjà vu une quinzaine d’exécutions. Ah ! le pauvre diable !

À un mètre des poteaux qui se dressent, entourés d’un cercle de gendarmes à cheval, sabre au clair, Carara, par un dernier effort de la bête révoltée, relève la tête et regarde, un effroi dans les yeux, le couperet qui luit dans les premiers rayons du jour.

La pluie a cessé tout à coup et de la terre monte une buée chaude.

Avec une tendresse fraternelle l’abbé Valadier embrasse le condamné. Il le serre dans ses bras l’espace d’une seconde. Le visage transfiguré, on dirait qu’il veut communiquer au moribond la confiance dans les joies de l’au-delà, qu’en suprême consolateur il lui a promises.

Rigide, hideux, le corps s’est étendu tout droit sur la bascule sinistre, et, dernière manœuvre, un des aides saisit Carara par les oreilles, pour entraîner la tête dans la lunette. Une minute s’écoule.

Les dents se serrent, les oreilles sifflent, les cheveux se hérissent, le cœur se contracte, on a froid dans les os.

Est-ce enfin fini ?…

Tel un rapide éclair, le couperet trace un sillon lumineux et s’abat.

On ne voit rien, mais on entend deux bruits sourds : celui de la guillotine qui se déclenche, et le son mat de la tête, qui au fond de la boîte de fer fait « floc », cependant qu’un jet de sang vermeil jaillit et que le corps, secoué d’un soubresaut, s’abat pantelant dans le panier.

Justice est faite, comme l’on dit.

Mais c’est alors peut-être qu’apparaît toute l’horreur de ces exécutions.

Le bourreau, en homme habitué au métier, saisit la tête qui grimace sous les éclaboussures rouges et la jette, avec le corps, dans le long panier, qu’on emporte aussitôt au grand trot des chevaux.

Faut-il l’avouer ? après une telle vision, l’assassin devient presque sympathique et une révolte monte du cœur contre cette société qui s’érige en juge pour rayer un homme du nombre des vivants et lui appliquer la peine du talion.

C’est pour l’exemple, dira-t-on.

L’exemple est mauvais, il propage dans les âmes maladives l’épidémie du crime.

— Bah ! ce n’est que cela ! gouaillent cyniquement les pâles voyous, pourvoyeurs des bagnes. Pas la peine de s’effrayer, c’est bientôt fini.

Et, comme autrefois, parmi les premiers chrétiens, le sang des martyrs donné en pâture aux bêtes appelait d’autres dévouements, le sang répandu sur la place de la Grande-Roquette dégage un relent malfaisant, qui achève d’empoisonner les âmes malades.

Un dernier spectacle restait à voir encore, plus écœurant peut-être que l’exécution.

C’était le démontage de la guillotine et le nettoyage des bois de justice tout ruisselants de jaillissures de sang chaud.

Une fontaine est proche. La boîte de fer où la tête de Carara grimaça son rictus est lavée par le soin des aides ; elle rougit le ruisseau, dont l’eau trouble un peu grasse — et de quelle graisse, grand Dieu ! — s’en va à l’égout.

Au loin, maintenue par des barrières, une foule spéciale, qui est demeurée là toute la nuit, grouillante dans le crépuscule, attend que l’échafaud enlevé on lui permette de se ruer sur la place où une tête vient de tomber.

— Jetez de l’eau, balayez, balayez encore, ordonne le commissaire chargé de maintenir l’ordre aux abords de la Roquette. Qu’il ne demeure nulles taches, j’ai vu de ces brutes-là tremper des mouchoirs dans le sang des assassins et les presser sur leur bouche.

Un cantonnier est requis. Un peu pâle, la main tremblante, de son balai de bruyère, il chasse devant lui la boue rougeâtre.

C’est ignoble ! écœurant ! monstrueux ! M. Deibler, aidé de son fils, veille à ce que son instrument de travail soit doucement remis en place. On éponge, selon ses ordres, le couteau ruisselant et les traverses brunes dans les rainures desquelles demeure du sang encore chaud. M. de Paris rappelle au directeur de la prison que c’est sa deux centième exécution et que, durant cette longue carrière, il n’a supplicié qu’une femme.

C’est fini.

La voiture disparaît avec les aides et le bourreau. La foule, comme une meute enfin lâchée, accourt en reniflant jusqu’à l’endroit du supplice.

Des têtes immondes, aux yeux glauques, aux nez écrasés, coiffées de casquettes avachies, des têtes dont on rêve la nuit quand des cauchemars traversent le sommeil, se penchent comme pour chercher des traces de sang.

— Tiens ! il n’y a plus de raisiné, s’exclame un être famélique, aux pommettes saillantes, aux doigts spatulés, graine en germination pour la guillotine.

Des femmes, en robes fripées, accourent aussi, tricoteuses sinistres, au bras de ces chevaliers de la rouflaquette, rôdeurs de barrière, repris de justice, qui se repaissent volontiers les yeux de ces spectacles comme pour s’aguerrir dans le crime.

Au coin le plus proche, chez un traiteur dont la boutique est demeurée ouverte toute la nuit, des garçons de café jouent au billard tout en parlant de l’assassin ; d’autres font une partie de cartes pour se remettre, disent-il, de leur émotion, cependant que sur le zinc un groupe de garçons dégingandés, hâves, réclament avec bruit six « vertes » tout en chantant sur l’air bien connu :

Carara ! boum !
Ça y est !

Il est près de six heures. Paris s’éveille avec des appétits de plaisirs et un intense besoin de vivre, qui se traduit par le mouvement des ouvriers qui dévalent des rues populeuses pour se rendre au travail, par le va-et-vient des marchands qui reviennent des Halles chargés de provisions, par la fébrilité qui s’empare de la grande Cité, par les cris des camelots hurlant déjà les noms des feuilles du matin.

Tout endolorie par les souvenirs de cette nuit d’angoisse, ma pensée s’en va soudain vers les enfants du supplicié, pauvres innocents qui peut-être en cet instant frottent leurs paupières avec un geste joli et appellent dans leur demi-sommeil « papa », ce papa qu’on leur a pris et dont je viens, dans un horrible cauchemar, d’entendre rouler la tête avec un bruit sourd.

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