H. Simonis Empis (p. 1-4).

NOTES
D’UNE FRONDEUSE

LIBERTÉ – ÉGALITÉ – FRATERNITÉ

14 juillet.

Liberté ?

Cette nuit, sur la plage d’asphalte que dominent mes croisées, des épaves humaines, le père, la mère, et deux petits, avaient échoué sur un banc. Des hauteurs où, bien malgré moi je plane, on ne distinguait rien, qu’un tas de chairs grises et de nippes terreuses d’où émergeaient, par-ci par-là, un bras, une jambe, au mouvement lent et douloureux comme une patte de crabe écrasé.

Ils dormaient, serrés les uns contre les autres, blottis en un seul tas, par une habitude de meurt-de-froid – même sous cette tiède nuit d’été !

Des agents sont venus qui ont tourné autour, les flairant du regard, avec cette curiosité hostile des chiens de garde et des sergots envers les mal vêtus – pas trop méchants, pourtant. Ils ont tapé sur l’épaule de l’homme, qui a sursauté, s’est frotté les yeux, s’est mis debout d’un effort de reins, décalant le groupe où les moutards, éveillés brusquement, ont commencé de crier.

Aux gestes, j’ai compris qu’il racontait leur histoire ; et encore aux larmes silencieuses de la femme, s’épongeant les yeux avec le coin de son tablier, tandis que l’autre, en les rappelant, ravivait ses douleurs.

Ni des gouapes, ni des bohêmes — des ouvriers ! Des ouvriers parvenus aux plus extrêmes limites de la détresse ; ayant tout engagé, tout vendu, tout perdu !

Seulement, une consolation pouvait demeurer à cet infortuné : celle d’avoir vécu en homme libre dans un siècle libre ; et les drapeaux pavoisant l’auberge de la Belle Étoile (son dernier gîte !) rappelaient éloquemment combien il était heureux, pour lui et les siens, d’avoir été « délivrés » un siècle avant !

Misérable, oui — mais électeur et citoyen ! C’est tout de même bien profitable qu’on ait affranchi plèbe et glèbe !

Quand il a eu fini, les gardiens de la paix ont conciliabulé, avec de grands écarts de bras qui semblaient dire : « Que faire ? »

Rien, évidemment, qu’obéir à la consigne, exécuter la loi… la loi équitable qui a succédé à l’affreux règne du bon plaisir !

Au nom de la liberté, ils ont emmené l’homme libre et sa nichée au poste — lui, résigné, courbant le dos ; la mère et les enfants, créatures inconscientes des bienfaits de l’indépendance, presque allègres à l’idée que la captivité leur réservait un lit et du pain…

Égalité ?

Sous mes fenêtres aussi, hier, vers deux heures, soudain, une galopade de cavalerie, un bruit de roues rapides, des cris ! Dans son landau, c’est le Président qui passe…

L’enthousiasme n’a rien d’excessif, mais, cependant, des gens lèvent leur chapeau, braillent, courent derrière, avec un grand élan de domesticité.

Comme c’est heureux, quand on y réfléchit, pourtant, qu’il y a cent ans on ait coupé le cou à un roi ; qu’il y a vingt et un ans, on ait renversé un empereur ! Plus de sceptres, plus de trônes, plus de couronnes !

Rien que la monnaie de la monarchie : roitelets à l’Hôtel-de-Ville, roitelets au Palais-Bourbon, roitelets au Luxembourg, et ce spectre de souverain coûtant cher, mais ne régnant point. Ah ! la nation a vraiment gagné au change !

Fraternité ?

Sur le pavé, encore le pas des chevaux, le roulis de l’artillerie, un tumulte de horde régulière qui passe, avec des cliquetis d’acier. Ce sont des régiments qui partent à la revue.

Et les hurrahs, les bravos, s’en vont moins à ces braves petits soldats à figure rougeaude, tout suants et tout soufflants sous l’œil dur des gradés, qu’au formidable attirail de tuerie qu’ils traînent.

Ah ! les beaux fusils, qui portent si juste et se chargent si bien ! Ah ! les jolis canons, ouvragés et fins comme de l’horlogerie, avec leur cou de sloughi, leurs flancs évidés, leur museau long qui mord à tant de distance !…

Comme tout cela en fera couler, du sang ! Comme tout cela hachera menu, menu, menu, comme chair à pâté, la viande humaine !

Et du regard, de la voix, la multitude flatte ces bêtes de massacre qui, au premier signe pourtant — vous le savez, Ô prolétaires ! — enfonceront aussi bien leurs crocs en peau française qu’en peau teutonne !

Hélas !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Et, tandis que vers mon logis mélancolique montent les clameurs des passants, je songe aux roublardises antiques, livrant pour un jour Rome à ceux qu’on opprimait toute l’année ; leur donnant, vingt-quatre heures durant, plus que la liberté : la licence ; leur laissant traiter en égaux les plus hauts de la République, fraternisant avec eux parmi les réjouissances, — et profitant de la torpeur de leur ivresse pour, le lendemain, à l’aube, alourdir leurs fers, augmenter leur tâche, leur dénier toute justice et tout droit !

Danse et ris, bon peuple de France, si tel est ton caprice ; mais ouvre l’œil en même temps ! L’anniversaire que tu célèbres n’est pas tien ; la victoire qu’on fête n’est pas tienne ; et pour toi, nigaud, ainsi que le Veau d’or, la Bastille est toujours debout !

Quand la prend-on ?…