H. Simonis Empis (p. 5-10).

LA MAISON DU COIN DU QUAI


Avant-hier, les députés ont failli ne pas tenir séance, n’étant guère plus de huit douzaines, disséminés sur les bancs de l’hémicycle comme hannetons sur les premières feuilles.

Malheureusement, on a passé outre. La Chambre a perdu là une belle occasion d’être utile, en se suicidant pour un jour.

C’était toujours vingt-quatre heures de gagnées — et — en vingt-quatre heures sait-on jamais ce qui pourra éclore, dans ce Paris exquis et fou ?

Oh ! cette Chambre !…

J’ai passé là des heures, qui toujours m’ont semblé brèves, à écouter, non pas ce qui se disait à la tribune — à quoi bon ? — mais ce qui se disait autour de moi, dans le public ; à regarder, non point les visages d’honorables qui s’efforcent de ressembler à leur photographie, mais les bonnes faces étonnées et curieuses des naïfs qui, entrés avec respect, sortaient avec colère… une colère gouailleuse parfois, qui avait des mots à l’emporte-pièce et des trouvailles de génie !

Étant femme, je n’allais point dans la tribune de la Presse, changement de milieu qui me permettait d’habiller à neuf mon esprit : d’échapper au « métier », à ses traditions, à ses habitudes, à ses jugements préconçus, à son parti pris de dénigrement ou de louange, à tout ce qui fait enfin du journaliste chargé « d’éclairer l’opinion » un isolé sourd et aveugle — pas muet, hélas ! — enfermé dans sa profession comme Robinson dans son île, si de temps en temps il ne s’évade point, ne plonge pas en pleine foule, ne va pas, sous d’autres latitudes, chercher de nouveaux horizons.

N’étant pas une officielle, j’ignorais les voluptés mondaines de la tribune présidentielle ; celle où l’on est lorgnée par les sous-préfets en congé ; celle où l’on a l’air d’attendre sous l’horloge l’avènement de la République athénienne préconisée par M. Jules Simon — la République de toutes les grâces et de toutes les élégances !

Je n’ai pas non plus, je l’avoue humblement, connu les joies austères de la loge des questeurs. Je n’ai pas fréquenté les questoresses ; je n’ai pas voisiné avec les vénérables dames qui auraient pu me dire vers quelle époque M. de Mahy eut l’ouïe libre, en quel temps M. Madier de Montjau fut urbain.

Non ; j’ai apporté une espèce de coquetterie bizarre — j’ai comme cela un tas de sentiments cocasses ! — à rester avec le public : le vrai public, le bon public, qu’au Palais-Bourbon on reçoit comme un troupeau de chiens ; qu’on parque dans une niche grande comme la main, avec défense de prendre l’air sur le seuil lorsqu’on étouffe trop dedans ; qu’on musèlerait presque ; et que les élus laissent parfois gémir jusqu’à la fin de la séance, sans répondre à leurs appels désespérés.

Ce public-là a ses revanches, je le sais bien, quand les faubourgs descendent, et entrent — sans billets ! Mais ces visites cordiales se font vraiment rares…

Et lorsqu’un profane, las de languir, se glisse dans le couloir, il est vite rattrapé, honni, conspué, jeté dehors !

Si ce profane est une femme, et si cette femme parvient jusqu’à la petite rotonde qui précède la salle des Pas-Perdus (quelque chose comme la troisième antichambre du Parlement) l’effroi devient indescriptible. Le petit père Mathieu, chef des huissiers, court prévenir M. Madier de Montjau ; M. Madier de Montjau avertit M. de Mahy ; M. de Mahy appelle à la rescousse M. Martin Nadaud — et tous trois accourent, hirsutes, les bras au ciel, la barbe en avant, tels des dieux scandinaves ! Un cri se répand, lugubre, dans les couloirs : « La Chambre est envahie ! », et le poste prend les armes.

C’est ainsi que le journaliste qui s’appelait Claude Vignon, c’est ainsi que le très aimable écrivain qu’est madame Adam ont dû — renoncer à assister aux séances législatives, plutôt que de rester parquées en leurs tribunes, comme en un ghetto, par la pudibonderie de la République « athénienne ».

Et celles-là étaient des privilégiées !

— Zuze un peu pour les autres ! dirait Clovis Hugues.

Les autres, ceux qu’on bourre et qu’on malmène, constituent cependant une aristocratie ; par rapport au peuple… qu’on ne laisse pas entrer du tout, lui !

La loi dit : « Les séances sont publiques », mais le règlement dit : « Tu ne seras admis qu’avec un carton que tu mettras trois quarts d’heure à ne pas obtenir ; car, tandis que tu fais antichambre, les créanciers, les électeurs influents de province, les amis du concierge d’un député, et autres, arrivent avec un ticket donné d’avance, et emplissent la salle. Tout à l’heure, nous te dirons : Désolés, mon bonhomme, mais nous manquons de place. File ! »

Et le tour sera joué !

Sans compter les mesures vexatoires, et odieuses de la part de ces jacobins qui ont substitué aux droits des seigneurs le droit des mufles.

La blouse n’est pas admise au Palais-Bourbon. Elle ne franchit même pas la grille du quai, ne peut « salir » la cour de sa note blanche ou bleue. « Une mise soignée est de rigueur », et l’ouvrier n’est admis à contempler ses élus que s’il s’endimanche.

Voilà ce que fait pour les siens ce régime d’égalité.

Est-ce que c’est juste ? Est-ce que, à part trois ou quatre tribunes, la salle entière ne devrait pas être livrée à ceux qui en paient l’entretien, le mobilier — et les habitants, par-dessus le marché ? Est-ce qu’on ne devrait pas laisser s’installer, à la bonne franquette, les trois ou quatre cents premiers arrivés ?

Les parlementaires craignent, dit-on, la mauvaise éducation de la foule. C’est qu’ils ne savent pas combien le peuple est respectueux, quand on le traite respectueusement. Parmi les ouvriers, les plus timides que j’aie connus étaient des forgerons, ces rudes gars qui ont des mains comme des éclanches de mouton, et qui font de la dentelle de fer rouge sous leur marteau puissant.

Puis, quand le peuple veut être irrespectueux, il n’a pas besoin de contre-marques pour entrer. Que les députés se mettent bien cela en tête, et que la questure fasse replanter les lilas arrachés par Montjau… ennemi des femmes et des fleurs !

Je sais des insurgés farouches qui assiéraient sur ses artichauts de fonte Madier — ennemi des fleurs et des femmes ! — et qui éviteraient de passer par le petit bastion, s’il était, comme jadis, fortifié de grappes fleuries ; si, pour l’escalade, il fallait briser les cassolettes de parfum mauve se balançant sous le ciel de mai.

Je crois donc que les inquiétudes manifestées sur la « tenue » des électeurs sont pure et simple plaisanterie.

C’est un prétexte, en tout cas.

Si, pour arriver de la rue à l’hémicycle, on fait traverser au patient autant d’épreuves qu’il fallait en subir jadis pour être admis dans la franc-maçonnerie ; si l’on a ce soin d’épurer l’assistance, de filtrer le public, de trier les spectateurs, c’est qu’en effet on a une crainte, mais bien autre et bien autrement grave que celle exprimée tout à l’heure.

Ils ont la peur, une peur irraisonnée, inconsciente, — mais combien juste ! — que le populo ne voie ce qui se passe là-dedans, qu’il n’assiste à leurs débats, qu’il ne les pèse… et ne les juge !

Pour cela, ils ont raison. Et je n’oublierai jamais ma stupeur profonde le premier jour où j’assistai, il y a cinq ans, à l’une de leurs séances.

Cette stupeur-là, je l’ai vue se refléter, depuis, sur bien des visages. J’ai causé, dans ces tribunes, avec des maîtres-gueux et des maîtres-clercs, avec des curés de village et des avoués de chef-lieu. Comme je leur semblais « une personne au courant », ils me priaient de leur désigner « les notabilités ». Très amusée de ce rôle de cornac, je disais les noms : ils ajoutaient leurs réflexions. J’aurais donné lourd pour que les intéressés les entendissent ! Tout ce que la province a de bon sens, tout ce que Paris a de jugeotte, se traduisait en exclamations indignées.

Et quand le chahut parlementaire battait son plein ; quand les glapissements atteignaient leur maximum d’acuité ; quand les couvercles des pupîtres claquaient à tire-d’ailes ; que la représentation nationale semblait une troupe d’Hanlon-Lee atteinte d’épilepsie, une phrase unique résumait impression des contribuables :

— Et c’est pour ça que nous les payons !

Ce n’est pas tout à fait pour cela qu’on les paie ; mais ce qu’on peut affirmer sans crainte d’erreur, c’est qu’ils s’en sont payé « jusque-là », comme on chante dans la Vie parisienne.

Les voici gavés de scandales, truffés de parjures, saoûlés de vin en pot… Et, phénomène bizarre, c’est la France qui a la nausée, c’est le pays qui a l’indigestion !

Moi qui suis d’un naturel doux, je demande simplement que personne ne fasse obstacle, le jour où les électeurs voudront vraiment, — à quelques-uns — causer avec leurs chers élus,

Il y aura ce jour-là une bien jolie séance ! Quand elle sera terminée, on ramassera les morceaux, et, si l’on veut écouter ma faible voix, on fera de la maison du coin du quai un asile de retraite pour les électeurs indigents.

La Sainte-Méline du suffrage universel !