Notes d’un condamné politique de 1838/17

Librairie Saint-Joseph (p. 164-169).


XVII

COMMENT JE DEVINS CONFISEUR.


Je fus, pour ma part, d’abord loué à un Français natif de l’Île Maurice. Il ne m’avait pas loué seul ; nous étions deux : mon compagnon d’esclavage était M. Louis Bourdon. Notre nouveau maître ne faisait pas partie de la crème de la population de l’Île Maurice, il était facile de s’en apercevoir à son langage et à ses manières. Il nous avait loués dans le but ostensible de nous employer à son comptoir ; mais réellement avec l’intention de spéculer sur notre engagement ; car, à peine s’était-il écoulé quelques jours, qu’il nous sous-loua à profit à deux associés, un Français et un Allemand, récemment arrivés à Sydney avec l’intention d’y ouvrir une boutique de confiseurs.

La boutique n’était point encore montée. Pendant trois semaines nous travaillâmes avec nos maîtres, dans un hangar où nous couchions, à confectionner des sirops, des pâtes sucrées et d’autres articles qui devaient orner les tablettes du futur magasin de bonbons, et faire les délices des palais sydnésiens. C’était pour nous quelque chose de nouveau que pareille occupation : j’espère que les pratiques de nos maîtres ont trouvé nos sirops délicieux ; dans tous les cas, nous avons fait de notre mieux, et nous ne nous tenions responsables que de notre part de besogne, que nous exécutions en conscience.

Dans l’état provisoire de l’établissement de nos maîtres, nous étions fort mal logés, en compagnie d’une multitude de rats d’une effronterie remarquable ; mais nous étions bien et abondamment nourris. Il fallait voir quels hommages nous rendions à la bonne table de nos maîtres : nous avions presque honte de trouver tant de satisfaction à manger ; mais c’étaient les cris de joie de nos pauvres estomacs. En un mot, notre situation nouvelle, bien que peu enviable en soi, puisque nous n’étions après tout que des esclaves portant la livrée des criminels, notre situation nouvelle était un paradis terrestre comparée à notre position des années précédentes.

Enfin, après trois semaines de travaux d’atelier, nous nous mîmes, nos maîtres et nous, à monter la boutique, en étalant, sur les tablettes d’un magasin qu’on avait loué, les sirops, les gâteaux et les bonbons. Il arriva alors que mon compagnon, M. Bourdon, et moi fûmes séparés l’un de l’autre ou à peu près, par le genre différent d’occupations qui nous furent attribuées. M. Bourdon, sachant l’anglais beaucoup mieux que-moi, fut mis au comptoir, où il recevait, sous la direction de l’associé français, tout le monde fashionable de Sydney ; tandis que, moi, je restai aux casseroles avec l’Allemand, qui, pour être le meilleur ouvrier des deux associés, n’en était pas le plus aimable. J’ai peu d’aptitudes pour la cuisine, encore moins pour la confiserie : conséquemment, fouetter des œufs, brasser des crèmes, écraser des sucres et récurer des casseroles étaient pour moi des occupations peu attrayantes ; mais, enfin, j’étais esclave et j’obéissais : je puis même me rendre cette justice que toujours j’ai fait de mon mieux, dans l’intérêt de mes maîtres et du public qu’ils servaient.

Cependant, malgré le mal qu’ils se donnaient et malgré nos efforts pour les bien servir, les affaires n’allaient pas aussi bien qu’on s’y était attendu, et notre Allemand surtout n’en devenait pas plus charmant. Depuis un mois que j’étais avec ces maîtres, tous les dimanches j’avais pu aller sans molestation à la messe avec M. Bourdon : le premier dimanche qui suivit notre séparation, causée par la différence de besogne, il n’en fut pas ainsi. Comme je me préparais à sortir avec mon compagnon, l’Allemand vint me signifier qu’il avait besoin de moi pour travailler à l’atelier, me disant, dans son abominable français, qu’il ne connaissait, lui, ni fêtes ni dimanches, qu’il travaillait tous les jours éclairés par le soleil, et qu’il entendait que j’en fisse autant. Je lui répondis que j’étais prêt à lui obéir en tout ce qui était légitime et permis par la conscience ; mais que je ne travaillerais pas le dimanche. J’ajoutai que le dimanche était réservé au repos par les règlements, et que, devant les hommes mêmes, il n’avait pas le droit de me forcer à travailler ce jour-là, pendant lequel des devoirs envers Dieu m’appelaient ailleurs qu’à son atelier. Comme il insistait, je lui dis que j’irais, ce jour même, parler à mon premier maître duquel il m’avait sous-loué, pour qu’il annulât le marché passé avec lui, et qu’au besoin, je m’adresserais aux autorités dont je relevais par ma pénible position.

J’allai effectivement, après la messe, trouver mon maître le Français de l’Île Maurice, et lui contai mon affaire. Celui-ci convint de mon droit à me refuser au travail du Dimanche ; mais il ajouta que, pour lui, il n’avait rien à me donner à faire, et que si je ne pouvais m’arranger avec mes confiseurs, il serait obligé de me remettre au gouvernement. Je pris alors la résolution d’aller moi-même le lendemain au bureau de l’administration dont je relevais, pour y prendre connaissance du rapport que mon premier maître devait y loger, et plaider de mon mieux ma cause.

Je ne dormis pas tout-à-fait tranquille cette nuit-là, tant j’appréhendais d’avoir affaire aux gens du gouvernement ; aussi ne fut-ce pas sans crainte que le lundi matin je franchis le seuil du bureau en question, immédiatement après son ouverture. Je demandai à voir le chef du département en personne, et on m’introduisit auprès de lui. Je vous avoue que j’avais peu de confiance dans cette démarche, dont je redoutais même les résultats ; mais il s’agissait d’une question que je voulais de suite mener à solution.

Le chef était un ancien officier de l’armée, qu’on appelait le capitaine McLean : je lui dis que j’étais un des exilés canadiens, et j’allais lui raconter mon histoire, dans mon très-mauvais anglais, lorsqu’il me dit, avec politesse et des signes marqués de sympathie, en me parlant bon français, que je pouvais me servir de ma langue maternelle, pour lui expliquer mon affaire.

J’eus avec ce gentilhomme une longue conversation qui fut pour moi un véritable rafraîchissement moral, si je puis m’exprimer ainsi. J’avais été, depuis quelques années, si souvent froissé dans mes sentiments et ma dignité d’homme, que je ne me sentais pas d’aise de me trouver en face d’un homme de bonne éducation, chez qui le cœur et l’intelligence étaient au niveau de la position. Cet entretien me réconciliait un peu avec mon entourage et me remplissait d’espoir pour l’avenir. Je suis heureux d’offrir aux bénédictions de ceux qui liront ces lignes le nom de M. le capitaine McLean.

J’avais raconté à mon excellent interlocuteur la transaction par laquelle notre premier maître, le Français de Maurice, nous avait sous-loués aux confiseurs, comment nous avions servi ces derniers avec zèle, fidélité et obéissance, jusqu’au moment où l’Allemand avait voulu me forcer à travailler le dimanche.

Après m’avoir écouté avec bonté, M. le capitaine McLean me fit observer que, d’après la pratique ordinaire, le condamné loué, remis par son maître au gouvernement pour cause de difficultés, était renvoyé dans un établissement pénal pour y travailler pour le compte du gouvernement, jusqu’à ce qu’on pût lui trouver un nouveau maître ; mais il ajouta qu’il n’en agirait pas ainsi envers moi, qu’il savait faire la différence entre les exilés politiques canadiens et les condamnés pour crimes, et que, bien qu’il fût tenu, par les devoirs de sa charge, à nous compter parmi les condamnés, il aimait à reconnaître que nos condamnations n’affectaient en rien notre caractère de gentilshommes.

Usant alors de la latitude qui lui était donnée par les réglements qui définissaient les devoirs et les attributions de sa charge, il me donna un permis écrit et signé de sa main, par lequel j’acquérais le droit de chercher moi-même une situation dans les limites de la ville de Sydney. Je lui exprimai, de mon mieux, ma reconnaissance, et il m’invita, avec bonté et une exquise politesse, à l’aller voir, de temps à autre, à son bureau, pour lui donner des nouvelles du succès de mes démarches.

Il serait difficile d’exprimer la joie dont j’étais rempli, en sortant du bureau de ce digne homme, mon passeport dans ma poche et le cœur plein d’espérance. Enfin je venais de recouvrer en partie la liberté, il me semblait que j’avais grandi de six pouces : je bénissais mon bienfaiteur dont je mettais le bonheur présent et futur sous la protection de tous les saints du paradis.