Notes d’un condamné politique de 1838/16

Librairie Saint-Joseph (p. 158-163).


XVI

UN CHAPITRE QUI COMMENCE ET FINIT PAR LA MORT.


Dans le cours de la seconde année de notre séjour à Long-Bottom, deux de nos camarades tombèrent malades au point qu’il devint nécessaire de les transporter de l’établissement à un hôpital, situé à huit milles de distance.

Gabriel Ignace Chèvrefils était atteint d’une inflammation d’intestins, et Louis Dumouchel, d’une hydropisie.

La maladie de Chèvrefils, d’après l’opinion de notre compagnon le Dr Newcombe, qui, en dehors de ses travaux, exerçait son art au milieu de nous avec toute la charité possible, la maladie de Chèvrefils était due à l’inanition suivie d’un écart de régime. Ce brave, honnête et religieux compagnon était d’une stature colossale et doué d’un appétit extraordinaire, en rapport avec sa taille, lequel appétit il n’avait jamais pu satisfaire une seule fois depuis notre départ du Canada, bien que, quelquefois, il reçût une petite part de ration, tantôt de l’un tantôt de l’autre de ses camarades, qui, pourtant, n’en avaient guère assez. Un soir, s’étant procuré une certaine quantité de ce blé-d’inde grillé dont nous faisions une espèce de café, il en mangea poussé par la faim : ce fut ce qui amena chez lui l’affection dont je viens de parler.

Chèvrefils et Dumouchel furent transportés à l’hôpital à quelques semaines d’intervalle. Aussi longtemps que cela avait été possible, le Dr Newcombe avait prodigué ses soins à ces deux malheureux camarades ; mais sa pharmacie ne contenant que quelques purgatifs, et notre régime alimentaire ne permettant aucun changement de diète, force fut bien de nous séparer de nos pauvres amis. L’hôpital, comme je l’ai dit, était à huit milles de notre établissement, c’est-à-dire dans les limites de Sydney ; c’était un hôpital destiné aux forçats (convicts).

Nos deux infortunés compagnons furent transportés à Sydney sur de la paille, dans un tombereau traîné par un bœuf. Nous les déposâmes aussi doucement que possible dans cette dure voiture, et chacun de nous leur donna un serrement de main accompagné de larmes ; car nous sentions que cet adieu était le dernier. En effet, ils ne relevèrent pas de leurs maladies ; tous deux sont morts sur la terre étrangère. Chèvrefils ne survécut, je crois, que cinq jours à son déplacement, et Dumouchel environ quinze jours. Ce qui nous consola fut la conviction dans laquelle nous étions qu’ils échappaient, à la fois, aux deux exils qu’ils subissaient ensemble, pour aller jouir des délices de la patrie céleste, dont nul ne peut nous priver.

Nous craignîmes, un peu plus tard, d’avoir encore à nous séparer d’un autre compagnon, qui fut soudainement pris d’atroces douleurs intestinales, après avoir mangé d’un morceau de bœuf gâté de nos rations ; mais il en fut quitte pour quelques jours de souffrances, pendant lesquels il demeura cloué à son grabat.

Il y avait vingt mois que nous étions à Long Bottom, lorsque l’ordre vint de nous louer à des habitants du pays, selon l’usage des colonies pénales de l’Australie.

Les forçats, auxquels nous étions de tout point assimilés, en arrivant dans ces colonies de déportation, sont d’abord employés pour le compte du gouvernement à des travaux publics, comme on vient de le voir pour nous. Ce n’est, ordinairement, qu’après une couple d’années de ce travail que ces malheureux passent à une nouvelle phase de leur vie de déportation ; alors on les assigne, c’est la traduction du mot anglais dont on se sert, à des habitants du pays auxquels leur travail appartient, moyennant la nourriture et de légers gages. De ce moment le condamné cesse d’être à la charge du gouvernement, mais il reste sous la surveillance de la police, ayant pour prison la propriété de son maître, ou le circuit désigné dans l’acte de louage. Par la suite, le condamné qui ne s’est pas mis en contravention avec la justice est admis à travailler pour lui-même ; puis, enfin, il obtient sa liberté, et devient citoyen de ces colonies australes.

De cette sorte, il arrive très souvent qu’un forçat se trouve assigné à un ancien forçat devenu propriétaire, quelquefois fort enrichi, quelquefois occupant des charges publiques plus ou moins importantes, et quelquefois un des citoyens les plus respectables du pays.

Les conditions de notre louage étaient : 1o qu’on devait nous tenir à des occupations en rapport avec nos forces, nos aptitudes et nos occupations d’autrefois ; 2o qu’on devait payer pour chacun de nous sept schellings et six deniers par semaine, dont trois schellings et dix-huit sous devaient nous être donnés pour notre entretien, et trois schellings et dix-huit sous devaient être déposés, comme pécule à notre avoir, dans une Banque d’Épargne ; 3o qu’on devait nous donner dix livres de bœuf frais, dix livres de farine de blé, une livre de sucre et quatre onces de thé noir par semaine, comme ration alimentaire.

Les loués sont tenus de préparer et de faire cuire eux-mêmes leurs aliments, et on les loge dans de petites cases séparées de la demeure du propriétaire ; à peu près comme les esclaves noirs dans les plantations d’Amérique. Les heures des repas étaient comme suit : le déjeuner, à sept heures du matin ; le dîner, à midi ; et le souper, après la journée de travail, qui durait de six à six, avec interruption d’une heure pour cuire et prendre le déjeuner, et d’une heure pour le dîner.

Il est défendu au loué de sortir de la propriété de son maître après ses heures de travail. Pour sortir, le dimanche, il doit porter sur lui un permis écrit portant la signature de son maître : sans cette précaution, on est à peu près certain d’être arrêté par la police à cheval, qui bat sans cesse le pays, pour protéger les habitants contre les attaques des coureurs-de-bois (bush-rangers) ou forçats en rupture de ban, lesquels souvent se réunissent en troupes et parcourent la contrée, en se livrant à toute espèce d’excès et de crimes.

Il n’y a pas que les loués qui soient tenus ainsi de justifier de leur régularité, mais les forçats mi-affranchis (ticket-of-leave) ; et les hommes libres mêmes sont obligés de porter des sauf-conduits, s’ils ne veulent pas s’exposer à être arrêtés ; car, lorsqu’un crime a été commis, la police montée n’y met pas grandes cérémonies (c’était du moins le cas à l’époque dont je parle) : elle arrête tous ceux qui ne sont pas connus comme citoyens ou ne sont pas munis de permis ou de sauf-conduits. L’état moral de ces populations rend ces mesures absolument nécessaires. Bien souvent, il n’y a que l’habit de condamné qui distingue le colon du criminel : à part des vieux criminels libérés, il y a là foule de gens qui, pour avoir échappé à une condamnation judiciaire, ne s’en sont pas moins faits à eux-mêmes justice, en s’exilant aux terres australes. Cependant, on trouve, dans cet état si répulsif de société, des citoyens du premier mérite ; au point qu’on ne comprend pas pourquoi ils ont choisi ces colonies pour patrie adoptive. Il y a même d’anciens forçats qui sont, au fond, de très-braves gens ; car ceux que la justice humaine confond sous le nom de condamnés ne sont pas tous au même rang devant Dieu, la conscience et l’honneur ; avec cela que plusieurs ont été les victimes de l’erreur, d’autres, les victimes de l’injustice.

Quoi qu’il en soit, les condamnés politiques canadiens venaient de recevoir l’intimation qu’ils allaient passer à une nouvelle phase de leur carrière australienne ; ils allaient devenir un objet de louage, de véritables esclaves. Pourtant, c’était une grande amélioration dans notre condition ; et la seule chose qui nous fit peine, dans cette nouvelle position, fut la pensée que nous allions être séparés les uns des autres.

Petit à petit, tous nous avions passé de l’établissement de Long-Bottom aux propriétés de nos nouveaux maîtres : un seul de nous restait encore à Long-Bottom, lorsque, par une singulière coïncidence, notre surintendant, dont la santé diminuait depuis quelque temps, tomba grièvement malade.

La Providence avait réglé qu’il ne survivrait pas au départ de ses anciens prisonniers. Il mourut entre les bras charitables du dernier canadien laissé auprès de lui ! Nul autre ne vint l’assister dans ses derniers moments, et pas un ami ne suivit son cercueil au cimetière ! Ses obsèques ne furent pas autres que celles qu’on accorde, en ces colonies pénales, aux restes mortels d’un forçat. La bière était portée sur le même dur et grossier tombereau, traîné par le même bœuf, qui avait conduit nos deux pauvres compagnons à l’hôpital ! Le cortège ne se composait que du canadien, qui conduisait la voiture, et d’un ministre protestant, qui, ne priant pas pour les morts, était venu là pour lire des versets inutiles, auxquels personne ne répondit.