Note sur les évêques du Puy

NOTE
SUR LES ÉVÊQUES DU PUY


(Extrait du procès-verbal de la séance du 4 décembre 1879.)


M. Rocher donne lecture d’une notice destinée à la publicité du prochain Annuaire de la Haute-Loire : notre confrère offre la primeur de ce travail à notre Société. Cette notice concerne Humbert d’Albon, évêque du Puy de 1127 à 1144. Humbert d’Albon, fils de Guigues III, comte de Grenoble, et d’une princesse royale, nommée Mathilde, frère de Guigues IV, premier dauphin du Viennois, prit part à des événements considérables du XIIe siècle. Il reçut dans sa ville épiscopale, entre le 11 septembre et le 18 octobre 1130, le souverain pontife Innocent II, réfugié en France après le schisme de l’anti-pape, Pierre de Léonis, élu par une partie notable du Sacré-Collège sous le nom d’Anaclet. Dans la même période du 11 septembre au 18 octobre 1130, Humbert vit un concile s’assembler en nos murs, pour résoudre cette grave question du schisme, qui troublait et attristait le monde chrétien. Le concile du Puy eut, selon toute apparence, pour président Vulgrinus, archevêque de Bourges : saint Hugues, évêque de Grenoble, s’y rendit, quoique pliant sous le double fardeau de la vieillesse et des infirmités ; c’est grâce aux exhortations de ce vénérable personnage que les Pères du Puy reconnurent pour pape légitime Innocent II, et lancèrent l’anathème contre Anaclet et son légat en France, Girard de Blaye, évêque d’Angoulême. L’histoire de ce synode a fourni à M. Rocher la matière d’une narration fort attachante, appuyée sur bon nombre de pièces, sinon inédites, du moins négligées par nos hagiographes. Le travail de notre confrère met en relief une belle figure d’évêque, que Gissey et le frère Théodore avaient effleurée d’une plume trop rapide, mais l’intérêt principal de la notice dont s’agit réside en deux points d’histoire vellave que M. Rocher a discutés oralement avec une grande compétence.

Ces deux points se formulent ainsi :

1o La substitution, en Velay, d’évêques francs aux évêques gallo-romains à partir de 732 ;

2o Les origines du pouvoir temporel des évêques du Puy.

Abordant la première partie de sa thèse, M. Rocher part d’un principe érigé aujourd’hui en axiome. Il constate que l’Église gallo-romaine resta debout au milieu des ruines qui jonchèrent la Gaule après les grandes invasions. Le clergé national, en effet, résista sur notre territoire aux écroulements des Ve et VIe siècles, et, maintint à peu près intactes sa hiérarchie et son influence. Au lendemain de la conquête, les prêtres et les évêques continuèrent d’appartenir à la race indigène. Les Francs, en fait, sinon en droit, se tinrent éloignés du sacerdoce. Ces étranges convertis avouaient eux-mêmes leur incapacité et leur indignité. Leur seule vocation était celle des armes. Les carrières pacifiques, l’étude des lettres, constituaient pour eux une déchéance. Avant d’entrer dans un cloître, il fallait subir la tonsure. Tondu, on n’était ni leude, ni chef, ni même simple guerrier : on était à peine franc. Des décrets royaux défendirent aux hommes libres l’accès du ministère ecclésiastique. Autour des premiers rois de la dynastie mérovingienne, on ne voit qu’un cortège de prélats gallo-romains. Clovis courba la tête sous l’onction de saint Rémy, le plus illustre représentant des vaincus. Les successeurs immédiats de Clovis respectèrent l’indépendance de l’Église établie, mais, à partir de Chilpéric et de Frédegonde, les nouveaux maîtres comprirent, avec les sûrs ombrages de l’égoïsme souverain, que le monopole des fonctions religieuses assurait aux vieilles familles sénatoriales un empire et une clientèle, très périlleux pour l’avenir d’un pouvoir de date récente.

Les monarques francs se mirent alors à persécuter l’ancien clergé, et du même coup, par des préférences ostensibles, ils provoquèrent autour du trône, dans la classe dominante, l’essor d’une milice ecclésiastique dévouée au nouvel ordre de choses. Les écrits de Grégoire de Tours attestent le double courant du règne de Chilpéric et de Frédegonde : défiance contre les évêques gallo-romains et prédilection marquée pour les rares prélats issus de la race victorieuse. Sous Dagobert, petit-fils de Frédegonde, le conflit est déjà très vif entre le monde clérical du passé et ce qu’on nous permettra d’appeler les couches nouvelles de l’Église. Dagobert est un conservateur, nous allions dire un réactionnaire : il tient pour l’épiscopat des anciens jours ; ses principaux agents sont Eligius, notre saint Éloi, pur gallo-romain, et Audoenus, saint Ouen, un gallo-franc. La complainte ridicule qui salue encore aujourd’hui le double souvenir de Dagobert et de son ministre Éloi, n’est-elle point un écho des rancunes du clergé franc ? Après Dagobert les deux partis, qui se disputent la prépondérance sacerdotale, continuent la lutte. La querelle d’Ébroïn et de saint Léger demeure une énigme, si l’on supprime le duel des deux clergés. Léodegaire, issu d’une maison austrasienne, veut assurer dans le sanctuaire le règne de ses compatriotes : aussi n’est-il pour la faction rivale qu’un chef de bandits. Le biographe du neustrien saint Préjet, dans le portrait qu’il trace de l’alsacien Léodegaire, en parle comme d’un malfaiteur associé à d’autres scélérats… alio sibi in scelere sociato nomine Leodegario. L’Église franque débuta surtout par le monachisme. Beaucoup de fils de l’aristocratie prirent le froc, entre autres saint Philibert, dont certaines reliques, à l’époque des Normands, échouèrent dans notre coin de Goudet. L’abbaye de Luxeuil, fondée par saint Colomban, au point de contact de l’Austrasie et de la Bourgogne, sur les limites de la barbarie et de la civilisation, semble être la souche de toutes les colonies cénobitiques, dues à la seule initiative de la classe dirigeante. Charles Martel favorisa beaucoup l’essor de la nouvelle église : il distribua les évêchés et la meilleure part des bénéfices à ses frères d’armes. Au commencement du VIIIe siècle la suprématie religieuse appartenait aux prêtres d’extraction germaine. Les évêques latinisaient leurs noms : de Wolf ils faisaient Lupus, de Léodegaire Leodegarius ; Donatus, évêque de Besançon, était fils du comte Waldelen. Saint Aile (Agilis) avait pour père le comte Agnoald. Romaric fonda Remiremont. Les évêques germains ne gardèrent franchement leurs dénominations tudesques que lorsque leur entourage, leurs clercs, leurs chanoines furent germains comme eux. La bataille de Vincy (717), qui ruina le royaume gallo-romain de Neustrie, consomma également la chute de l’église de saint Éloi et saint Ouen. C’est à partir de 717 qu’on voit se dessiner cette aristocratie laïque, dont les aînés dominent le sol tandis que ses puînés envahissent le sanctuaire. La féodalité n’a poussé de si profondes racines que grâce à sa double omnipotence temporelle et spirituelle.

Si de l’histoire générale il descend à l’histoire du Velay, le chercheur rencontre chez nous la même révolution ecclésiastique. Comme dans les autres contrées de la Gaule, nos premiers évêques, missionnaires de l’Évangile, sont latins, l’un d’eux, au moins, grec. Georges est un nom hellénique. Ce glorieux apôtre nous vint de la Grèce d’Asie, comme les fondateurs de l’Église de Lyon, saint Pothin et saint Irénée. Les successeurs de saint Georges, sous les empereurs chrétiens et sous les rois mérovingiens, portent des noms de provenance latine… Marcellinus, Eusebius, Paulianus, Evodius, Scrutarius, Faustinus, Benignus, Agrippanus, Dulcidius. Ces prélats sortent évidemment des familles sénatoriales établies en Gaule avant Jules César. Le clergé vellave résista longtemps à l’absorption de la conquête. L’élément gallo-romain garda jusqu’au VIIIe siècle la prééminence dans les cloîtres et dans les basiliques du pagus vellave. À l’exemple de toute l’Aquitaine et surtout du Midi, le Velay fut d’abord réfractaire à l’esprit d’outre-Rhin : le contact germanique ne fit que l’effleurer au début et il garda une longue fidélité à la tradition latine. Toutefois demeura-t-il complètement en dehors de l’antagonisme qui divisa le monde religieux des VIe et VIIe siècles ? Le clergé gallo-romain et le clergé franc ne se livrèrent-ils point bataille en notre église ? Un fait, inaperçu jusqu’à ce jour, laisserait croire à l’existence en Velay de deux partis cléricaux. Certaines de nos paroisses adoptèrent pour patron Léodegaire, saint Léger, le chef de la réaction franque, tandis que d’autres paroisses prirent pour vocables des saints et saintes du parti gallo-romain, saint Préjet, par exemple, l’un des héros du clergé autochtone, dont Avitus, saint Rémy, saint Éloi, saint Ouen restent les types légendaires. Dans ces mutuelles préférences il y a l’indice frappant, on serait tenté de dire la preuve des luttes intestines, qui, à partir de Chilpéric et de Frédegonde, scindèrent en deux factions ennemies l’Église des Gaules.

L’indice que nous signalons (indice précieux en vérité, et dont il est difficile de négliger l’importance quand on traite d’une période où le document se tait d’une manière absolue), cet indice arrive à la certitude, dès que l’on voit, à une époque voisine de la bataille décisive de Vincy, Higelric s’asseoir (732) sur la chaire d’Evodius et d’Agrippanus. Pour Higelric, il n’y a pas de doute. C’est bien un fils de baron, ou tout au moins un membre de la classe libre et supérieure. L’avènement de cet évêque est-il un fait isolé ? Non. À part Basile, successeur immédiat d’Higelric, tous ceux qui viennent après 732 portent des noms germaniques : Torpio, Ronce, Dructan, Harduin, Guy, Norbert, Adalard, Hector, Gotteskalk, et la série ne s’arrête plus. Qu’en conclure, sinon qu’avec Higelric la noblesse franque agit en Velay comme dans toutes les Gaules ? Les vainqueurs ne veulent plus laisser aux vaincus le monopole sacerdotal. Le baronnage, maître du sol, veut devenir maître du sanctuaire. L’évêché du Puy, avec ses privilèges temporels et sa primauté religieuse, passe aux mains des détenteurs du pouvoir ; mais doit-on en induire qu’en s’assimilant l’église vellave, l’aristocratie abdiqua l’héritage de l’épiscopat gallo-romain et prit d’autres idées, embrassa des doctrines différentes. Ce serait une grave erreur de le croire. Un diplomate disait ces jours-ci : « À Rome, on n’est jamais pressé, le Saint-Siège n’est pas comme les gouvernements d’un jour qui comptent les minutes ; la papauté a toujours eu confiance dans le temps ; les mois et les années sont de fort petites choses, vues du haut de l’observatoire romain. » Ce que le diplomate disait de la papauté, on peut le dire aussi bien de l’Église : tout se tient dans l’Église, rien ne s’y perd, rien n’y meurt, et voilà pourquoi l’épiscopat franc maintint dans son intégrité la tradition romaine, qui, depuis Constantin, n’avait cessé d’animer le for extérieur du monde catholique.

Cette persistance de la tradition romaine amène naturellement M. Rocher au second point de sa thèse, c’est-à-dire à l’origine du pouvoir temporel des évêques du Puy.

On a beaucoup discouru sur les origines de la suzeraineté dont nos évêques furent investis d’abord sur la ville et plus tard sur l’entier diocèse. Des théories fort ingénieuses ont été émises à cet égard par des hommes d’une autorité reconnue : M. Mandet, le véritable initiateur de l’histoire vellave ; M. Aymard, qui a mis au service de cette question une critique du meilleur aloi ; M. l’abbé Fraisse, savant modeste et trop avare de ces essais remarquables où le bon sens et l’érudition se marient dans une délicate mesure. Ces esprits distingués ont-ils tenu suffisamment compte des antécédents du pouvoir temporel de nos évêques ? Peut-être la solution du problème est-elle là et non ailleurs.

L’empire chrétien avait affaire à un régime dissous, à une société en ruines. Les institutions étaient belles dans ce régime, empreintes du génie administratif de la vieille Rome, mais à cette vaste machine, si savamment construite, il manquait l’essentiel : la vie morale. Le monde païen s’en allait à la dérive ; Constantin et ses successeurs sentirent que l’unique remède propre à prolonger les jours du moribond résidait dans les doctrines régénératrices du christianisme. L’empire en déclin se rattacha par un effort suprême à l’Église, et, loin de mesurer au sacerdoce le pouvoir séculier, se complut à l’investir des attributions temporelles les plus larges. L’Église devint l’égale de l’État, pour mieux dire elle fut l’État lui-même. Les évêques reçurent dans les cités une prépondérance absolue. On n’a qu’à ouvrir les codes de Théodose et de Justinien pour y trouver les nombreux monuments législatifs, d’où sortit en faveur de l’épiscopat une grande magistrature civile, judiciaire, administrative.

Les évêques furent exempts de la plupart des impôts ; ils eurent à choisir, de concert avec les notables, les défenseurs des villes : ils veillèrent au patrimoine des hospices et autres établissements charitables ; ils furent commis à la tutelle des orphelins, des mineurs, des esclaves, des prisonniers. Leur juridiction, d’abord réduite aux personnes ecclésiastiques, ne tarda pas à s’étendre sur les citoyens de tout ordre. Le recours à l’évêque, en n’importe quelle matière contentieuse, passa vite à l’état de règle. Le régime municipal finit lui-même par se fondre complètement entre les mains du clergé. Les évêques reçurent charge de contrôler les opérations commerciales, de faire respecter les ordonnances sur les jeux de hasard, de vérifier les poids et mesures, et — dernière prérogative, la plus sérieuse de toutes — d’administrer, avec trois notables, les revenus des villes. Ainsi l’évêque, au temps des derniers Césars, par le cours naturel des choses et grâce à l’affaissement public, jouissait en sa ville d’une autorité presque dictatoriale : administrateur, juge, trésorier, ingénieur, chef de la voirie, officier de police, il disposait de tous les ressorts du pouvoir. C’est dans cette situation hors de pair que l’épiscopat eut à se mesurer avec les Barbares. À part quelques changements inévitables, l’évêque resta, sous la domination franque, le premier personnage de la cité. L’esprit conservateur de l’Église, la force de sa discipline, la majestueuse unité de sa hiérarchie garantirent dans ses grandes lignes sa primauté temporelle. Sans doute les tempêtes, déchaînées en Gaule sous les Mérovingiens et les Carlovingiens, altérèrent de temps à autre la puissance des évêques, mais cette magistrature, provoquée par la dissolution de l’empire et que l’inaptitude civile des Francs rendit à son tour nécessaire, se retrouvait à son heure et se relevait constamment de ses échecs. Les Francs innovèrent en politique : au point de vue administratif, ils maintinrent les principales assises du gouvernement intérieur des cités. La tradition romaine continua de vivifier la Gaule des VIIIe et IXe siècles siècles. C’est cette persistance de la tradition romaine qui fit de la haute tutelle des évêques sur leurs villes une institution souple et vivace, parfois démembrée, jamais abolie et couvant toujours sous la cendre des révolutions.

On ne comprendrait guère que l’Église, maîtresse des âmes, seule debout au sein d’une anarchie générale, en possession d’un prestige sans pareil, eût laissé dépérir l’héritage politique, légué à l’épiscopat par les empereurs chrétiens. Loin de là : l’Église tint ferme et eut le dernier mot. Sans doute il y eut des éclipses, des interrègnes dans le gouvernement urbain des évêques. Le principe était méconnu en théorie, foulé aux pieds dans la pratique, mais, nous l’avons déjà dit, les ans glissent sur l’Église : tôt ou tard elle prend sa revanche. Qu’on aille au fond des choses et l’on verra l’Église profiter des révolutions les plus contradictoires ! Ainsi le système de Charlemagne et l’établissement féodal semblent, au premier aspect, l’un et l’autre un démenti éclatant à la puissance séculière des évêques. Charlemagne ébaucha l’œuvre chimérique d’une centralisation universelle. Il envoya dans chaque province des représentants de son autorité : les comtes, et ceux-ci, à leur tour, déléguèrent sur place leur mandat à des lieutenants : les vicomtes. Les Ariman, installés à Polignac, furent d’abord les suppléants locaux du comte de Velay. Cette situation amovible devint un patrimoine de famille avec le capitulaire de Kiersy-sur-Oise (877), qui constitua le régime féodal par l’hérédité des fiefs et des bénéfices. L’évêque du Puy, comme tous ses collègues du dehors, sentit le niveau commun de la centralisation et dut momentanément s’effacer devant les fonctionnaires impériaux, mais, après la mort de Charlemagne, le système du grand homme s’en alla en poudre : les évêques reprirent leurs privilèges, augmentés encore par ce besoin instinctif d’ordre, qui est le salut des temps orageux.

Il en fut de même pour la féodalité, dont les accroissements renforcèrent, en définitive, la domination urbaine des évêques. L’Église fut conviée par les seigneurs au renversement du pouvoir central : les évêques subirent l’alliance de l’aristocratie terrienne, et, malgré quelques hésitations honorables, dont notre cartulaire de saint Chaffre offre le témoignage, firent taire leurs tendresses pour la dynastie carlovingienne et concoururent au mouvement irrésistible qui aboutit à l’avénement de Hugues Capet (987). La féodalité ne pouvait prendre corps et assiette qu’avec la participation de l’épiscopat, mais, dès que le nouveau régime eut été installé sur les débris de la monarchie centralisatrice, une scission inévitable éclata dans les rangs des coalisés. Le système féodal se composait de deux forces antipathiques : l’évêque et le baron. Les deux éléments rivaux entrèrent en lutte au lendemain du commun triomphe. Cet antagonisme, on le voit partout dans l’Europe des IXe et Xe siècles ; partout il aboutit au même résultat : le comte, dans les villes, cède la place à l’évêque, mais, dans les campagnes, la noblesse laïque garde le dessus. Un écrivain d’une perspicacité rare, Ferrari, dans son livre sur les Révolutions d’Italie, peint à grands traits cette guerre intestine, qui troubla les premières heures de la féodalité victorieuse. Cet historien constate, en Allemagne, en Italie, en France, le même phénomène qu’il appelle, à juste titre : la Révolution des évêques. C’est, en effet, le signe invariable de ce temps : du nord au midi, en Gaule, comme au sein des plus petites républiques italiennes, l’évêque détrône le comte dans les cités. On conçoit la préférence des populations urbaines pour une domination plus douce, plus intelligente, ennoblie par le prestige religieux. Suzerain pour suzerain, les habitants des villes allaient droit au pasteur spirituel, dont la houlette féodale pesait moins sur leurs épaules.

En Velay, la révolution des évêques est sensible : on peut reconnaître chez nous, trait pour trait, ce qui se passe dans les régions les plus lointaines. Le comte de Velay, en 924, transmet à l’évêque son pouvoir sur la ville du Puy. Qu’on ne croie pas à un abandon volontaire ! Guillaume d’Auvergne cède à la loi des événements ; notre ville lui échappe, et il la délaisse à Adalard sous la contrainte d’une nécessité inévitable.

Qu’on ne croie pas davantage à un octroi de la couronne ! Le roi Raoul intervient dans l’accord de 924 comme intermédiaire, si l’on veut, comme arbitre. Il donne au traité entre les deux puissances la sanction souveraine : pure formalité, puisque la couronne exerce alors en pays vellave un empire simplement nominal, mais formalité d’un grand prix et dont la valeur se tire du respect traditionnel des peuples pour la royauté. Le comte abdique la suprématie dans notre ville, mais le vicomte, lui, n’abdique pas. Il n’est point partie en l’acte de 924 ; il reste néanmoins avec son pouvoir jadis révocable et devenu héréditaire sous les faibles héritiers de Charlemagne. C’est le vicomte, absent du contrat de 924, qui va bientôt y faire, comme on dit en procédure, tierce opposition ; c’est le vicomte qui soulèvera le conflit avec l’évêque, son rival naturel créé par le diplôme d’Adalard.

Et voyez comme les événements s’éclairent à la lueur des principes déduits par la recherche moderne ! La révolution des évêques affecte dans toute la chrétienté un caractère uniforme. Les évêques chassent partout les comtes des villes et deviennent eux-mêmes des seigneurs citadins. Ils laissent la campagne, les fiefs ruraux au baronnage. Il en advient de même en Velay. Le vicomte ne dispute point à l’évêque la suzeraineté du Puy, mais il fait nettement tête à son adversaire, lorsque ce dernier, franchissant les murailles d’Anicium, veut dominer sur l’entier périmètre du diocèse. C’est vraiment alors que le choc se produit, que l’hostilité éclate, et qu’une guerre longue, implacable, s’allume entre les deux puissances pour aboutir successivement au triomphe de l’évêque en 1213 (hommage du vicomte Pons), puis à l’absorption de la supériorité épiscopale par la royauté (pariage de 1307).

Revenant au point de départ, il faut se demander pourquoi le pouvoir temporel des évêques ressuscite tout à coup en 924 et s’affirme à cette date avec tant d’énergie. Un pouvoir aussi bien armé ne s’improvise pas en un jour. Il faut interroger les précédents des âges antérieurs et alors tout s’explique. Si la suzeraineté judiciaire et administrative de l’épiscopat vellave prévaut en 924, c’est que depuis les empereurs chrétiens cette suzeraineté n’a jamais péri, qu’elle a survécu aux décombres des invasions, à tous les changements de régime ; que, momentanément altérée mais non détruite, elle est restée dans le souvenir des peuples comme un symbole de paix et d’avenir, et qu’enfin elle s’est reconstituée d’elle-même lorsque la société a repris une marche régulière. La persistance de la tradition romaine, si visible dans les habitudes, les lois, les mœurs de la Gaule franque, suffit pour justifier l’invincible ténacité de la magistrature politique des évêques et sa renaissance en notre ville aux débuts du Xe siècle.

Les termes du diplôme d’Adalard attestent eux-mêmes la puissante empreinte laissée en notre province par la civilisation latine. En quoi diffèrent la magistrature organisée au profit des évêques par la législation impériale et le pouvoir temporel consacré par l’acte de 924 ? À part le droit de battre monnaie, droit d’essence régalienne, les évêques du Puy sont replacés au même rang qu’ils occupaient à l’époque de saint Vosy. Ils reçoivent le dominium, c’est-à-dire la souveraineté politique et la propriété civile d’une partie du burgus ; mais sous l’ère gallo-romaine, les édits de Théodose et de Justinien n’assuraient-ils point sous d’autres dénominations les mêmes avantages à leurs prédécesseurs ? Le Forum n’est point le Fort-Tholonéal ou Tholau, comme l’ont si étrangement traduit Médicis et Gissey : cette expression concrète indique les divers attributs de justice, d’administration, de police et même de force militaire, dont se composait à Rome le gouvernement de la cité. Le Teloneum est également un terme générique. Chez les Romains, ainsi que l’attestent Plutarque, Strabon, le jurisconsulte Nonius et divers textes du Digeste, on appelait Telonea les impôts sur les ventes dans les marchés publics, les péages sur les routes, au passage des ponts ou à l’entrée des ports. Ainsi tout dénote la trace du génie latin dans la charte du roi Raoul, tout s’inspire de la civilisation romaine en ce diplôme, le fond des choses comme la forme de l’instrument diplomatique.

En résumé, le pouvoir temporel des évêques du Puy remonte par ses origines à l’ère gallo-romaine. Ce pouvoir avait été établi par les empereurs chrétiens ; il ne disparut jamais de notre ville et se réveilla dans toute sa vigueur aux débuts du Xe siècle. L’accord de 924 n’est point une création, mais une résurrection.

Faut-il en induire que dans le pouvoir temporel de nos évêques il y eut uniquement les réminiscences de la civilisation latine ? Ce serait une conclusion trop absolue. Les institutions humaines n’ont point cette simplicité théorique, mais, dans la renaissance de la magistrature épiscopale en 924, la tradition romaine eut évidemment une part très large et peut-être prépondérante.

L’auteur de la notice sur Humbert d’Albon n’a pas voulu démontrer autre chose, se gardant de toute séduction de système, et il se réserve de revenir plus en détail sur ce point capital de notre histoire.

Avant de finir, M. Rocher demande à traiter en peu de mots une question incidente : il vient de parler du Teloneum de 924 et il ne voudrait pas établir une confusion regrettable entre les privilèges fiscaux accordés à l’évêque et les redevances municipales, créées au profit de la ville sous les noms de tonlieu (où l’on retrouve néanmoins le vieux teloneum), de leyde, d’entrée de vin, de pied-rond, etc. Cette série d’impôts indirects, perçus aux barrières ou sur le carreau des marchés et des halles, tire son origine de la seule initiative des bourgeois du Puy. L’ordonnance de Philippe le Bel, d’octobre 1312, reproduite au 2e fascicule des Mémoires de notre Société, prouve que le poids public, les étalons ou types officiels des mesures à l’usage des transactions commerciales avaient été réglementés par l’édilité anicienne avant le XIVe siècle. Quant à l’impôt des barrières, l’octroi proprement dit, il prit naissance, plus tard, sous le règne de Charles V. Louis, duc d’Anjou, nommé lieutenant général du roi, son frère en Languedoc, au cours de l’année 1360, accorda aux bourgeois du Puy une entrée, intrata, sur tous les vins amenés aux portes de la ville. Cet octroi devait subvenir tant aux subsides royaux qu’à l’entretien des fortifications et aux frais de guerre. L’ordonnance du duc d’Anjou est rappelée dans les lettres-patentes de Charles VI, du 10 août 1381, lettres-patentes, dont le texte figure plus haut, pp. 105 et 106 des Mémoires du présent fascicule.

On peut suivre dans l’Inventaire des Titres et Privilèges de la maison consulaire de la ville du Puy (Annales de la Société d’Agriculture de 1851, 2e semestre, pp. 605 et suiv.) la longue série des divers règlements, ordonnances, arrêts du grand conseil, confirmations, procès, etc., que provoqua la taxe du vin aux barrières de notre cité. Contentons-nous de dire que, sous le règne de Louis XIV, deux villes seulement en Languedoc possédaient un octroi. C’est ce que prouve une lettre adressée le 30 octobre 1689 par l’intendant du Languedoc, M. de Bâville, au contrôleur général des finances, Pontchartrain. M. de Boislisle, dans son intéressante publication de la Correspondance des Contrôleurs-généraux (Paris, Imprimerie nationale, 1876, p. 199), a donné un fragment de cette lettre et l’analyse de diverses pièces officielles annexées à la lettre. Voici d’abord le passage de la dépêche de M. de Bâville :


30 octobre 1689.

« Le projet de création du receveur des octrois et deniers communs en Languedoc, tel qu’il a été transmis par M. de Breteuil, n’est point raisonnable. Pour 250,000 livres qui en reviendraient au roi, le traitant, en gages ou en droits, toucherait plus de 76,620 livres d’intérêts. D’ailleurs, cette création serait contraire à tous les usages de la province, où les deniers patrimoniaux ou émoluments s’emploient en moins imposé sur la taille, et où les subventions doivent bientôt finir avec l’extinction des dettes ; quant aux octrois, il n’y a que les villes de Toulouse et du Puy, qui en possèdent, et, à Toulouse où ils montent à 180,000 livres, on ne voudrait pas confier un si grand recouvrement à un receveur des tailles. Au contraire, l’affaire pourrait non-seulement réussir, mais même rapporter 600,000 livres sans intervention du traitant : 1o en accordant un receveur particulier pour la ville de Toulouse ; 2o en confiant aux receveurs des tailles le recouvrement des subventions et des deniers affectés aux dépenses ordinaires moyennant 400,000 livres ou plus d’augmentation de gages au denier dix-huit, qui donneraient au sol la livre sur le recouvrement environ 1,750 livres pour chacun des deux receveurs. Les choses étant ainsi fixées, l’édit de création n’aurait plus rien d’extraordinaire pour la province, puisque le reste du royaume a déjà des receveurs des octrois, créés moyennant des augmentations de gages. »

Cette dépêche de M. Bâville est digne d’attention. Elle jette une éclaircie sur les procédés administratifs de Louis XIV à l’égard de la province de Languedoc et de notre ville. Elle nous initie de plus au système financier de ce règne, fait avant tout de bureaucratie et de maltôte. Ainsi, de l’aveu même de M. de Bâville, l’un des agents le plus en vue de Louis XIV, la création des emplois était inspirée, non par les besoins publics, mais par les exigences d’une fiscalité sans contrôle et sans frein. On instituait des fonctionnaires uniquement pour tirer d’eux en belles espèces sonnantes l’achat de leurs offices. Nos pauvres octrois du Puy servirent à ces expédients de trésorerie aussi lourds pour le contribuable que ruineux, en définitive, pour le gouvernement.

M. de Boislisle continue par l’analyse suivante des documents annexés à la lettre de l’intendant :

« Deux mémoires et une copie de la correspondance échangée entre M. de Breteuil et M. de Bâville sont joints à cette lettre. La nouvelle proposition fut agréée par le roi. (Réponses du 16 novembre et du 29 décembre.)

Un autre mémoire se trouve à côté de la lettre du 30 octobre, avec l’avis de M. de Bâville. En voici les principaux points :

La levée de la taille en Languedoc s’adjuge au rabais de 14 deniers pour livre, et, à défaut d’adjudicataire, la communauté doit nommer un collecteur forcé, comme dans les pays où la taille est personnelle. Mais ce collecteur n’est point tenu de faire les deniers bons, comme le serait l’autre, et, en cas de reprises à faire, ce qui est très ordinaire, les receveurs sont réduits à se pourvoir contre les nominateurs par des contraintes personnelles ou même solidaires. L’emploi des collecteurs forcés, qui ne donnent pas de cautions et peuvent mourir insolvables, est encore sujet à divers autres inconvénients.

On propose donc de créer à chaque communauté un double office héréditaire, ancien et alternatif, de collecteurs des tailles, pour faire, outre la recette des tailles, celle des émoluments ou deniers patrimoniaux avec une taxation de 15 deniers sur la première recette, de 6 sur la seconde. Les intérêts des communautés seront garantis par une caution, une hypothèque et l’obligation de rendre compte trois mois après la clôture de l’exercice, de payer le reliquat un mois après, etc.

M. de Bâville, reconnaissant les inconvénients de la collection forcée, croit que les offices dont on propose la création seraient facilement levés et produiraient, à raison de 500 livres chacun, une somme de 1,300,000 livres, mais si la remise se trouve ainsi portée à 15 deniers, tandis que le rabais la met souvent à 10 ou à 8, la différence très considérable retombera sur les communautés, qui seront, d’autre part, exposées à des négligences ou à des vexations. Enfin il semble difficile que le conseil oublie que la province a déjà racheté en 1666 une pareille création moyennant un somme de 1,400,000 livres qui a été employée aux travaux du canal.

En 1692, on proposa au contrôleur général de faire cette même création en réduisant la remise à 13 deniers. Les frais déduits, il resterait à ces receveurs des communautés un bénéfice de 7 deniers, qui, au denier dix, équivaudrait à une finance de 1,458,330 livres. » (Lettre du 21 juillet de M. de Bâville.)

Sous une forme très circonspecte voilà une critique éloquente du système employé par l’ancien régime pour le recouvrement de l’impôt foncier en Languedoc et en Velay, et cette critique se rencontre sous la plume d’un haut fonctionnaire, s’entretenant en style officiel avec le ministre des finances de 1689.

L’Annuaire de la Haute-Loire, de 1879, partie historique, pag. 28 et suiv., a déjà expliqué le mécanisme de l’impôt direct dans notre diocèse et surtout son mode très vicieux de perception. Les Tablettes, VI, pp. 197 et suivantes, dans la Description géographique et historique du Velay par les curés de nos paroisses, nous montrent les consuls des campagnes réduits strictement au rôle de collecteurs de la taille. Le gouvernement faisait donc, aux XVIIe et XVIIIe siècles, recouvrer les contributions par les contribuables eux-mêmes. M. de Tocqueville a décrit la misère des collecteurs du XVIIIe siècle, et nous pouvons vérifier sur place, dans notre propre pays, la vérité des peintures de l’illustre écrivain. Chose curieuse ! le mode de perception, usité sous Louis XIV, Louis XV et jusqu’en 1789, était tout bonnement emprunté à l’administration romaine. Sous les empereurs des IIIe et IVe siècles, la rentrée de l’impôt ne s’opérait point par les agents du fisc. Tous les ans, chaque curie nommait des susceptores ou collecteurs, et les délégués locaux recevaient du contribuable sa quote-part fixée par des répartiteurs responsables du paiement et nommés curiales. Ce système aboutit à un double résultat, signalé par tous les historiens de la Décadence : l’oppression des contribuables et la ruine des curiales. Le même système produisit chez nous les mêmes fruits ; rien n’est attristant comme le spectacle offert par nos campagnes vellaves à la plus belle époque du grand règne, et qui se résume en désolation pour les classes rurales et en misère pour les collecteurs.

Lorsqu’on fera l’histoire du Velay, non point l’histoire de convention et de redites, mais celle des mœurs, des intérêts, des souffrances de nos pères, il faudra bien recourir aux plaintes formulées par M. de Bâville.