Notice sur la bruche des lentilles

NOTICE SUR LA BRUCHE DES LENTILLES



De tout temps le département de la Haute-Loire a été considéré comme un producteur de légumes secs, dont le commerce se concentrait au Puy.

Parmi cette nature de denrées, les lentilles occupaient une large place, les transactions avec le Midi étaient considérables.

Depuis plusieurs années, un animal destructeur s’est propagé avec une rapidité effrayante, a amené une dépréciation énorme sur les lentilles, à tel point que ce genre de culture, qui était il y a quelques années encore un des plus productifs, est devenu aujourd’hui à peine rémunérateur, et que, par suite de l’abstention des acquéreurs, les ensemencements en lentilles deviennent de plus en plus rares dans notre département.

Notre Société, qui s’intéresse à tout ce qui concerne l’agriculture et le bien-être du pays, s’est émue de cet état de choses et m’a chargé de faire des recherches sur les moyens de combattre l’animal destructeur de la lentille.

J’ai pensé que le meilleur moyen de lutter contre cet ennemi était de bien connaître sa vie, ses mœurs, ses moyens de propagation. Des recherches sérieuses dans de nombreux ouvrages d’histoire naturelle ne m’ayant fourni que des détails fort incomplets et que j’ai reconnus faux pour la plupart dans mes études subséquentes, m’ont poussé à prendre ab ovo notre ennemi et à le suivre jusqu’à la fin dans toutes ses transformations. C’est cette étude que je vais vous soumettre, en la faisant suivre des expériences que j’ai pratiquées et dont vous avez les résultats sous les yeux. D’abord, quel est l’insecte qui détruit la lentille ? La bruche, groupe des orthocères, tribu des brucides, de la famille des rhynchophores. Cet animal a été longtemps considéré comme un charançon, il est attaché aujourd’hui à un genre distinct. Nous n’entrerons pas dans les détails scientifiques que je laisserai à traiter, si on le désire, par plus compétent que moi ; je n’aborde ici que la question pratique.

Mon travail comprend deux années, deux périodes de végétation complète ; ce temps m’a été nécessaire pour étudier et pour combattre. Première année, plantation à Saint-Marcel, terrain, de l’accord de tous, favorable au développement de la bruche, de trois carrés distincts : 1o semence de lentilles triées, autant que possible indemnes de bruches ; 2o semence de lentilles complètement infestées, prises parmi les détritus d’un marchand, ayant ou ayant eu presque toutes un insecte ; 3o enfin, cette même semence ayant subi une préparation antérieure, désinfectée, si je puis m’exprimer ainsi, et voici par quel moyen : dans une boîte en fer-blanc à couvercle fermant hermétiquement, un double fond en toile métallique est installé à cinq centimètres du fond ; une soucoupe contenant de la benzine est placée au fond de la boîte ; le double fond la recouvre et est recouvert d’un litre environ de lentilles : le couvercle enferme le tout ; au bout de quarante-huit heures, tous les insectes qui se promenaient à la surface des lentilles étaient morts. La germination, la levée, la végétation des trois planches a été identique ; donc, premier résultat, la bruche ne détruit pas le germe ; second fait acquis, les vapeurs de benzine, en détruisant l’insecte, ne nuisent pas à la végétation.

Ici, Messieurs, pour être plus clair et plus concis, je suis obligé de réunir des faits qui ont été pour moi l’objet de deux années d’études ; je vous éviterai ainsi des redites indispensables.

Nos lentilles sont venues en trois pièces, mais trop rapprochées l’une de l’autre pour que nous puissions considérer les expériences de plantation comme distinctes, si ce n’est sous le rapport de la végétation ; les observations suivantes sont donc communes aux trois parcelles.

Fin mai, commencement de juin, quelques bruches sont vues sur les lentilles. D’où viennent-elles ? Pour moi, elles sortent de la terre où elles ont été enfouies avec la semence. Comment vivent-elles ? Je ne saurais l’affirmer, cependant quelques découpures des feuilles me font croire qu’elles sont herbivores. Je les surveille chaque jour et, enfin, dès les premières fleurs, je les vois pénétrer dans leur intérieur et en ressortir au bout de quelques instants. La fleur, cueillie avec soin, disséquée avec précaution, me permet de découvrir à la loupe sur le rudiment de la gousse un corps jaunâtre de forme ovoïde, à écailles imbriquées, que le microscope me montre plus tard évidemment comme un œuf collé sur la gousse. J’ai eu occasion depuis, Messieurs, d’examiner des milliers de ces œufs ; aucun, je vous l’assure ne m’a produit la même sensation que celui-là, je tenais le premier anneau de la chaîne que je voulais suivre. Contrairement à l’opinion du Musée entomologique, qui dit que la bruche ne pond jamais qu’un seul œuf sur chaque gousse, j’y en ai trouvé jusqu’à quatorze. La période d’incubation m’a paru varier de dix-huit à vingt jours ; elle ne se termine pour aucun œuf avant que la lentille commence à se strier légèrement de noir, avant que la partie féculente s’y soit développée. Alors, la larve dont vous avez pu suivre le développement au microscope à travers la coquille transparente de l’œuf, perce cette coquille et humecte la gousse de manière à la ramollir. C’est là le moment critique : beaucoup de larves n’ont pas la force de percer l’enveloppe parcheminée, beaucoup, pondues trop tard, lui ont laissé acquérir une trop grande résistance ; aussi trouve-t-on souvent à la surface de la gousse des tracés sinueux qui sont le résultat des efforts infructueux de la larve sortie de l’œuf, qui meurt alors à la surface de la gousse. L’animal suffisamment robuste perce la gousse et comme presque toujours l’œuf était placé au-dessus de la lentille, il pénètre immédiatement à l’intérieur de celle-ci. Le fait ayant été nié, j’ai tenu à prendre le ver dans toutes ses pérégrinations et j’en ai saisi quelques uns pénétrés à moitié dans la gousse, d’autres à moitié dans l’enveloppe de la lentille et enfin d’autres complètement entrés dans l’intérieur et venant se loger entre les deux cotylédons. C’est cette larve qui cause tout le dégât, une fois installée, elle dévore autour d’elle toute la substance féculente ; et, lorsqu’elle sent sa transformation prochaine, au lieu de manger circulairement comme elle l’a fait jusqu’alors, elle creuse une sorte de galerie aboutissant à l’écorce de la lentille qu’elle ne perfore jamais, mais qu’elle laisse aussi mince que possible. Son travail terminé, elle se change en chrysalide et attend dans un engourdissement complet sa transformation définitive en insecte parfait. Ce temps d’incubation est plus ou moins long et activé surtout par l’élévation de la température, soit naturelle, soit artificielle et occasionnée par la fermentation des lentilles ramassées en tas ou renfermées dans des sacs. Aussi voit-on des bruches percer la mince cloison qui les tient enfermées et qu’elles brisent par un simple effort de leur tête, à toutes les saisons qui succèdent à la maturité des lentilles. S’il fait chaud, vous en trouvez en abondance au moment même de la rentrée ; plus tard, elles sortent, soit dans les sacs, soit dans les greniers, et en toute saison les magasins des négociants en légumes secs en sont remplis.

Mais cette quantité d’insectes est vouée pour moi à une mort à peu près certaine sans progéniture. Ceux-là seuls qui restent dans la graine, au moment de la semence, sont dangereux, car à ceux-là seuls sont permis l’accouplement et la fécondation. Que quelques individus isolés s’échappent, au printemps, des granges ou des magasins lorsque les lentilles sont poussées, la chose est possible, quand on a vu à cette époque, comme je l’ai observé, la vivacité et la rapidité de leur vol au grand soleil ; mais l’éloignement des champs ne permet guère d’admettre que de rares exceptions. Par ce fait et pour moi, la propagation des bruches provient à peu près exclusivement des sujets enfouis avec la semence du printemps. Avec cette conviction, il nous restait à étudier les moyens de destruction à deux époques différentes, antérieurement à la semence et au moment de la floraison.

Les vapeurs de benzine, et mieux encore les vapeurs de sulfure de carbone, sont propres à détruire les bruches sorties du fruit, c’est là un fait acquis. Il est plus difficile de s’assurer de la mort de celles qui, renfermées encore dans la lentille, ne sont en contact avec les vapeurs qu’en admettant leur pénétration à travers les membranes. Il y a là une étude à faire ; mais, le premier cas étant acquis, le séjour de la semence dans un milieu à température élevée fera sortir la majeure partie des insectes et on pourra alors les détruire. L’expérience de la semence avec des lentilles saines ou réputées telles est illusoire. Lorsque je l’ai pratiquée, j’ignorais le mode de propagation de la bruche : pour qu’elle eût une valeur, il faudrait qu’elle fût faite dans un champ complètement isolé, à grande distance de tout autre pouvant lui envoyer des insectes. Il n’y a qu’une possibilité d’employer la désinfection avant l’ensemencement, c’est d’en faire l’application à toute une contrée : peut-être en arriverons-nous plus tard à ce résultat et à l’utilisation pour la semence des quelques spécimens de grains dévorés par les bruches ; en attendant, nous donnons de prime abord aux cultivateurs le conseil de ne semer autant que possible que des lentilles saines, sans quoi ils contribuent eux-mêmes à la propagation des insectes et à la diminution de la valeur du produit.

En attendant que nous puissions réaliser le desideratum de la semence indemne d’insectes, j’ai dû m’occuper de sa destruction lorsqu’il existait et chercher pour cela le moment le plus favorable. Trois substances ont été employées par moi : la chaux, le plâtre et la suie. Il m’a semblé que le début de la floraison était l’époque la plus favorable pour appliquer les insecticides, puisque nous avons vu que c’est à ce moment que l’insecte fécondé dépose ses œufs. Une circonstance fortuite a failli arrêter mon expérience : le 1er juillet, la grêle est tombée en telle abondance que j’ai pu croire un moment mes carrés d’expérience entièrement détruits : ils se sont relevés et, aux premières fleurs, après avoir constaté pendant un jour de soleil la présence de bruches sur les feuilles, j’ai semé à la volée les substances choisies. Les résultats sont sous vos yeux, bruts, tels qu’ils ont été récoltés, et voici ce que j’ai observé : le carré qui n’avait reçu aucune préparation et celui qui avait été saupoudré avec de la suie présentent en assez grande quantité des lentilles percées ; des insectes ont été recueillis dans les deux sacs, enfin le résultat à peu près identique pour les deux indique que la suie n’a produit aucun effet destructif. Il n’en est pas de même des deux autres substances ; les lentilles récoltées dans le carré plâtré sont à peu près indemnes, c’est après une recherche très attentive que j’ai pu y découvrir deux lentilles percées et un seul insecte. Celles récoltées dans le carré qui a été chaulé sont encore moins atteintes et je n’y ai trouvé aucune trace de bruche. Au moment où j’écris ces lignes, les quatre sacs contenant mes lentilles sont placés dans un endroit chaud et je pense que la sortie des bruches sera complète pour le jour de la séance et que nous pourrons mieux encore nous rendre compte des résultats. En attendant, il reste acquis pour moi que le plâtrage diminue de beaucoup le nombre des insectes et le chaulage pratiqué à propos empêche à peu près entièrement leur production. J’ai employé la chaux récemment éteinte, en poudre presque chaude encore, semée à volée sur le carré sans calculer au juste la quantité. La végétation n’a été nullement entravée ; ce carré semblait, au contraire, avoir sur les autres une certaine supériorité. Je n’attache pas à ce résultat une importance plus grande que n’en méritent, en général, les expériences de jardin ; mais la chose est si peu coûteuse, si facile à essayer, que j’espère bien la faire pratiquer en grand cette année par quelques cultivateurs sur différents points et je vous communiquerai les résultats que j’aurai pu obtenir.


Docteur Langlois.