Un procès au XVIIIe siècle à propos du saumon de la Loire

UN PROCÈS AU XVIIIe SIÈCLE
À PROPOS DU SAUMON DE LA LOIRE



Au moment où le Conseil d’État vient d’être saisi récemment par le Ministre des Travaux publics d’un projet de loi sur le régime des eaux, il est bon, même dans les études d’économie publique, d’interroger l’histoire et de se demander si les questions qui s’agitent aujourd’hui ont attiré l’attention de nos devanciers et à quel point de vue ils les avaient résolues. En présence des difficultés qu’opposaient aux meilleures intentions les droits et privilèges seigneuriaux de l’ancien régime, il est instructif de connaître sur ce point toutes les phases d’un procès intenté en 1719 par les chartreux de Brives, près le Puy, au seigneur de Saint-Victor-en-Forez, relativement à une digue élevée par lui sur la Loire et qui ne permettait plus au saumon de remonter facilement ce fleuve. Ce barrage avait pour objet de pêcher le poisson au passage, au grand détriment des populations établies en amont, et en particulier des chartreux, grands amateurs de ce mets succulent. Les poissons, dès la plus haute antiquité, jouaient un rôle important dans l’alimentation publique.

Les Romains surtout chargeaient leurs tables de murènes, d’esturgeons, de lamproies, etc., et Juvénal nous a transmis le souvenir du turbot apprêté à la sauce piquante, à la suite d’un sénatus-consulte rendu sur l’ordre de Domitien. De nos jours, diverses peuplades de l’Océanie et des régions polaires sont exclusivement ichthyophages. Avant la Révolution, le poisson de choix entrait, pour une grande part, dans la nourriture des établissements religieux. M. de la Tour-Varan, bibliothécaire de la ville de Saint-Étienne, dans ses études historiques sur le Forez[1], consacre les lignes suivantes à ce grand procès qui dura plus de trente ans et dont le saumon de la Loire fut le point de départ :

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« Antoine d’Arlos de la Servette ayant acquis, le 17 mai 1719, la baronnie de Saint-Victor, fit la même année reconstruire l’écluse de ses moulins emportée par les glaces et y ajouta des montas ou avaloires[2] : il en avait le droit comme emphythéote des comtes du Forez et comme engagiste du roi qu’il représentait dans la possession de Saint-Victor.

Ce fut alors que les chartreux du Puy-en-Velay, établis à plus de vingt lieues au-dessus, s’imaginèrent que l’écluse du moulin d’Antoine d’Arlos les privait de la pêche du saumon, et résolurent de la faire détruire. Pour y parvenir, ils lui suscitèrent plusieurs adversaires puissants.

À peine l’instance était-elle liée en la sénéchaussée de Montbrison, qu’on la fit évoquer à la Table de Marbre à Paris. Dans ce laps de temps, Antoine d’Arlos mourut. Son fils, Pierre d’Arlos, reprit l’instance le 3 juin 1741. Ses adversaires ne demandaient plus la destruction de l’écluse, mais un équivalent qui était son abaissement et une ouverture assez grande pour que le poisson pût remonter le fleuve.

Les adversaires de M. d’Arlos étaient :

M. de Brissac, évêque de Condom, prieur de Saint-Rambert ;

M. le Franc de Pompignan, évêque du Puy ;

M. le vicomte de Polignac, gouverneur du Puy ;

Les États du Puy et du Velay ;

M. le marquis d’Aurec ;

Le seigneur de la Tour de Bauzac ;

M. le marquis de Latour-Maubourg ;

Le prieur de Notre-Dame de Goudet ;

Les chartreux du Puy ;

Les camaldules du Val-Jésus.

Tous ces coïntéressés étaient parvenus, le 18 octobre 1743, à obtenir un jugement de la Table de Marbre qui donna au prieur de Saint-Rambert la coseigneurie de la Loire et du terrain à l’occident, depuis le ruisseau de Maleval en descendant, et notamment dans l’endroit où était construite l’écluse ; déclara nul l’abénévis de 1719, ordonna la démolition de la moitié de l’écluse et ne laissa au sieur d’Arlos que la faculté inutile de rétablir une ancienne écluse pour la pêche du saumon, que les comtes de Forez avaient eue une lieue plus haut, et qui avait été emportée par les glaces vers l’an 1556.

Et tout cela pour l’amour du saumon ! Les chartreux et les camaldules ne se montraient pas les moins friands.

Mais, sur le pourvoi de M. d’Arlos, fondé sur l’incompétence du tribunal, lequel n’avait pu connaître d’un combat de fief qui compromettait les intérêts réels du roi, représentant les anciens comtes de Forez, intervint un arrêt du Conseil d’État dont voici le dispositif :

« Le roi, en son conseil, a cassé et annulé, casse et annule ledit jugement rendu par les juges en dernier ressort au siège général de la Table de Marbre du palais à Paris, le 18 octobre 1743, et tout ce qui s’en est ensuivi ; a évoqué et évoque à soi et à son conseil les demandes et contestations jugées par ledit jugement en dernier ressort, etc. »

Enfin, cette longue discussion se termina en maintenant M. d’Arlos en qualité d’engagiste et représentant le roi comme baron de Saint-Victor, dans la seigneurie et dans la haute, moyenne et basse justice de la rivière de Loire, tant à l’orient qu’à l’occident, dans toute l’étendue de la baronnie de Saint-Victor, et notamment dans l’espace contentieux, depuis le ruisseau de Maleval jusqu’à la Roche de Malpiorou ; et dans la même seigneurie et justice, sur le terrain qui est dans cet espace, depuis les fourches patibulaires de Saint-Rambert, en descendant jusqu’à la rivière inclusivement, espace qui est de 400 pas géométriques. »

Les États du Velay, comme l’indique M. de la Tour-Varan, étaient intervenus dans l’instance ; mais cette assemblée provinciale, considérant la question litigieuse à un point de vue général, et peu désireuse de s’immiscer dans les frais du procès, prit, à la date du 12 avril 1723, une délibération consignée dans ses procès-verbaux et que nous reproduisons[3] :

« Sur les représentations qui ont esté faites par divers particuliers que contre l’intérêt public on avoit en Foret et ailleurs long du cours de la rivière de la Loyre construit des digues qui barroient absolument ladite rivière, il a esté délibéré que le diocèze accordera son intervention à tous ceux qui voudront se pourvoir au conseil pour demander que les digues soient abattues et qu’il ne soit plus permis d’en construire des nouvelles, sans pourtant que le diocèze soit tenu, pour raison de ladite intervention, d’entrer dans aucun frais. »

Une autre délibération, prise par la même assemblée le 28 mars 1729[4] et relative à ce procès, semble prêter un concours plus effectif aux réclamations des riverains. Elle est ainsi conçue :

« M. Jerphanion, syndic de ce diocèse, a dit qu’il était informé que M. de la Servete, gentilhomme près de Saint-Rambert en Forez, continuait à faire réparer la digue qu’il avait fait construire sur la Loire avec un avaloir pour arrêter le poisson ; que, dès le commencement de cette entreprise, sur les plaintes de tous les riverains, il avait exposé à cette assemblée le préjudice que ladite entreprise portait au public et qu’elle était contre le droit des gens avec d’autant plus de raison que depuis cela on ne voyait plus de poisson au-dessus de cette digue. L’assemblée jugea alors devoir prendre le fait et cause pour plusieurs particuliers qui s’étaient pourvus au conseil pour en demander justice au roi, et qu’aujourd’hui que les mêmes raisons subsistent, il croit que l’assemblée voudra agir dans le même esprit.

Sur quoi, les voix appelées, il a été délibéré d’une voix unanime que M. Jerphanion, syndic de ce diocèse, se pourvoiera, partout ou besoin sera, en opposition à l’entreprise dudit sieur de la Servete, l’assemblée lui donnant tout pouvoir à ce sujet, et tous les frais qu’il exposera pour cette affaire seront alloués dans son compte, sans difficultés, et que cependant il fera, dès à présent, tous les actes d’opposition nécessaires à ce sujet. »


A. Lascombe.




  1. Chronique des châteaux et des abbayes, t. I, page 309.
  2. Monta ou avaloire, digue établie sur une rivière pour prendre des saumons.
  3. Verbal des États particuliers du diocèse du Puy et pays du Velay. t. IV, (Archives départementales, série, C.)
  4. Ibid., fos 464 et 465.