Nostromo/Troisième partie/Chapitre XIII

Troisième partie
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Le jour où madame Gould devait, selon l’expression du docteur Monygham, « donner une tertulia », le capitaine Fidanza descendit de sa goélette, ancrée dans le port de Sulaco, avec un air de calme et froide résolution, prit place dans son canot et se mit aux avirons. Il partait plus tard que de coutume, et l’après-midi était déjà avancé lorsqu’il accosta la grève de la Grande Isabelle, pour gravir d’un pas ferme la pente de l’îlot.

Il reconnut de loin Gisèle, assise sous la fenêtre de sa chambre. Adossée sur sa chaise au mur de la maison, elle tenait sa broderie à la main et l’élevait à la hauteur de ses yeux. La placidité de cette silhouette juvénile exaspéra le sens de contradiction et le besoin de lutte que le Capataz portait toujours en lui. Il se sentit irrité. Il lui semblait que la jeune fille aurait dû entendre, de loin, le bruit de ses chaînes, de ses chaînes d’argent. Et puis, ce jour-là, il avait rencontré à terre le docteur au mauvais œil, qui l’avait regardé avec insistance.

Il s’apaisa en voyant Gisèle lever les yeux. La fraîcheur de leur sourire de fleur lui allait droit au cœur. Mais elle fronça aussitôt les sourcils, pour lui recommander la prudence.

Il s’arrêta donc à quelques pas d’elle et dit, d’une voix forte et indifférente :

— Bonjour Gisèle ! Linda est encore là-haut ?

— Oui, elle est dans la grande chambre, avec papa.

Il s’approcha alors, et inspecta par la fenêtre l’intérieur de la pièce. Linda, en y rentrant pour une raison quelconque, aurait pu les surprendre.

Il demanda avec un simple mouvement des lèvres :

— Vous m’aimez ?

— Plus que ma vie !

Elle continuait sa broderie sous le regard admiratif de Nostromo, et poursuivit, les yeux fixés sur son ouvrage :

— Je ne pourrais pas vivre sans cet amour. Je ne le pourrais pas ! La vie ici, c’est la mort. Oh ! Giovanni, je mourrai, je mourrai, si vous ne m’en faites pas sortir.

Il eut un sourire nonchalant :

— Je viendrai à la fenêtre lorsqu’il fera nuit, dit-il.

— Non, Giovanni ; pas ce soir ! Linda et mon père ont eu un long conciliabule, aujourd’hui.

— À quel propos ?

— Je crois qu’il s’agissait de Ramirez. Je ne sais pas. J’ai peur ; j’ai toujours peur ! Je me sens mourir mille fois par jour. Votre amour est pour moi ce qu’est pour vous votre trésor. Je l’ai toujours en moi, mais je ne l’ai jamais assez.

Il la regardait, immobile. Elle était belle et le désir avait grandi en lui. Il avait deux maîtres, désormais. Mais il la sentait incapable d’une émotion soutenue ; elle était sincère dans ses paroles, et n’en dormait pas moins paisiblement la nuit. Elle s’exaltait à chacune de leurs rencontres, mais le seul changement manifeste chez elle était une recrudescence de sa taciturnité. Elle avait peur de se trahir, peur des paroles acerbes et des colères déchaînées, peur d’assister à la peine des autres. Car son âme était légère et tendre, avec une spontanéité païenne dans ses impulsions.

Elle supplia :

— Renoncez au palais, Giovanni, et à la vigne du coteau. Notre amour souffre trop d’attendre.

Elle se tut, en voyant paraître Linda, toute droite et silencieuse, au coin de la maison.

Nostromo se tourna vers sa fiancée avec des paroles de bienvenue, mais resta stupéfait de lui voir les yeux enfoncés, les joues creuses et, sur le visage, une expression de douleur et d’angoisse.

— Avez-vous été malade ? s’enquit-il, en s’efforçant de mettre dans sa question un accent d’intérêt.

Les yeux noirs lancèrent vers lui un regard étincelant.

— Ai-je donc maigri ? demanda-t-elle.

— Oui, peut-être, un peu…

— Et vieilli aussi ?

— Chaque jour compte… pour nous tous.

— Je crains de voir blanchir mes cheveux avant de sentir l’anneau à mon doigt, fit-elle lentement, les yeux toujours rivés sur le Capataz.

Elle attendait sa réponse, en déroulant ses manches retroussées.

— N’ayez pas peur de cela, dit-il distraitement.

Elle se détourna, comme si ces paroles lui avaient semblé décisives, et s’occupa des soins du ménage, tandis que Nostromo causait avec son père.

La conversation n’était pas facile avec le vieux Garibaldien. L’âge, qui avait laissé ses facultés intactes, paraissait seulement les avoir refoulées dans quelque coin très profond de son être. Ses réponses, très lentes à venir, en prenaient un effet de gravité auguste. Pourtant, ce jour-là, il était plus animé, plus vif ; il semblait y avoir plus de vie chez le vieux lion. Inquiet de l’intégrité de son honneur, il s’attachait aux avertissements de Sidoni, touchant les vues de Ramirez sur sa plus jeune fille. Il n’avait pas confiance en elle, et la trouvait étourdie. Mais il ne dit rien de ses soucis au « fils Gian’Battista ». Par une pointe d’amour-propre sénile, il voulait prouver qu’il était à la hauteur de sa tâche et capable de veiller seul sur l’honneur de sa maison.

Nostromo partit de bonne heure. En le voyant disparaître sur le chemin de la grève, Linda franchit le seuil de la porte, et vint, avec un sourire égaré, s’asseoir à côté de son père.

Depuis le dimanche où le fol et désespéré Ramirez l’avait attendue sur le quai, elle n’avait plus aucun doute. Le délire jaloux de l’homme ne lui avait rien appris, mais avait seulement affermi en elle, de façon précise, comme un clou planté dans son cœur, cette impression de duplicité et de déception qu’elle avait trouvée au lieu de la sécurité et du bonheur attendus, dans ses rapports avec son futur mari. Elle avait passé son chemin, accablant Ramirez d’un mépris indigné, mais, ce dimanche-là, elle pensa mourir de douleur et de honte sur la tombe de Teresa. C’était une pierre gravée, acquise par souscriptions, par les mécaniciens et les monteurs du chemin de fer, en témoignage d’estime pour le héros de l’unité italienne. Le vieux Giorgio n’avait pas pu, selon son désir, jeter à la mer le corps de sa femme, et Linda pleurait sur la tombe.

Cette insulte gratuite, dont elle était victime, l’atterrait. Si Gian’Battista voulait briser son cœur, c’était bien ; libre à lui. Tout lui était permis ! Mais pourquoi en piétiner les morceaux ? Pourquoi chercher à humilier son orgueil ?

Ah ! non. Il ne le briserait pas ! Elle sécha ses pleurs. Et Gisèle ! Gisèle ! La petite qui, dès ses premiers pas, venait se réfugier dans ses jupes. Quelle duplicité ! Mais, ce n’était pas sa faute, sans doute. Dès qu’il y avait un homme en cause, la pauvre tête de linotte ne se possédait plus.

Linda avait sa bonne part de stoïcisme des Viola. Elle résolut de ne rien dire. Mais, en vraie femme, elle mit de la passion dans son stoïcisme. Les réponses brèves de Gisèle, inspirées par une prudence tremblante, mettaient hors d’elle sa sœur, qui voyait dans leur sécheresse une marque de dédain. Un jour, elle se jeta sur la chaise où reposait l’indolente fille, et imprima la marque de ses dents à la naissance du cou le plus blanc de Sulaco. Gisèle cria ; mais elle pouvait aussi se réclamer de l’héroïsme des Viola ; prête à défaillir de terreur, elle se contenta de soupirer d’une voix mourante :

— Mère de Dieu ! Tu veux donc me manger toute vive, Linda ?

Et cette explosion passa, sans rien changer à la situation.

« Elle ne sait rien ; elle ne peut rien savoir ! » se disait Gisèle.

« Peut-être n’est-ce pas vrai. Cela pourrait n’être pas vrai ! » voulait se persuader Linda.

Mais dès qu’elle revit le capitaine Fidanza, après sa rencontre avec l’insensé Ramirez, elle retrouva la certitude de son malheur. Elle le regardait, du seuil de la porte, regagner son canot, et se demandait stoïquement :

« Vont-ils se retrouver ce soir ? »

Elle prit la résolution de ne pas quitter la tour d’une seconde. Lorsque Nostromo eut disparu, elle sortit de la maison et s’assit près de son père.

Le vénérable Garibaldien se sentait « encore un jeune homme », selon sa propre expression. De côté et d’autre, il avait, depuis quelque temps, trop entendu parler de Ramirez, et son mépris, son aversion pour un homme qui n’était évidemment pas ce que son fils aurait été, lui causaient de l’inquiétude. Il dormait très peu, maintenant, mais au cours des nuits précédentes, au heu de lire ou de rester assis devant sa Bible ouverte, les lunettes d’argent de madame Gould sur le nez, il avait activement parcouru toute l’île, avec son fusil, en faction pour la défense de son honneur.

Linda, posant sur le genou du vieillard sa main brune et nerveuse, s’efforça d’apaiser son agitation. Ramirez n’était pas à Sulaco ; nul ne savait où il se trouvait. Il était parti. Tout ce qu’il pouvait dire de ses intentions ne signifiait rien.

— Non, interrompit le vieillard. Mais mon fils Gian’Battista m’a dit, de lui-même, que le lâche esclave buvait et jouait avec la canaille de Zapiga, là-bas, à la rive nord du golfe. Il trouverait à racoler les pires bandits dans cette ville de bandits nègres, pour l’aider dans une tentative contre la petite… Mais je ne suis pas si vieux… Ah ! non.

Linda lui remontra avec véhémence l’improbabilité d’un tel coup de main, et le vieillard finit par se taire, en mordillant sa moustache blanche. Les femmes ont des entêtements qu’il faut tolérer ; sa pauvre morte était comme cela, et Linda ressemblait à sa mère. Un homme ne s’attardait pas à discuter.

— C’est possible, c’est possible ! grommela-t-il.

La jeune fille ne se sentit nullement rassurée. Elle aimait Nostromo. Elle tourna les yeux vers Gisèle, assise dans le lointain, avec un reste de tendresse maternelle, et toute la rage jalouse d’une rivale, exaspérée par la défaite. Puis, se levant, elle alla droit à elle.

— Écoute, toi, fit-elle rudement.

L’immuable candeur du regard de violette et de rosée levé sur elle excita sa colère et son admiration. Elle avait de beaux yeux, cette vile créature de chair blanche et de noire perfidie. Elle se demandait si elle allait arracher ces yeux avec des cris de vengeance, ou couvrir de baisers de pitié et d’amour leur innocence mystérieuse et pure. Mais tout à coup, ils se firent ternes ; ils n’eurent plus qu’un regard vide, où subsistait pourtant la nuance de terreur que Gisèle ne savait pas enfoncer assez loin dans son cœur, avec toutes ses autres émotions.

Linda lui dit :

— Ramirez se vante en ville de venir t’enlever d’ici.

— Quelle folie ! répondit l’autre.

Puis, avec une perversité née d’une trop longue contrainte, elle ajouta :

— Ah ! non, pas cet homme-là !

L’accent de raillerie masquait la terreur que lui causait son audace.

— Ah ! vraiment ? gronda Linda, entre ses dents serrées. Ce n’est pas celui-là qu’il te faut ? Eh bien, alors, fais attention, car notre père se promène toute la nuit, avec un fusil chargé !

— Mais cela ne lui vaut rien. Il faut lui dire de ne pas le faire, Linda. Moi, il ne m’écouterait pas !

— Je ne dirai plus rien, plus jamais, à personne, cria Linda avec fureur.

Cet état de choses ne pouvait plus durer, se disait Gisèle. Il fallait que Giovanni l’emmenât, à sa prochaine visite. Elle ne voulait plus, pour le plus gros trésor du monde, souffrir de telles terreurs. Parler à sa sœur, la rendait malade. Mais la faction de son père ne lui causait aucune inquiétude. Elle avait supplié Nostromo de ne pas venir, ce soir-là, à la fenêtre, et il avait promis, pour cette fois, de s’en abstenir. Comment eût-elle su, deviné ou supposé qu’il pût y avoir un autre motif pour l’attirer sur l’île ?

Linda était allée droit à la tour ; il était l’heure d’allumer les lampes. Elle ouvrit la serrure de la petite porte, et gravit lourdement l’escalier en spirale, portant comme un fardeau sans cesse plus pesant de chaînes honteuses, son amour pour le magnifique Capataz des Cargadores.

Non, elle ne pouvait pas s’en défaire !… Non ! Le Ciel n’avait qu’à disposer des deux autres. Et tournant dans la lanterne où le crépuscule et l’éclat de la lune mettaient un demi-jour, elle alluma les lampes, avec des mouvements précis. Puis ses deux bras tombèrent le long de son corps.

— Et sous l’œil de notre mère ! murmura-t-elle. Ma petite sœur ! La chica !

La machinerie du phare avec ses montures de cuivre et ses prismes arrondis brillait comme une châsse étincelante de diamant, taillée en dôme, qui aurait abrité pour dominer la mer, une flamme prodigieuse et non point une simple lampe. Linda, la vestale, tout en noir et le visage livide, s’était effondrée sur un siège de bois, seule avec sa jalousie, bien loin au-dessus des passions et des hontes de la terre. Une souffrance étrange, une sensation d’arrachement, lui fit porter les mains à ses tempes, comme si on l’avait brutalement tirée par sa chevelure aux reflets de bronze. Ils allaient se rencontrer. Ils allaient se rencontrer. Et elle savait bien où. À la fenêtre. Une sueur d’angoisse coulait à grosses gouttes sur ses joues, tandis qu’au large, la lune barrait d’une colossale chaîne d’argent l’entrée du Golfe Placide, sombre royaume des nuages et du silence, creusé dans une côte usée par le ressac.

Linda Viola se dressa tout à coup, un doigt sur les lèvres. Il n’aimait ni elle ni sa sœur. Toute l’affaire lui paraissait si dénuée de sens qu’elle en concevait, à la fois, de l’espoir et de l’effroi. Pourquoi n’enlevait-il pas Gisèle ? Quel obstacle trouvait-il ? C’était incompréhensible. Qu’attendaient-ils donc, ces deux-là ; dans quel but usaient-ils de mensonge et de duplicité ? Ce n’était pas pour servir leur amour ; il n’y avait pas d’amour entre eux ! L’espoir de retrouver le cœur de son fiancé la décida à faillir à son vœu de ne point quitter le phare, ce soir-là. Il fallait parler sans tarder à son père, qui était raisonnable et saurait comprendre. Elle descendit en courant l’escalier en spirale. Au moment où elle ouvrait la petite porte du bas, elle entendit le bruit du premier coup de feu tiré sur la Grande Isabelle.

Elle ressentit un choc, comme si la balle l’eût frappée au cœur. Elle courait sans s’arrêter. La maison était sombre. Elle cria à la porte : « Gisèle ! Gisèle ! » Puis, contournant le coin du mur, elle appela très haut sa sœur par la fenêtre ouverte. Nul bruit ne lui répondit, mais comme elle courait à demi folle, autour de la maison, elle vit sortir, par la porte, Gisèle, qui bondit devant elle, sans un mot, les cheveux dénoués, les yeux fixés au loin. Elle paraissait effleurer les herbes de la pointe des pieds, et s’évanouit bientôt dans l’ombre.

Linda marcha lentement, les bras étendus devant elle. Tout était paisible sur l’îlot, et elle ne savait pas où elle allait. L’arbre sous lequel Martin Decoud avait, pendant ses derniers jours, contemplé la vie comme une succession d’images vides de sens, jetait sur l’herbe une large tache d’ombre noire. Tout à coup, elle aperçut son père, debout, tout seul, dans le clair de lune.

Grand, droit, blanc de cheveux et de barbe, appuyé sur son fusil, le Garibaldien prenait, dans son immobilité, un aspect de statue. Linda posa doucement la main sur son bras, sans qu’il bougeât d’une ligne.

— Qu’avez-vous fait ? demanda-t-elle, d’un ton calme.

— J’ai tué Ramirez, l’infâme ! répondit-il, les yeux tournés vers le point où l’ombre était la plus dense. Il est venu comme un voleur, et comme un voleur il est tombé. Il fallait protéger l’enfant ! »

Il ne songeait pas à faire un mouvement, à avancer d’un seul pas. Il restait farouche et rude, statue de vieillard gardant l’honneur de sa maison. Linda retira sa main tremblante du bras ferme et rigide comme un bras de pierre et, sans un mot, fit quelques pas dans l’ombre noire. Elle s’arrêta court : un bruit de larmes et de gémissement parvenait à ses oreilles tendues :

— Je t’avais supplié de ne pas venir ce soir, ô mon Giovanni ! Et tu m’avais promis. Oh ! pourquoi, pourquoi es-tu venu, Giovanni ?

C’était la voix de Gisèle, qui se brisa dans un sanglot. Et la voix du puissant Capataz des Cargadores, maître et esclave du trésor de la San-Tomé, surpris à l’improviste par le vieux Giorgio, au moment où il gagnait le ravin pour y chercher de nouveaux lingots, la voix du Capataz monta du sol, indifférente et froide, mais singulièrement affaiblie :

— Il me semblait que je ne pourrais pas vivre jusqu’au matin, sans t’avoir revue encore une fois, mon étoile, ma petite fleur !

…………………

La brillante tertulia venait de prendre fin : les derniers invités s’étaient retirés et l’administrateur avait déjà regagné sa chambre lorsque le docteur Monygham, que l’on avait attendu en vain toute la soirée, arriva dans sa voiture, qui roulait sans bruit sur le pavé de bois de la rue de la Constitution. Il vit, à la lueur des grandes lampes électriques, la porte de l’hôtel ouverte encore sur la rue déserte.

Il entra, gravit les degrés quatre à quatre et trouva le gras et luisant Basilio sur le point d’éteindre les lumières du grand salon. Cette intrusion tardive laissa bouche bée l’avantageux majordome.

— N’éteignez pas ! ordonna le docteur. Je veux voir madame.

— Madame est dans le cabinet du Señor Administrador, répondit Basilio d’une voix onctueuse. Le Señor doit partir dans une heure pour la montagne. On craint, paraît-il, des troubles parmi les ouvriers. Race impudente, sans raison ni décence. Des paresseux, monsieur. Des paresseux !

— Vous êtes honteusement fainéant et imbécile vous-même, grogna le docteur, avec cette facilité d’exaspération qui le faisait si généralement amer. N’éteignez pas !

Basilio se retira avec dignité. Le docteur Monygham attendait dans le grand salon brillamment éclairé ; il entendit bientôt une porte se fermer, à l’autre bout de la maison. Un bruit d’éperons mourut dans le lointain. L’administrateur était parti pour la mine.

Le frou-frou rythmé d’une longue traîne annonça l’arrivée de madame Gould, tout étincelante du feu des bijoux et de l’éclat des soieries, la tête fine penchée et comme courbée sous le poids d’une masse de cheveux blonds, où se perdaient les fils d’argent. « La première dame de Sulaco », selon l’expression du capitaine Mitchell, s’avançait dans le corridor illuminé, plus riche que ne peuvent le rêver les songes les plus hardis, considérée, aimée, respectée, honorée, et aussi seule qu’aucun être humain le fût jamais, peut-être, sur cette terre.

L’appel du docteur, « Madame ! Une minute ! », la fit arrêter, avec un tressaillement, au seuil du salon lumineux et vide. L’analogie de ses pensées et des circonstances, aussi bien que la vue du docteur, debout au milieu des groupes de meubles, ramenaient à son esprit le souvenir de son entrevue inopinée avec Martin Decoud ; il lui semblait entendre, dans le silence, la voix de cet homme, mort lamentablement, depuis tant d’années, prononcer ces paroles :

— Antonia a laissé ici son éventail !

Mais c’était la voix du docteur qui s’élevait, un peu altérée par l’émotion. Madame Gould remarqua l’éclat de ses yeux.

— Madame, on a besoin de vous. Savez-vous ce qui est arrivé ? Vous vous rappelez ce que je vous disais hier, de Nostromo ? Eh bien ; il paraît qu’un bateau ponté venant de Zapiga, avec quatre Noirs à bord, s’est entendu, en passant à portée de la Grande Isabelle, héler du haut de la falaise par une voix de femme, la voix de Linda ; on lui demandait (c’était une nuit de lune) d’accoster à la grève et d’emporter un blessé en ville. Le patron, qui m’a raconté tout cela, a naturellement obéi aussitôt. Il m’a dit qu’en abordant la côte basse de l’île, ils trouvèrent Linda qui les attendait. Ils la suivirent et elle les mena vers un arbre, non loin de la maison. Ils trouvèrent là Nostromo, étendu à terre, la tête sur les genoux de la plus jeune des deux sœurs, et virent, à quelques pas, le père Viola, debout, appuyé sur un fusil. Sous la direction de Linda, ils allèrent chercher une table dans la maison et en brisèrent les pieds pour en faire une civière. Ils sont ici, madame ; je veux dire Nostromo et… Gisèle. Les Noirs l’ont déposé à l’infirmerie du port. Il a envoyé l’infirmier me chercher. Mais ce n’est pas moi qu’il veut voir ; c’est vous, madame, c’est vous !

— Moi ? murmura madame Gould, avec un léger mouvement de recul.

— Oui, vous ! s’écria le docteur. Il m’a prié, moi qu’il considère comme un ennemi, de vous amener à lui sans tarder. Il paraît vouloir vous confier quelque chose, à vous seule.

— Impossible ! fit madame Gould.

— Il m’a dit : « Rappelez-lui que j’ai fait mon possible pour lui garder un toit sur la tête !… » poursuivit le docteur, au comble de l’exaltation. Vous souvenez-vous, madame, du trésor, du trésor qui fut perdu avec la gabare ?

Madame Gould s’en souvenait bien. Mais elle ne dit pas que la simple mention de ce trésor lui faisait horreur. C’est au sujet de cet argent qu’elle se rappelait avoir, elle, la droiture même, caché la vérité à son mari, pour la première et la dernière fois de sa vie. Cette pensée lui causait une peine excessive : elle ne s’était jamais pardonné de s’être laissée, sur le moment, pousser par la crainte. De plus, ce trésor, qui n’aurait jamais quitté la mine si son mari avait été tenu au courant des nouvelles apportées par Decoud, avait failli, d’une façon détournée, causer la mort du docteur Monygham. Et tout cela lui paraissait atroce.

— A-t-il jamais été vraiment perdu ? poursuivait le docteur. J’ai toujours flairé un mystère autour de notre Nostromo, depuis ce jour-là. Et je crois qu’aujourd’hui il veut, avant de mourir…

— Avant de mourir ? répéta madame Gould.

— Oui, oui !… Il veut peut-être vous dire quelque chose de ce trésor, que…

— Non ! non ! fit à voix basse madame Gould. N’est-il pas perdu, oublié ? Ne reste-t-il pas, sans lui, assez d’argent pour faire le malheur de tout le monde ?

Le docteur se tut, soumis et désappointé. Il finit par hasarder, très bas :

— Il y a aussi cette petite Viola, Gisèle. Que faire ? Il paraît que son père et sa sœur avaient…

Madame Gould avoua se sentir tenue de faire un effort pour les deux jeunes filles.

— J’ai un cabriolet à la porte, dit le docteur. Si vous ne craignez pas d’y monter…

Il attendit, tout impatient, le retour de madame Gould qui reparut avec un manteau gris à large capuchon passé sur sa robe.

C’est ainsi que cette femme pleine de force et de compassion s’approcha, avec un vêtement et un capuchon monacal sur sa robe de soirée, du lit où gisait, sur le dos, immobile, le splendide Capataz des Cargadores.

La blancheur des draps et des oreillers donnait un relief sombre et énergique à sa face bronzée et à ses grandes mains nerveuses et brunes. Si adroites à la barre, à la bride d’un cheval, à la détente d’un fusil, elles restaient maintenant paresseusement ouvertes sur la couverture blanche.

— Elle est innocente, disait le Capataz d’une voix profonde et égale, comme s’il avait eu peur de rompre, par un mot trop fort, le lien ténu qui unissait encore son esprit à son corps. Elle est innocente. C’est moi le seul coupable. Mais peu importe. Je n’ai à répondre de tout cela à nul être ici-bas, homme ou femme.

Il s’arrêta. Le visage de madame Gould, très pâle dans l’ombre du capuchon, se penchait sur lui avec une invincible expression de tristesse. Et les sanglots étouffés de Gisèle agenouillée au bout du lit, avec ses cheveux d’or à reflets de cuivre, dénoués et répandus sur les pieds du Capataz, troublaient à peine le silence de la pièce.

— Ha ! Vieux Giorgio, gardien de ton honneur ! Songer à cet exploit d’être arrivé sur moi d’un pas si léger, d’avoir eu la main si ferme pour viser ! Je n’aurais pas mieux fait moi-même. Mais il aurait pu économiser une charge de poudre. L’honneur était sauf… madame, elle aurait suivi jusqu’au bout du monde Nostromo le voleur… J’ai dit le mot ! Le charme est rompu !

Un gémissement sourd de la jeune fille lui fit baisser les yeux.

— Je ne puis la voir… Tant pis, poursuivit-il avec un écho de son ancienne insouciance magnifique. Un baiser suffit, à qui n’a pas le temps d’en prendre deux. C’est une âme délicate, madame, brillante et chaude comme un rayon de soleil, vite évanoui, vite reparu. Les deux autres l’étoufferaient vite, entre eux. Señora, jetez sur elle votre regard de compassion, aussi renommé, d’un bout à l’autre du pays, que le courage de l’homme qui vous parle. Elle se consolera à la longue. Et Ramirez, après tout, n’est pas un mauvais homme. Je n’ai pas de colère. Non ! ce n’est pas Ramirez qui a vaincu le Capataz des Cargadores de Sulaco !

Il se tut, fit un effort, et siffla d’une voix plus forte, un peu égarée :

— Je meurs trahi, trahi par…

Mais il ne dit pas par qui ou par quoi il mourait trahi.

— Elle ne m’aurait pas trahi, elle, reprit-il en ouvrant les yeux très grands. Elle était fidèle. Nous devions bientôt nous en aller très loin. Pour elle, je me serais arraché à ce maudit trésor. Pour cette enfant, j’aurais abandonné des coffres et des coffres d’argent, des coffres pleins ! Et Decoud en a pris quatre. Quatre lingots ! Pourquoi ? Picardia ! Pour me trahir ? Comment pouvais-je rendre le trésor avec quatre lingots de moins. On m’aurait accusé de les avoir volés. Le docteur n’y aurait pas manqué. Hélas ! ce trésor me tient encore !

Madame Gould se penchait de plus en plus, fascinée, glacée par l’appréhension.

— Qu’est-il arrivé à don Martin, cette nuit-là, Nostromo ?

— Qui sait ? Je me demandais ce qu’il adviendrait de moi ? Maintenant, je le sais. La mort devait me surprendre à l’improviste. Il est parti. Il m’a trahi ! Et vous, vous croyez que je l’ai tué ! Vous êtes tous les mêmes, vous, les grands de ce monde. Cet argent m’a tué. Il m’a possédé ; il me possède encore. Personne ne sait où il se trouve. Mais vous êtes la femme de don Carlos qui me l’a confié, en me disant : « Sauvez-le, sur votre vie ! » Et à mon retour, alors que vous me croyiez tous perdu, que m’apprend-on ? Que ce trésor n’avait aucune importance. N’en parlons plus ! Mais allons ! Nostromo le fidèle ! Lève-toi et saute en selle ; viens à notre secours, sauve-nous la vie !

— Nostromo ! murmura madame Gould penchée très bas ; moi aussi, j’ai exécré, du fond du cœur, la seule idée de cet argent !

— Merveilleux !… Ainsi l’une de vous déteste ces richesses que vous savez si bien arracher aux mains des pauvres. Le monde repose sur les pauvres, comme dit Giorgio. Et vous, vous avez toujours été bonne pour les pauvres. Mais il y a, dans la richesse, quelque chose de maudit ! Señora, voulez-vous que je vous dise où se trouve le trésor ? À vous seule… L’argent brillant… incorruptible…

Il y avait, dans sa voix et dans ses yeux, une involontaire nuance de douloureux regret, que perçut cette femme, avec un génie d’intuition sympathique. Épouvantée, ne voulant plus rien savoir du trésor, elle détourna la tête pour ne plus voir la sujétion misérable du mourant.

— Non, Capataz, dit-elle, personne n’en a plus besoin, aujourd’hui. Qu’il reste à jamais perdu.

En entendant ces paroles, Nostromo ferma les yeux et ne prononça plus un mot, ne fit plus un mouvement. À la porte de la chambre, le docteur Monygham, au comble de l’agitation et les yeux brillants de curiosité, vint à la rencontre des deux femmes.

— Eh bien, madame, demanda-t-il avec une impatience presque brutale, dites-moi si j’avais raison ? Il y a un mystère dont vous avez la clef, n’est-ce pas ? Il vous a dit…

— Il ne m’a rien dit ! fit posément madame Gould.

L’expression de son hostilité foncière pour Nostromo s’effaça dans les yeux du docteur Monygham. Il se soumit humblement. Il ne croyait pas ce que lui disait madame Gould, mais sa parole était la loi pour lui. Ainsi s’affirmait la victoire du génie de Nostromo. Même devant cette femme, à qui allait son adoration secrète, le docteur était battu par le magnifique Capataz des Cargadores, par l’homme qui avait basé toute sa vie sur une fausse assise de fidélité, de droiture et de courage !

— Voulez-vous envoyer chercher tout de suite ma voiture ? ajouta-t-elle.

Puis se tournant vers Gisèle Viola :

— Venez plus près de moi, mon enfant ; tout près. Nous allons attendre ici.

Enfantine et désespérée, le visage masqué par ses cheveux dénoués, Gisèle se serrait contre sa bienfaitrice. Madame Gould passa sa main sous le bras de l’indigne fille du vieux Giorgio, le républicain intègre, le héros sans tache. Et lentement, doucement, comme tombe une fleur flétrie, se posa sur l’épaule de doña Emilia, la première dame de Sulaco, la tête de la jeune fille prête naguère à suivre un voleur jusqu’au bout du monde. Madame Gould, en la sentant nerveuse, agitée, toute secouée de sanglots contenus, se permit, pour la première et l’unique fois de sa vie, un accès d’amertume digne du docteur Monygham lui-même.

— Consolez-vous, mon enfant ; il vous aurait bien vite oubliée pour son trésor.

— Il m’aimait, Señora, il m’aimait ! gémit Gisèle d’un ton désespéré. Il m’aimait comme nulle femme ne fut jamais aimée.

— J’ai été aimée aussi, fit sévèrement madame Gould.

Gisèle se cramponna convulsivement à elle :

— Oh ! vous, Señora, vous serez adorée jusqu’à la fin de vos jours, sanglotait-elle.

Madame Gould garda le silence jusqu’à l’arrivée de la voiture. Elle y fit monter la jeune fille à demi évanouie. Quand le docteur eut fermé la portière du landau, elle se pencha vers lui :

— Vous ne pouvez rien ? demanda-t-elle tout bas.

— Non, madame. D’ailleurs, il ne veut pas que je le touche. Mais cela n’a pas d’importance. Un regard m’a suffi. Tout serait inutile.

La rumeur du drame, d’un accident survenu au capitaine Fidanza, s’était propagée sur les nouveaux quais, éclairés par leurs rangées de réverbères et barrés par les bras sombres de leurs grues puissantes. Un groupe de rôdeurs nocturnes, pauvres entre les plus pauvres, s’agitait devant la porte de l’infirmerie et chuchotait dans la rue vide, au clair de lune.

Il n’y avait personne près du blessé que le photographe blême, le chétif, frêle et sanguinaire exécrateur des capitalistes ; il était perché sur un haut tabouret, au chevet du lit, les genoux remontés et le menton dans ses mains. Il avait été prévenu par un camarade qui, travaillant tard au port, avait entendu dire par un matelot nègre que le capitaine Fidanza, mortellement blessé, venait d’être apporté à terre.

— Avez-vous quelques dispositions à prendre, camarade ? demandait-il anxieusement. N’oubliez pas que nous avons besoin d’argent pour la cause. Il faut combattre les riches avec leurs propres armes.

Nostromo ne répondit pas, et l’autre n’insista point. Il restait perché sur sa chaise, échevelé, velu, hirsute, comme un singe bossu. Puis, après un long silence :

— Capitaine Fidanza, reprit-il d’un ton solennel, vous avez refusé les secours de ce docteur. Est-ce réellement un dangereux ennemi du peuple ?

Dans la pénombre de la pièce, Nostromo roula lentement sa tête sur l’oreiller, et lança à l’étrange individu, juché près de son lit, un regard de mépris ironique et moqueur. Puis sa tête retomba en arrière, ses paupières s’abaissèrent, et le Capataz des Cargadores mourut sans un mot et sans un gémissement, après une heure d’immobilité rompue par de brefs frissons, qui témoignaient des plus atroces souffrances.

Le docteur Monygham, du canot de la douane qui l’emportait vers les îles, vit la lumière de la lune scintiller sur le Golfe, cependant que la Grande Isabelle envoyait au loin un faisceau de lumière sous le dais des nuages.

— Doucement ! fit-il aux rameurs, en se demandant ce qu’il allait voir dans l’île. Il essayait de se représenter Linda, en face de son père, et reculait d’avance devant ce spectacle. Doucement ! répéta-t-il.

…………………

Depuis l’instant où il avait tiré sur le larron de son honneur, Giorgio Viola n’avait pas bougé d’un pas. Il restait debout, la main crispée sur le canon de son vieux fusil.

Lorsque la cancha qui emportait Nostromo loin d’elle eut quitté la grève, Linda remonta et s’arrêta devant le vieillard. Il ne parut pas s’apercevoir de sa présence, mais lorsqu’elle lui cria, en sortant de son calme forcé :

— Savez-vous qui vous avez tué ?

Il répondit :

— Ramirez le vagabond.

Livide, avec un regard de folie sur son père, Linda lui rit au visage. Après un instant de surprise, il mêla, avec hésitation, à ces éclats, ceux de son rire profond et lointain. Puis la jeune fille se tut, et le vieillard reprit, avec un accent de doute :

— Il a crié avec la voix de mon fils Gian’Battista.

Le fusil tomba de sa main ouverte, mais son bras resta un moment étendu, comme s’il eût conservé son point d’appui. Linda le saisit rudement.

— Vous êtes trop vieux pour comprendre. Rentrons à la maison.

Il se laissait conduire. Sur le seuil, il trébucha lourdement et faillit tomber avec sa fille. Son agitation et son activité des jours précédents avaient été l’éclat ultime d’une lampe prête à s’éteindre. Il s’accrocha au dossier d’une chaise.

— Avec la voix de mon fils Gian’Battista ! reprit-il d’un ton sévère. Je l’ai entendu, Ramirez, le misérable…

Linda l’installa dans son fauteuil, puis se pencha pour lui crier à l’oreille :

— C’est Gian’Battista que vous avez tué !

Le vieillard sourit sous son épaisse moustache. Les femmes ont d’étranges imaginations.

— Où est l’enfant ? demanda-t-il, surpris du froid pénétrant de l’air et du manque d’éclat singulier de la lampe, sous laquelle il passait d’ordinaire la moitié de la nuit, avec la Bible ouverte devant les yeux.

Linda eut une seconde d’hésitation, puis détourna les yeux :

— Elle dort ! répondit-elle. Nous parlerons d’elle demain.

Elle ne voulait plus regarder le vieillard, qui lui inspirait une terreur et un sentiment de pitié presque insurmontables. Elle avait remarqué le changement survenu en lui ; il ne comprendrait jamais ce qu’il avait fait ; pour elle aussi, d’ailleurs, les choses restaient incompréhensibles. Il articula avec peine :

— Donne-moi le livre.

Linda posa sur la table le volume à reliure de cuir usée, la Bible qui lui avait été donnée à Palerme par un Anglais, dans un temps très ancien.

Après un long moment d’immobilité, il ouvrit le livre et se mit à regarder de loin, à travers les lunettes, les petits caractères rangés sur deux colonnes. Une expression dure et sévère figea ses traits et fit froncer légèrement ses sourcils, comme pour manifester une pensée douloureuse ou une sensation déplaisante. Mais il ne détachait pas les yeux du livre, et ce fut doucement, graduellement, que son corps se pencha en avant et que sa tête blanche vint se poser sur les pages ouvertes. Une pendule de bois faisait entendre son tic-tac méthodique sur le mur nu, et peu à peu refroidi, le Garibaldien resta seul, sévère, intact, comme un vieux chêne déraciné par un coup de vent sournois.

Le feu de la Grande Isabelle brûlait en paix au-dessus du trésor perdu de la mine de San-Tomé. Dans l’éclat bleuâtre d’une nuit sans étoiles, la lanterne lançait son pinceau de lumière jaune vers le lointain horizon. Accroupie sur la galerie extérieure, et détachée comme un point noir contre les glaces étincelantes, Linda appuyait sa tête au garde-fou. La lune, qui descendait au large sur la mer, l’éclairait de son éclat pur.

Au pied de la falaise s’éteignit un bruit régulier de rames, et le docteur Monygham se leva à l’arrière de la barque.

— Linda ! cria-t-il, en levant la tête. Linda !

Linda se redressa. Elle avait reconnu cette voix.

— Est-il mort ? demanda-t-elle, en se penchant par-dessus la barrière.

— Oui, ma pauvre fille. Je viens ! répondit d’en bas le docteur. Accostez à la grève, ordonna-t-il aux rameurs.

Toute noire sur l’éclat de la lanterne, la silhouette de Linda se détachait, droite, les bras levés au-dessus de sa tête, comme si elle eût voulu sauter à terre.

— C’est moi qui t’aimais ! disait-elle, le visage dur et blanc comme le marbre sous la lumière de la lune. Moi. Moi seule ! Elle t’oubliera, toi qui t’es fait tuer misérablement pour sa jolie figure. Je ne comprends pas ? Je ne puis pas comprendre ! Mais je ne t’oublierai jamais !

Elle resta un instant silencieuse et immobile, comme si elle avait voulu ramasser ses forces pour jeter toute sa fidélité, toute sa douleur, toute sa stupeur, tout son désespoir, dans un grand cri :

— Jamais ! Gian’Battista !

Le docteur Monygham, qui s’approchait dans le canot des douaniers, entendit ce nom voler au-dessus de sa tête. C’était une dernière victoire de Nostromo, la plus grande, la plus enviable, la plus sinistre de toutes. Par ce cri profond d’amour et de douleur, qui semblait retentir de l’Azuera à la Punta Mala et jusqu’à la ligne brillante de l’horizon, surplombée par l’argent massif d’un lourd nuage blanc, le génie du magnifique Capataz des Cargadores proclama sa domination sur le Golfe sombre, tombeau de ses conquêtes de richesses et d’amour.


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