Nostromo/Troisième partie/Chapitre XI

Troisième partie
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Le développement de Sulaco marcha à une allure autrement vive que Nostromo dans sa prudence : la ville s’enrichit très vite, aux dépens des trésors cachés de la terre, que hantaient les esprits inquiets du bien et du mal, mais que les mains opiniâtres des travailleurs arrachaient au sol. Ce fut pour la ville une seconde jeunesse, une vie nouvelle, pleine de promesses, d’agitation et de labeur, une prodigalité qui dispersait la richesse à tous les vents. Aux nouveaux intérêts matériels correspondaient des transformations matérielles et d’autres changements aussi, plus subtils, et moins aisément saisissables, qui affectaient les esprits et les cœurs des travailleurs. Le capitaine Mitchell était retourné dans son pays, pour y jouir de ses économies, placées dans la mine de San-Tomé, et le docteur Monygham, vieilli et grisonnant, gardait sur le visage une expression toujours identique, et abritait dans le secret de son cœur l’inépuisable source d’une tendresse cachée comme un trésor interdit.

Inspecteur Général des Hôpitaux d’État (fonction qui dépendait de la Concession Gould), Conseiller d’Hygiène de la Municipalité, Médecin Chef des Mines-Réunies de San-Tomé (dont les domaines étendent sur des milles, au pied de la Cordillère, leurs gisements d’or, d’argent, de plomb, de cuivre et de cobalt), le docteur s’était senti plus pauvre, plus misérable, plus affamé que jamais, pendant le long voyage des Gould en Europe et aux États-Unis.

Intime de la maison, ami éprouvé, célibataire sans attaches et sans autre résidence que son cabinet de médecin, il avait été convié à s’installer dans la casa Gould. Mais tout lui rappelait, dans ces pièces familières, la femme à qui il avait fait le don de son entier dévouement, et la maison, au cours des mois d’absence des propriétaires, lui était devenue intolérable. À mesure qu’approchait le jour de l’arrivée du paquebot-poste Hermès (dernière adjonction à la flotte magnifique de l’O.S.N.), l’impatience rendait plus agitée la marche inégale du docteur, et plus sardoniques les boutades qu’il décochait aux doux et aux humbles.

Ce fut avec hâte, avec enthousiasme, avec frénésie, qu’il bourra sa modeste malle, avec délices, avec ivresse qu’il lui vit franchir, sous les yeux du vieux portier, la porte de la casa Gould. Puis, comme l’heure avançait, il monta seul dans le grand landau, derrière les mules blanches, et s’y assit, un peu de côté, le visage tiré et durci par la contrainte, une paire de gants neufs dans la main gauche. Il allait au port.

Son cœur se gonfla si fort, lorsqu’il aborda les Gould sur le pont de l’Hermès, que ses souhaits de bienvenue se bornèrent à un balbutiement banal. Sur le chemin de la ville, ils restèrent tous les trois silencieux. Et dans le patio, le docteur retrouva un accent plus naturel, pour dire :

— Je vais vous laisser tranquilles. Je reviendrai vous voir demain, si vous me le permettez.

— Venez déjeuner, cher docteur, et venez de bonne heure, fit madame Gould, en se retournant, pour lui parler, sur la première marche de l’escalier. Elle était encore vêtue de son costume de voyage et son voile était baissé ; du haut de sa niche, la madone bleue avec l’enfant dans ses bras, semblait lui faire un accueil de tendresse compatissante.

— Vous ne me trouverez pas à la maison, avertit Charles Gould. Je partirai de bonne heure pour la mine.

Après le déjeuner, doña Emilia et le docteur franchirent lentement la porte intérieure du patio. Devant eux s’étendaient, avec leur cadre de hautes murailles et leurs toits de tuiles rouges, les vastes jardins de la casa Gould, les masses d’ombre de leurs arbres, et le soleil étalé sur les pelouses. Le domaine était entouré d’une triple rangée de vieux orangers. Nu-pieds, des jardiniers bruns, avec des chemises d’une blancheur de neige et de larges pantalons, franchissaient les plates-bandes, s’accroupissaient sur les parterres de fleurs, passaient entre les arbres, tiraient sur le gravier des allées de minces tuyaux de caoutchouc ; les jets d’eau sveltes se croisaient en courbes gracieuses, étincelaient dans le soleil, tombaient en pluie sur les massifs, formaient sur les gazons une rosée de diamants.

Doña Emilia tenait à la main la traîne de sa robe claire. Elle marchait à côté du docteur Monygham, qui portait une longue redingote noire et une cravate sévère sur un plastron immaculé. Elle choisit un siège bas et large, dans un groupe de petites tables et de fauteuils, disposés à l’ombre d’un bouquet d’arbres.

— Ne partez pas encore, dit-elle au docteur Monygham, qui ne pouvait se décider à quitter la maison. Le menton niché entre les pointes du col, il dévorait à la dérobée la jeune femme du regard, heureux qu’on ne pût lire ses sentiments dans ses yeux ronds et durs comme des billes opaques. Il était touché aux larmes et ressentait un apitoiement douloureux, à constater sur le visage de madame Gould les traces de l’âge, à voir des marques de fragilité et de pesante lassitude autour des yeux et des tempes de « l’infatigable Señora » comme disait avec admiration don Pépé, bien des années auparavant.

— Ne partez pas, insistait doucement madame Gould. Cette première journée est tout entière à moi. Nous ne sommes pas encore officiellement rentrés. Personne ne viendra nous voir. C’est demain seulement que s’éclaireront les fenêtres de l’hôtel, pour notre première réception.

Le docteur se laissa tomber dans un fauteuil.

— Vous donnez une tertulia ? fit-il d’un air négligent.

— Une petite soirée très simple, pour tous les amis qui voudront bien venir.

— Et demain seulement ?

— Oui, Charles sera fatigué, après sa journée à la mine. Alors moi… Ce sera bon de l’avoir tout à moi, pour le soir de notre retour, dans cette maison que j’aime. Elle a vu toute ma vie.

— Ah ! oui, grogna brusquement le docteur. Pour les femmes, la vie commence avec la cérémonie du mariage. N’aviez-vous donc pas un peu vécu, auparavant ?

— Si, mais quels souvenirs aurais-je pu garder d’un temps où je n’avais pas de soucis ?

Madame Gould soupira. Et tous deux, en amis qui, après une longue séparation, évoquent dans leurs souvenirs la période la plus agitée de leur vie, se mirent à parler de la Révolution de Sulaco. Madame Gould trouvait étrange que des gens qui y avaient joué un rôle parussent en oublier les détails et les enseignements.

— Et pourtant, remarqua le docteur, nous qui y avons pris part, nous avons eu notre récompense. Don Pépé, malgré le poids des ans, peut encore se tenir en selle. Barrios se grise à mort, en joyeuse compagnie, dans son domaine, par-delà le Bolson de Tonoro. Et l’héroïque Père Roman — je m’imagine toujours le vieux padre faisant mélancoliquement sauter la mine de San-Tomé, poussant à chaque explosion une pieuse exclamation, et se bourrant le nez de tabac, avant de mettre le feu aux poudres — l’héroïque Père Roman affirme que nul missionnaire de Holroyd ne pourra corrompre ses ouailles, tant qu’il sera vivant.

Madame Gould eut un petit frisson, en songeant à la destruction qui avait menacé la mine de San-Tomé.

— Et vous, mon vieil ami ?

— Moi, j’ai accompli la tâche pour laquelle j’étais fait.

— C’est vous qui, de tous, avez affronté les plus cruels dangers, des dangers plus rudes que la mort.

— Non, madame… Je ne risquais que la mort, la mort au bout d’une corde. Et j’ai été récompensé au-delà de mes mérites.

En voyant le regard de madame Gould fixé sur lui, il baissa les yeux.

— Je me suis fait une situation, vous le voyez, fit d’un ton léger l’inspecteur Général des Hôpitaux d’État, en touchant les revers de sa magnifique redingote noire.

Il y avait chez lui un sentiment de dignité nouvelle dont l’effet, dans l’intimité de sa conscience, avait été de bannir le Père Béron de ses rêves, et qui se manifestait à l’extérieur par ce qui semblait, à côté de sa négligence ancienne, un culte immodéré de l’élégance. Cette recherche, maintenue d’ailleurs dans des limites sévères, à l’égard de la coupe et de la nuance des vêtements, et caractérisée par leur fraîcheur perpétuelle, donnait au docteur Monygham une apparence professionnelle et, en même temps, un air de fête qui contrastaient de façon singulière avec sa démarche et avec son visage éternellement renfrogné.

— Oui, reprit-il, nous avons tous reçu notre récompense : l’ingénieur en chef, le capitaine Mitchell…

— Nous l’avons vu, interrompit madame Gould de sa voix charmante. Le pauvre homme est venu exprès à Londres, de sa campagne, pour nous faire une visite à l’hôtel. Il avait toujours sa grande dignité, mais je crois qu’il regrette Sulaco. Il s’est remis à pérorer sur les « événements historiques » et son radotage de vieillard m’aurait fait pleurer.

— Hum ! grommela le docteur, il doit se faire vieux, en effet. Nostromo lui-même vieillit, sans changer cependant. Et, à propos de cet homme-là, je voulais vous dire quelque chose…

La maison était, depuis un instant, pleine de rumeur et d’agitation. Tout à coup, deux jardiniers occupés à tailler les rosiers d’une tonnelle tombèrent à genoux et inclinèrent la tête au passage d’Antonia Avellanos, qui s’avançait aux côtés de son oncle.

Doté du chapeau rouge après une courte visite à Rome, où il avait été invité par la Propagande, le Père Corbelàn, missionnaire auprès des Indiens sauvages, conspirateur, ami et patron d’Hernandez le voleur, s’avançait à pas allongés et lents. Maigre, voûté, ses deux mains robustes nouées derrière le dos, le premier Cardinal-Archevêque de Sulaco avait gardé son aspect fanatique et morose de chapelain de bandits. On voyait, dans son accession imprévue à la pourpre, une manœuvre dirigée contre l’invasion protestante de Sulaco, organisée par la Société des Missions Holroyd.

Antonia dont la beauté s’était un peu fanée et la silhouette élargie, s’avançait d’un pas léger et d’une allure sereine vers madame Gould, à qui elle souriait de loin. Elle amenait son oncle pour voir un instant, sans cérémonie, sa chère Emilia, avant la sieste.

Ils s’assirent. Le docteur Monygham, qui détestait cordialement toute personne admise dans l’intimité de madame Gould, se tenait à l’écart et feignait d’être plongé dans une méditation profonde, lorsqu’une phrase d’Antonia, prononcée avec chaleur, lui fit lever la tête.

— Comment abandonner à une cruelle oppression ceux qui étaient naguère, ceux qui sont encore nos compatriotes ? disait mademoiselle Avellanos. Comment rester sourds et aveugles, sans pitié pour les maux cruels supportés par nos frères ? Il y a un remède.

— Annexer le reste du Costaguana, en lui imposant l’ordre et la sécurité de Sulaco, ricana le docteur. Il n’y a pas d’autre remède.

— Je suis convaincue, Señor doctor, fit Antonia avec le calme des résolutions invincibles, que telle était, dès le premier jour, l’intention du pauvre Martin.

— Oui, mais les intérêts matériels ne voudront pas laisser compromettre leur développement par une simple idée de pitié et de justice, grommela le docteur d’un ton bourru. Et cela vaut peut-être autant.

Le Cardinal-Archevêque redressa son grand corps osseux.

— Nous avons travaillé pour eux, nous les avons faits, ces intérêts matériels des étrangers, prononça le dernier des Corbelàn d’une voix profonde et accusatrice.

— Et que seriez-vous donc sans eux ? lança de loin le docteur. Soyez tranquilles, d’ailleurs, ils ne vous laisseront pas faire.

— Qu’ils prennent garde alors ! Le peuple trompé dans ses aspirations pourrait bien se soulever un jour pour réclamer sa part de richesses et de puissance, déclara d’un ton significatif et menaçant le populaire Cardinal-Archevêque de Sulaco.

Il y eut un silence. Son Éminence regardait le sol, les sourcils froncés. Antonia, forte de sa conviction, restait assise toute droite, pleine de grâce, la respiration calme. La conversation, prenant alors une allure plus mondaine, roula sur la tournée des Gould en Europe. Pendant son séjour à Rome, le Cardinal-Archevêque avait souffert de continuelles névralgies faciales. C’était le climat, le mauvais air.

L’oncle et la nièce prirent congé ; les domestiques retombèrent à genoux ; presque impotent et aveugle, le vieux portier qui avait connu Henry Gould se tramait pour baiser la main de Son Éminence. Le docteur Monygham les regardait s’éloigner et ne prononça qu’un mot :

— Incorrigibles !

Madame Gould leva les yeux au ciel et se laissa retomber sur son siège ; l’or et les pierreries de ses bagues brillaient sur ses deux mains blanches.

— Ils conspirent, oui ! fit le docteur. La dernière des Avellanos et le dernier des Corbelàn conspirent avec les réfugiés de Santa Marta, qui affluent ici après chaque révolution. Le café Lambroso, au coin de la Plaza, est rempli de ces gens-là, et l’on dirait, à les entendre jacasser, de l’autre côté de la rue, une volière de perroquets. Ils complotent l’invasion du Costaguana. Et savez-vous où ils veulent chercher hommes et troupes nécessaires ? Dans les sociétés secrètes d’immigrants et d’indigènes, dont Nostromo, ou le Capitaine Fidanza plutôt, est le grand homme. À qui doit-il une telle situation ? Qui le sait ? Certes, il a du génie et jouit aujourd’hui d’une popularité plus grande que jamais. On dirait qu’il possède un pouvoir mystérieux, un moyen secret pour garder son influence. Il tient des conciliabules avec l’archevêque, comme aux jours que nous rappelions tout à l’heure. Barrios ne compte plus, mais ils possèdent, comme chef militaire, le pieux Hernandez. Et ils pourront soulever le pays avec leur promesse de richesses pour le peuple.

— N’y aura-t-il donc jamais de paix, jamais de repos ? soupira madame Gould. Je croyais que nous…

— Non, interrompit le docteur. Les intérêts matériels ne souffrent, dans leur développement, ni paix ni repos. Ils ont leurs lois et leur justice, une justice inhumaine et fondée sur des expédients, une justice qui ne s’embarrasse d’aucune loyauté et ne comporte ni la continuité ni la force que donnent seuls les principes moraux. Le temps est proche, madame Gould, où les intérêts de la Concession Gould pèseront aussi lourdement sur le peuple que tout ce que nous avons connu autrefois de cruauté, de barbarie et de désordre.

— Comment pouvez-vous dire cela, docteur Monygham ? s’écria madame Gould, comme si ces paroles l’avaient touchée au point le plus sensible du cœur.

— Je ne dis que la vérité, insista le docteur. Ils pèseront aussi lourdement et appelleront les haines, le meurtre et la vengeance. Les hommes ont changé depuis quelques années. Croyez-vous que les mineurs marcheraient aujourd’hui sur la ville pour sauver leur Administrateur ? Le croyez-vous ?

La jeune femme passa sur ses yeux le revers de ses doigts entrelacés, en murmurant, avec un accent de détresse :

— Est-ce donc pour cela que nous avons travaillé ?

Le docteur baissa la tête ; il suivait ce cours des pensées silencieuses de sa compagne. Était-ce donc pour cela qu’elle avait vu sa vie frustrée de toutes les félicités profondes, d’une intimité quotidienne, d’une affection aussi nécessaire à sa tendresse que l’air à un être vivant ? Et plein d’indignation contre l’aveuglement de Charles Gould, le docteur se hâta de changer de sujet.

— C’est de Nostromo que je voulais vous parler. Ah ! le gaillard a de la force et de la suite dans les idées. Rien ne viendra à bout de lui. Mais peu importe. Il se passe une chose inexplicable, ou peut-être trop facilement explicable. Vous savez que Linda est, en somme, la véritable gardienne du phare de la Grande Isabelle. Le Garibaldien est trop vieux maintenant. Il se contente de nettoyer les lampes et de faire la cuisine de la maison, mais ne peut plus grimper les escaliers. La brune Linda dort tout le jour pour passer la nuit dans la lanterne. Pas tout le jour, cependant ; elle se lève l’après-midi, vers cinq heures, pour recevoir Nostromo qui, chaque fois qu’il se trouve avec sa goélette dans le port, gagne l’îlot avec son canot, pour y faire sa cour.

— Ils ne sont donc pas encore mariés ? demanda madame Gould. La mère, si je m’en souviens bien, désirait ce mariage depuis que Linda était toute petite. Lorsque j’ai eu les fillettes à la maison, pendant l’année de la guerre de la Séparation, cette extraordinaire Linda m’affirmait tranquillement qu’elle serait la femme de Gian’Battista.

— Non, ils ne sont pas encore mariés, fit brusquement le docteur. J’ai un peu veillé sur ces enfants.

— Merci, cher docteur Monygham, fit madame Gould, dont les petites dents blanches brillaient dans l’ombre des grands arbres, sous les lèvres écartées par un clair sourire d’affectueuse malice. Nul ne se doute de votre réelle bonté. Vous ne la laissez pas voir, comme pour me vexer, moi qui ai mis, depuis si longtemps, toute ma confiance dans votre bon cœur.

Le docteur retroussa sa lèvre supérieure comme un animal qui veut mordre, et s’inclina avec raideur sur sa chaise. Il était pris tout entier, en homme à qui l’amour s’est révélé très tard, non plus comme la plus merveilleuse des illusions, mais comme une révélation douloureuse et d’un prix infini. La vue de cette femme, dont il venait d’être privé depuis dix-huit mois, lui suggérait des idées d’adoration, le désir de baiser l’ourlet de sa robe. Et l’excès de ces sentiments se manifesta par une recrudescence de son ordinaire causticité.

— J’ai peur d’être accablé par trop de gratitude. À vrai dire, ces gens-là m’intéressent. Je suis allé plusieurs fois au phare de la Grande Isabelle, pour soigner le vieux Giorgio.

Ce qu’il ne disait pas à madame Gould, c’est qu’il allait là pour trouver, en son absence, la douceur d’une atmosphère de sentiments analogues aux siens, l’admiration austère du vieux Garibaldien pour la Señora anglaise, la bienfaitrice ; l’affection passionnée, volubile et impétueuse de la brune Linda pour « notre doña Emilia, cet ange », l’adoration de la blonde, de la blanche Gisèle, dont le regard, tourné d’abord vers le ciel, glissait ensuite vers lui, en une œillade à demi candide et à demi coquette qui faisait murmurer au docteur en lui-même :

— Si je n’étais pas aussi vieux et aussi laid, je croirais que cette petite coquine me fait les yeux doux. Et qui sait, après tout ? Elle en ferait sans doute autant à n’importe qui !

Mais le docteur Monygham ne dit rien de tout cela à Madame Gould, la providence de la famille Viola, et revint à celui qu’il appelait « notre grand Nostromo » :

— Voici ce que je voulais vous dire : notre grand Nostromo n’a pas paru, pendant plusieurs années, se soucier beaucoup du vieillard et des jeunes filles. Il faut avouer que ses expéditions de cabotage le tenaient bien absent dix mois sur douze. Il s’occupait de faire fortune, ainsi qu’il le disait un jour au capitaine Mitchell, et il y a réussi de remarquable façon, comme on pouvait, il est vrai, s’y attendre. C’est un homme plein de ressources, plein de confiance en lui-même, prêt à tenter toutes les chances et à courir tous les risques. Je me souviens, me trouvant un jour dans le bureau de Mitchell, de l’y avoir vu entrer avec l’air calme et grave qu’il a toujours. Il venait de faire du commerce dans le golfe de Californie, et nous dit en regardant la mer par-dessus nos têtes, selon son habitude, qu’il avait été heureux d’apprendre, à son retour, que l’on construisait un phare sur la falaise de la Grande Isabelle.

« — Très heureux ! insista-t-il.

— Mitchell lui expliqua que c’était la Compagnie O.S.N. qui, sur son propre avis, élevait ce phare pour la commodité de ses services. Le capitaine Fidanza voulut bien admettre l’utilité d’une telle décision. Je le vois encore tortiller ses moustaches et regarder la corniche tout autour de la pièce, avant de nous proposer la nomination du vieux Giorgio comme gardien du feu.

— Oui, on m’a raconté la chose, et l’on m’a consultée à ce sujet, dit madame Gould. Je me demandais s’il serait bon pour ces pauvres filles d’être enfermées sur cet îlot comme dans une prison.

— La proposition flattait les goûts du Garibaldien. Pour Linda, tout endroit choisi par Nostromo était un lieu de joie et de délices. Elle pouvait, sur cet îlot, aussi bien que partout ailleurs, attendre le bon plaisir de son Gian’Battista. À mon avis elle a toujours été amoureuse de ce grave et incorruptible Nostromo. Enfin, le père et la sœur désiraient soustraire Gisèle aux attentions d’un certain Ramirez.

— Ah ! fit madame Gould avec intérêt. Ramirez ? Quelle espèce d’homme est-ce donc ?

— Un simple mozo de la ville. Son père était Cargador, et on a vu courir ce grand gamin en haillons sur les quais, jusqu’au jour où Nostromo le prit en main pour en faire un homme. Lorsqu’il eut grandi, le Capataz des Cargadores le plaça sur une gabare et lui donna bientôt le commandement du numéro 3, la barque même qui a emporté le trésor. Nostromo avait choisi cette allège comme la plus solide et portant le mieux la toile de toutes celles de la Compagnie. Le jeune Ramirez fut l’un des cinq Cargadores chargés du transport des lingots, de la Douane au quai, dans la fameuse nuit. Comme sa gabare était au fond de l’eau, Nostromo en quittant le service de la Compagnie, le recommanda pour sa succession, au capitaine Mitchell. Il lui avait appris la routine du métier, et c’est ainsi que, de vagabond famélique, M. Ramirez devint homme et Capataz des Cargadores de Sulaco.

— Grâce à Nostromo, fit madame Gould, avec une approbation chaleureuse.

— Grâce à Nostromo, répéta le docteur. Ma parole ! la puissance de ce garçon m’épouvante, quand j’y songe. Il n’est pas étonnant que le pauvre vieux Mitchell n’ait été que trop heureux de nommer un homme au courant de sa tâche et capable de lui épargner toute peine. Mais ce qui est plus surprenant, c’est que les Cargodores de Sulaco aient accepté Ramirez comme chef, simplement parce que tel était le bon plaisir de Nostromo. Bien entendu, ce n’est pas un second Nostromo, comme il se flattait de le devenir, mais sa situation ne laisse pas d’être brillante. Aussi s’est-il enhardi à faire la cour à Gisèle Viola, qui est, vous le savez, la beauté reconnue de toute la ville. Mais le vieux Garibaldien l’a pris en profonde aversion. Je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’il n’est pas, comme son Gian’Battista, le modèle de la perfection, l’incarnation du courage, de la fidélité, de l’honneur du peuple. Viola ne fait pas grand cas des indigènes de Sulaco. Aussi le vieux Spartiate et la grande Linda, avec son visage pâle, sa bouche écarlate et ses yeux de charbon, surveillent-ils étroitement la blonde Gisèle. Ils ont chassé Ramirez, et le vieux Giorgio, à ce que l’on m’a dit, l’a menacé un jour de son fusil.

— Et Gisèle elle-même ? demanda madame Gould.

— Je la crois assez coquette, repartit le docteur, mais elle ne me paraissait pas attacher grande importance à tout cela. Elle prise très fort les attentions des hommes et Ramirez n’était pas seul à tourner autour d’elle, je puis vous l’affirmer. Elle a eu au moins un autre adorateur, un jeune homme du chemin de fer, qui a connu aussi la menace du fusil. Le vieux Giorgio n’admet pas que l’on plaisante avec son honneur. Il s’est fait inquiet et soupçonneux depuis la mort de sa femme, et a été fort heureux de pouvoir éloigner de la ville sa seconde fille. Mais voyez ce qui arrive, madame : Ramirez, le pauvre amoureux évincé, s’est vu interdire l’accès de l’îlot. C’est bien ! il respecte la consigne, mais n’en tourne pas moins fréquemment les yeux vers la Grande Isabelle. Il a pris l’habitude, paraît-il, de contempler le phare très avant dans la nuit. Et pendant ces veillées sentimentales, il voit Nostromo, le Capitaine Fidanza plutôt, revenir très tard de ses visites aux Viola. À minuit parfois.

Le docteur s’arrêta, en lançant à madame Gould un regard significatif.

— Soit, mais je ne comprends pas, fit-elle, l’air surpris.

— C’est ici que les choses s’embrouillent, poursuivit le docteur. Viola, qui est roi dans son île, n’y tolère aucun étranger, une fois la nuit tombée. Le capitaine Fidanza lui-même doit partir au coucher du soleil, lorsque Linda est montée pour veiller sur le feu. Et Nostromo s’en va docilement, tout le monde le sait. Que se passe-t-il donc après, et que fait-il sur le golfe, entre six heures et demie et minuit ? On l’a vu, plus d’une fois, rentrer tranquillement au port à cette heure tardive. Ramirez est rongé de jalousie. Il n’a pas osé aborder le vieux Giorgio, mais il s’est armé de courage, un dimanche matin, pour faire une scène à Linda, venue à terre entendre la messe et visiter la tombe de sa mère. Il y a eu sur le quai une altercation violente, dont le hasard m’a rendu témoin. Il était très tôt, et Ramirez avait dû attendre la jeune fille. C’est fortuitement que je me suis trouvé là, appelé pour une consultation urgente par le médecin d’une canonnière allemande. La jeune fille accablait de sa colère et de son dédain le pauvre Ramirez, qui paraissait hors de lui. C’était un spectacle étrange que celui de ce Cargador frénétique, à la ceinture rouge, et de cette jeune fille tout en noir, au bout de la longue jetée. L’ombre des montagnes tombait sur la paix silencieuse d’un petit matin de dimanche ; on ne voyait circuler entre les bateaux à l’ancre qu’un ou deux canots et la chaloupe de la canonnière allemande qui venait me chercher. Je suis sûr que la jeune fille avait été surprise, sûr qu’elle ne savait rien de ce que lui racontait Ramirez. Elle passa à un pied de moi, et je remarquai l’égarement de ses yeux. Je l’appelai : « Linda ! » Elle ne m’entendit pas ! Je la regardais pourtant en face, et son visage était terrible à voir, de colère et de douleur.

Madame Gould se dressa, ouvrant des yeux très grands.

— Que voulez-vous dire, docteur ? Dois-je croire que vous soupçonnez la cadette ?

— Quien sabe ? Que peut-on savoir ? répondit le docteur, en haussant les épaules, comme un vrai Costaguanien. Ramirez vint à moi, sur le quai. Il titubait et paraissait fou. Il se tenait la tête dans les mains. Il fallait qu’il parlât à quelqu’un ; il le fallait. L’égarement de son regard ne l’empêcha pas de me reconnaître. Les gens d’ici me connaissent bien ; j’ai vécu trop longtemps parmi eux pour n’être pas devenu le docteur au mauvais œil, qui sait guérir tous les maux de la terre et peut, d’un regard, attirer le destin funeste. Il vint à moi ; il s’efforçait d’être calme et tenta de m’expliquer qu’il voulait seulement me mettre en garde contre Nostromo. Le capitaine Fidanza m’aurait, paraît-il, dénoncé dans une réunion secrète comme le pire ennemi des pauvres et du peuple. C’est bien possible ; il m’honore d’une impérissable aversion. Et un mot du grand Fidanza pourrait bien me valoir un coup de couteau dans le dos. La Commission sanitaire que je préside n’est pas en faveur auprès de la populace. — « Gardez-vous de lui ; brisez-le, Señor doctor ! » Ramirez me sifflait ces paroles en pleine figure. Puis, éclatant, tout à coup : « Cet homme, bredouilla-t-il, a jeté un sort sur les deux filles. » Quant à lui, il en avait trop dit, il n’avait plus qu’à se sauver, à aller se cacher quelque part. Il exhalait des lamentations tendres à l’adresse de sa Gisèle, puis l’accablait de noms que je ne saurais répéter. S’il avait cru pouvoir l’amener à l’aimer, par un moyen quelconque, il l’aurait enlevée, et emportée dans les bois. Mais c’était inutile… Il partit à grands pas, en agitant les bras au-dessus de sa tête. J’aperçus alors un vieux nègre, qui se tenait assis derrière une pile de caisses et pêchait dans le port. Il enroula ses lignes et s’esquiva aussitôt. Il avait dû entendre quelques mots et a sans doute parlé depuis, car des amis du vieux Garibaldien, employés du chemin de fer, je suppose, ont mis celui-ci en garde contre Ramirez. Mais Ramirez a disparu de la ville.

— Je me sens un devoir envers ces jeunes filles, fit madame Gould d’un ton troublé. Nostromo est-il à Sulaco, en ce moment ?

— Oui, depuis dimanche.

— Il faudrait lui parler tout de suite.

— Qui l’oserait ? Ramirez lui-même, malgré sa frénésie d’amour, fuit devant la seule ombre du Capitaine Fidanza.

— Je puis le faire, et je le ferai, déclara madame Gould. Il suffira d’un mot, avec un homme comme Nostromo.

Le docteur eut un sourire amer.

— Il faut en finir avec une situation qui prête… Mais je ne puis croire cela de cette enfant, poursuivit madame Gould.

— C’est un homme bien séduisant, grommela le docteur d’un ton morose.

— Il comprendra la nécessité d’en finir, j’en suis sûre, et d’épouser Linda sans tarder, déclara la première dame de Sulaco avec une décision énergique.

Par la porte du jardin pénétra Basilio, devenu gras et luisant, le visage glabre et paisible, des rides au coin des yeux, ses rudes cheveux de jais lissés et plaqués sur la tête. Il se baissa doucement derrière un massif de plantes décoratives, pour poser à terre, avec précaution, un petit enfant qu’il portait sur ses épaules ; c’était son dernier né, le fils de Léonarda, car la dédaigneuse et gâtée camériste avait épousé, depuis quelques années, le premier mozo de la casa Gould.

Il resta un instant accroupi sur ses talons, contemplant avec amour son rejeton, qui lui rendait son regard avec une imperturbable gravité, puis, solennel et digne, il s’avança dans l’allée.

— Qu’y a-t-il, Basilio ? demanda madame Gould.

— Le bureau de la mine a envoyé un message téléphonique : le maître couchera ce soir à la montagne.

Monygham s’était levé et regardait au loin. Un profond silence régna quelque temps sous l’ombre des grands arbres, dans les merveilleux jardins de l’hôtel.

— C’est bien, Basilio, répondit madame Gould. Elle le regarda s’éloigner dans l’allée, regagner l’abri de la corbeille fleurie, reparaître avec l’enfant assis sur ses épaules. Soigneux de son léger fardeau, il franchit à pas feutrés la porte qui faisait communiquer les jardins et le patio.

Tournant le dos à madame Gould, le docteur contemplait un massif de fleurs étalées au soleil. On le croyait méprisant et aigri, alors que son véritable caractère était fait de passion et de timidité profonde. Ce qui lui manquait, c’était l’insensibilité polie des gens du monde, l’indifférence qui rend l’indulgence facile, pour soi-même et pour les autres, indulgence qui n’a rien à voir d’ailleurs avec la vraie sympathie et la compassion. C’est ce manque d’insensibilité qui lui donnait un tour d’esprit sardonique et tirait de sa bouche des paroles mordantes.

Les yeux obstinément fixés, dans le profond silence, sur la corbeille claire, le docteur Monygham déversait sur la tête de Charles Gould un flot d’imprécations mentales. Derrière lui, l’immobilité de madame Gould ajoutait aux lignes de sa personne un charme artistique, le charme d’une attitude saisie et fixée par une interprétation définitive.

Le docteur se tourna brusquement pour prendre congé. Madame Gould resta assise dans l’ombre des grands arbres plantés en cercle. Elle se laissait aller en arrière, les yeux clos et les deux mains mollement appuyées aux bras du fauteuil. Le demi-jour tamisé par les masses épaisses de feuillages faisait ressortir la grâce jeune de son visage et paraître lumineuses l’étoffe légère et la dentelle blanche de sa robe. Petite et frêle, source de lumière sous l’ombre dense des branches entrelacées, elle semblait une fée bienfaisante, lasse de sa carrière de bienfaitrice, mordue par le soupçon desséchant de l’inutilité de ses peines, de l’impuissance de son art magique.

Si on lui avait demandé l’objet de sa rêverie dans les jardins de son hôtel, dans sa maison fermée sur la rue comme une demeure déserte où son mari, parti pour la mine, l’avait laissée seule, sa franchise aurait dû éluder la question. Elle venait de s’aviser que la vie, pour être large et pleine, doit, à chacun des moments du présent fugitif, retenir le souci du passé et de l’avenir. Notre tâche quotidienne doit être accomplie à la gloire des morts ou pour le bien de la postérité. Voilà ce que pensait madame Gould, tout en soupirant, sans ouvrir les yeux, sans faire le moindre mouvement. Son visage se figea, pendant une seconde, en une expression rigide, comme pour laisser passer, sans frémir, une vague de solitude qui roulait sur sa tête. Et la pensée lui vint aussi à l’esprit que nul ne lui demanderait jamais avec sollicitude à quoi elle songeait. Personne ; aucun être. Sauf peut-être l’homme qui venait de s’éloigner. Non ! aucun être à qui elle pût répondre avec une sincérité parfaite, au nom d’une confiance idéale et absolue.

Le mot d’ « incorrigibles » lancé peu avant par le docteur Monygham flottait dans le silence attristé de sa rêverie. Incorrigible, l’administrateur, dans son culte de la grande mine d’argent ; incorrigible dans la rude besogne volontaire qu’il s’imposait au nom de ces intérêts matériels où s’attachait sa foi dans le triomphe de l’ordre et de la justice. Pauvre garçon ! Elle voyait si bien les cheveux gris sur ses tempes ! Il était parfait ! Qu’eût-elle pu désirer de plus que ce succès, ce succès colossal et durable ? L’amour n’était qu’un court moment d’oubli, un bref enivrement dont on se rappelait les délices avec une nuance de tristesse, comme on renonce à un chagrin profond. Il y avait dans la nécessité même du succès quelque chose qui entraînait la dégradation de l’idéal. Elle voyait la mine de San-Tomé écrasant le Campo et tout le pays, redoutée, détestée, formidable, plus impassible qu’aucun tyran, plus impitoyable et autocratique que le pire des gouvernements, prête à broyer des vies innombrables, dans l’expansion de sa puissance. Mais lui ne voyait pas cela ; il ne pouvait pas le voir. Ce n’était pas sa faute. Il était parfait ; mais elle ne l’aurait plus jamais à elle seule. Jamais, pas même une heure, une pauvre heure, dans cette vieille maison espagnole qu’elle aimait tant !

« Incorrigibles », avait dit le docteur du dernier des Corbelàn et de la dernière des Avellanos. Mais elle, elle voyait nettement la mine de San-Tomé posséder, brûler, consumer la vie du dernier des Gould du Costaguana, dompter l’esprit énergique du fils, comme elle avait dominé la faiblesse lamentable du père. Oh ! le terrible succès pour le dernier des Gould ! Le dernier ! Elle avait longtemps, longtemps espéré que peut-être… Mais non ! Il n’y en aurait plus ! Une immense désolation, l’effroi devant la vie à poursuivre, s’abattit sur la première dame de Sulaco. Avec une vision prophétique, elle se vit survivre seule à son jeune idéal détruit, à son idéal d’action, d’amour, de travail, seule dans la Trésorerie du Monde. L’expression profonde, aveugle, douloureuse d’un pénible rêve se figea sur son visage aux yeux clos, et avec la voix indistincte d’un dormeur agité par les affres d’un impitoyable cauchemar, elle balbutia dans le vide ces paroles :

— Les intérêts matériels !…


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