Nostradamus (Bonnellier)/Tome 2/… Tes bras pour y tomber

Abel Ledoux (2p. 245-254).


XV.

… TES BRAS POUR Y TOMBER.


Au bruit de l’arme à feu, tout ce côté de la rue des Jardins fut en émoi ; on accourut avec des flambeaux. Le président à mortier, Antoine Minard, frappé de deux balles dans les reins, étoit renversé de sa mule et gisant sur le pavé. Le premier mot qu’il put prononcer, ce fut Nostredame qui le recueillit.

— Je vais mourir ! dit Minard d’une voix entrecoupée. Épargnez à ma femme cet affreux spectacle !… Que l’on me porte autre part que chez moi.

— Portez-le chez Rabelais, dit le prince de Condé.

— Non, dit une voix dans la foule. — Le curé de Meudon ne croit pas au pape et se moque de la Vierge.

— Portons monsieur le président, — dit une autre voix, — dans le parloir des filles de l’Ave-Maria. D’ici au couvent, il n’y a qu’un pas.

On souleva Minard, et bien lentement, avec les plus grandes précautions. Il fut porté au couvent des religieuses cordelières de l’ordre de Sainte-Claire, qui étoit situé rue des Barres.

Michel de Nostredame suivoit ce lugubre cortége ; le blessé fut confié à ses soins et à ceux d’une religieuse. Il fut quelque temps sans pouvoir retrouver la parole et l’usage de ses sens ; enfin, ouvrant les yeux, et à la clarté de la lampe du parloir, reconnoissant son ami, il lui tendit les bras.

— Vous disiez vrai, Nostredame !… Ah ! l’assassin est un huguenot !… Je sens que mes entrailles sont déchirées !… Oh ! dites encore une vérité : combien d’instans ai-je à vivre ?

Les balles, entrées par le rein droit, étoient sorties un peu au-dessous du cœur, en brisant deux côtes. Michel, ayant reconnu la blessure, répondit sans hésiter :

— Vous avez une heure, Minard, pour vous préparer.

La religieuse étoit à genoux près du président. Conformément à la règle sévère de son ordre, un voile couvroit sa figure ; en entendant cet arrêt de mort, elle poussa un cri, rejeta son voile en arrière, et laissa fléchir sa tête sur la poitrine d’Antoine Minard.

— Oh ! qui êtes-vous donc, ma sœur ? demanda le blessé.

— Je n’avois pas voulu, Minard, — dit la sœur de l’Ave-Maria, — que la chapelle de Foulayronnex entendît votre serment !

— Laurette ! dit Minard ; justice divine ! je mourrai parjure devant ma victime !

— Qui vous a depuis long-temps pardonné, — sans pouvoir se pardonner à elle-même.

— Une heure, avez-vous dit, Nostredame, — reprit le blessé ; — je la partage, Laurette, entre vous et Dieu !

— Non, Antoine Minard, je n’accepte pas ce coupable partage ; mes affections ne sont plus de ce monde ! religieuse préposée à la garde d’un blessé, je ne reparoîtrai que pour recevoir votre dernier soupir et vous fermer les paupières.

Elle se redressa, rabattit son voile, et sortit du parloir.

— Elle aussi avoit dit vrai, — dit Minard après quelques instans, — elle avoit promis une mort violente à son séducteur !…

— Ne verrez-vous ni votre femme ni votre fils ? demanda Michel.

— Non, mon ami, non, je ne veux pas leur laisser le souvenir de mon agonie… Combien je souffre !… Ah ! l’assassin, il a vengé du Bourg !… Nostredame, je revenois du palais, — une femme, sur les marches de la grande salle, m’a remis un placet ; elle m’a saisi la main, me l’a pressée, en me disant : — Vous avez froid, monsieur le président, et pourtant les jugemens à rendre coûtent moins que les jugemens à subir : lisez ceci, si vous en avez le temps. Ces étranges paroles m’avoient peu frappé… Nostredame, prenez ce placet dans la poche de ma robe… et lisez-le.

— Laure de la Viloutrelle ! s’écria le médecin de Salon, après avoir déployé un parchemin.

— Laure de la Viloutrelle, dites-vous !… c’est elle qui m’écrit ?

… « Neveu du sire de Beauvoisin, tu as voulu bien jeune être pour quelque chose dans le malheur d’une destinée de femme… Par tes conseils, une Laure a été trahie, — par ta faute, une Anice Mollard a été tuée !… Antoine Minard, président à mortier, vous avez recommandé expressément au conseil des Dix de Venise la femme que vous avez fait délaisser !… Cette femme entre à son tour pour quelque chose dans votre destinée, et elle se placera dans votre mort !… »

— Implacable ! murmura Michel en laissant tomber l’écrit de ses mains.

— Être puni, Nostredame, pour avoir voulu votre bonheur !…

— Et moi, Antoine Minard, moi, vous avoir attiré cette haine !…

— … Point de regrets, vertueux Nostredame, assez, assez… Les instans sont précieux !… Quelle horrible souffrance !… Voulez-vous, mon ami, réciter les prières des agonisans ?

Huit heures sonnèrent à Saint-Paul. La porte du parloir s’ouvrit ; une religieuse de l’Ave-Maria parut. Nostredame et Minard virent bien que c’étoit Laurette, car elle sanglotoit sous son voile, et fléchissoit en marchant.

— Le moment approche, — dit le président d’une voix bien foible, — venez, ma sœur, prononcer, au nom de la seule femme que j’aie trompée, le pardon d’un crime dont je suis repentant !

— Sœur Antonine vous pardonne, monsieur le président, les malheurs de Laurette. Elle ajoute — que loin de vouloir votre mort, elle avoit fait deux parts de son petit patrimoine : l’une d’elles, destinée à relever la chapelle de Foulayronnex, y a institué une messe annuelle pour le pardon des amans ingrats !…

— Laurette !… — s’écria Minard.

— Ne l’appelez pas, monsieur le président… la sœur Antonine seroit sourde à ce cri !

— Nostredame !… le sang m’étouffe !… ma vue se trouble !… mon ami !… illustre Nostredame !… je meurs chrétien !… je pardonne à mes assassins !… dites-le bien au roi ! — Se tournant vers la religieuse : — « Si tu mourois de mort violente, — me disois-tu, Laurette… Je chercherois tes bras pour y tomber ! — t’ai-je répondu !…

— Dieu t’entende !… ai-je dit à mon tour, s’écria Laurette ; et saisissant la tête d’Antoine Minard, elle la pressa sur son sein, la soutint quelques instans… Puis, jugeant que la mort arrivait… elle posa ses lèvres sur les lèvres de Minard… Le souffle glacé du dernier soupir traversa l’épais tissu du voile, et glaça la bouche de sœur Antonine.