C.O. Beauchemin & Fils (p. 54-57).

LA MODE

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Il est de mise d’en médire, comme de l’Académie, ce qui ne l’empêche pas d’être, malgré tout, la maîtresse du monde.

Elle est la fée charmante dont le bâton magique transforme tout, le caprice léger et gracieux qui embellit les plus belles et la livrée de bon goût de cette aristocratie : l’élégance. Elle est la femme aimée qui commande, opprime, caresse ou tyrannise, dont le joug est doux, qu’on sert à genoux et en dehors de laquelle rien n’est beau ni bon.

Elle est fantastique comme celles qu’on écoute ou qu’on gâte trop ; ses lubies font loi, les humains n’ont pas de recours contre les arrêts de sa bizarrerie et de sa versatilité.

Lui plaît-il de vous laisser grelotter en hiver en des habits étriqués, de vous emprisonner en des fourreaux ou de vous noyer dans l’ampleur de vêtements flottants ; a-t-elle l’idée d’affubler votre tête d’un plat à salade ou d’une coquille de noix, le mieux est encore de se soumettre.

Rien d’ailleurs n’est si facile et si universellement pratiqué. Jamais puissance ne fut mieux ni plus spontanément obéie que la Mode.

Quelques savants ont placé son origine dans les âges les plus reculés. Les plus spirituels d’entre eux ont même prétendu que, née avec la femme, elle affecta d’abord une forme toute simple et très primitive, singulièrement développée et compliquée depuis. Erreur.

Issue d’un mariage entre le Caprice et la Vanité, elle naquit, il y a très longtemps avec la civilisation, c’est-à-dire, dès l’invention des goussets aux habits des maris. Elle loge comme Calypso dans une île mystérieuse avec sa sœur la Coquetterie. Et voilà tout ce que l’on sait de la divinité dont l’empire sur le genre humain est profond et terrible. Plus profond et plus terrible que ne le croient en général ses serviles vasseaux.

Sans parler de ses empiètements dans le domaine moral et de son influence sur la littérature et les arts que son despotisme n’épargne pas, elle fait de sérieux ravages parmi une certaine classe d’hommes.

Pour quelques êtres instinctifs en matière de cœur l’apparence fait tout : Une jolie figure, une taille parfaite, une tournure gracieuse leur jettent un sort. Chez eux, l’épicurisme qui parle plus fort que la raison et la sagesse ne laisse pas d’option sur les sujets qu’il impose.

Que de victimes de la Mode, cette jettatura anonyme, n’a-t-on pas vu gémir — mais trop tard — sur les fatales séductions auxquelles leur cœur se prit comme l’innocente mouche dans les lacets de l’araignée. Je n’exagère rien en révélant cette tyrannie du beau envers un sexe ébloui et sans défense. Elle alla assez loin à diverses époques et notamment à la fin du siècle dernier, pour motiver des décrets sévères défendant certains atours qui mettaient décidément en désarroi le libre arbitre de ces messieurs.

Devant la souveraine grâce féminine atteignant, paraît-il, des sommets éminemment dangereux, ils se tordaient les mains de désespoir et demandaient merci.

Plus de repos, plus de paix, plus de bonheur ici-bas pour les barbus enfants d’Adam avec ces trop délicieuses créatures partout offertes à leurs regards éperdus et qui telles que des sphinx souriants se dressaient où qu’ils essayassent de fuir avec leur charme impétueux, obsédant, acharné.

En Angleterre le parlement s’émut d’un tel état de choses et dicta cette loi paternelle :

« Toute femme de tout âge, de tout rang, de toute profession ou condition, vierge, fille ou veuve, qui, à dater du dit acte, trompera, séduira ou entraînera au mariage quelqu’un des sujets de Sa Majesté, à l’aide de parfums, faux cheveux, crépon d’Espagne (sorte d’étoffe de laine imprégnée de carmin, employée comme rouge) et d’autres cosmétiques, buscs d’acier, paniers, souliers à talons et fausses hanches, encourra les peines établies par la loi actuellement en vigueur contre la sorcellerie et autres manœuvres ; et le mariage sera déclaré nul et de nul effet.» (Arrêt du parlement d’Angleterre.)

Et les pauvres contemporaines de cette génération de tartuffes durent se faire aussi laides que possible afin de ne pas excéder la capacité d’admiration de leurs trop impressionnables compatriotes, afin aussi de rendre un peu de calme à ces malheureux, haletants à force de danser à la musique endiablée de leurs charmes.

Quoique de nos jours on ne soit plus farouche à ce point, on voit encore je le répète, de ces cas de subornation par la fée prestigieuse qu’est la Mode ; mais, outre qu’on est parvenu à posséder le secret de guérir très vite des blessures du cœur, les ensorcelés d’aujourd’hui plus courageux ou plus résistants ne se plaignent pas si fort que les Anglais d’il y a cent ans et se passent assez bien de l’intervention parlementaire.

Si l’on faisait tant que de s’occuper ostensiblement de cette matière aujourd’hui, ce ne serait probablement que pour stimuler encore le dilettantisme avancé de notre société superchic.

Nos poëtes referaient avec une méthode rajeunie « l’Art d’aimer » d’Ovide où ils préconiseraient les artifices de la toilette et répèteraient après le galant écrivain de l’an 4 avant Jésus-Christ :

« Apprenez, jeunes filles, quels sont les soins qui embellissent le visage, et par quels moyens vous pouvez conserver votre beauté… La culture adoucit l’âpreté des fruits… L’art embellit tout. »

Et l’imitant toujours, ils iraient peut-être jusqu’à mouler en des vers impeccables quelque recette de coldcream ou de lotion pour le teint.

Un autre poëte qui, lui, a toujours fort maltraité la femme, Théophile Gauthier a pourtant prétendu que celle-ci n’a que le sentiment de la mode et non celui de la Beauté.

N’en déplaise au paradoxal écrivain, ces deux choses ne sont pas contradictoires. Il y a bien entre elles cette différence que le Beau est immuable et que la mode n’est rien moins que cela. Et pourtant, il faut être un peu artiste pour posséder cette initiation naturelle, ce sentiment intime de la mode qui elle-même est une variante au thème de l’éternel Beau, une adaptation populaire et comme une sorte d’opportunisme appliqué à l’esthétique. Pour l’une comme pour l’autre, le goût est l’arbitre indispensable.

L’on n’est donc pas si éloigné d’être capable, quand on a l’intuition de l’élégance et certaine aptitude à saisir l’esprit de la Mode, de sentir la véritable beauté.

À la considérer à un point de vue optimiste, la Mode est une excellente chose, un raffinement extérieur qui suppose chez ses fidèles des dispositions artistiques, une tendance à la perfection.

Elle a sa portée psychologique puisqu’elle trahit chez l’individu — par la manière que chacun a de se l’assimiler — les traits du caractère.

On ne peut enfin nier son importance historique, car elle fut toujours tellement liée aux mœurs que l’on ne connaît pas bien un peuple ou un personnage si l’on n’est initié au détail de ses habitudes, à la connaissance de ses goûts intimes que régit la Mode.

Après cela, que l’on décrie la toute-puissante Altesse si l’on veut, mais qu’on ne la traite pas en quantité négligeable. Son rôle dans la société est prépondérant ; que ses contempteurs ne l’oublient pas.