Nos travers/Femmes savantes

C.O. Beauchemin & Fils (p. 58-59).

FEMMES SAVANTES

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Vous avez donc réellement peur, messieurs, que nous devenions des femmes savantes, ou « croyant l’être » ? Rassurez-vous. Et si cette crainte est le secret de certaines hostilités hâtez-vous de rengainer.

Disons tout d’abord qu’on ne prend pas ici les armes au nom des « femmes savantes. »

Défendra qui voudra ces phénomènes si amusants, que je n’ai jamais rencontrés qu’au théâtre.

Il faudrait, pour aspirer au titre de « lettrée » seulement, une éducation plus complète que celle que reçoivent les femmes en ce pays. Il faudrait un entraînement, une discipline scolastiques moins rudimentaires, une atmosphère intellectuelle autre que celle qu’on respire ici pour espérer d’égaler dans les lettres françaises nos compatriotes d’outre-mer.

Nous avons, nous canadiens-français, isolés du berceau de notre nationalité au sein d’un élément étranger, ce malheur d’avoir quelque peu oublié notre langue. Cette ancienne et fidèle compagne, comme une amie négligée, a maintenant des secrets pour nous : elle semble revêtir, quand nous la rencontrons face à face, dans sa patrie ou dans les œuvres du génie français, un air de supériorité, ces façons différentes qui mettent une gêne dans les rapports entre étrangers ou bien entre gens qui ont cessé depuis longtemps de se bien comprendre.

C’est ce qui fait que ceux de nos écrivains qui ont le loisir et le courage de lutter avec une persévérance indéfectible contre la situation défavorable qui est faite aux littérateurs canadiens, ceux qui, ayant beaucoup de talent, se livrent à un travail opiniâtre, peuvent seuls espérer d’occuper une place convenable dans les lettres françaises.

Nous n’ignorons pas combien d’efforts il nous reste encore à faire avant de devenir seulement instruites.

Mais d’où vient que les hommes prennent comme une démarche agressive les tentatives que fait la femme pour s’élever ? D’où vient qu’ils s’effarent à ce point quand nous parlons de changer notre train de frivolité en une vie plus sérieuse ?…

Si la terreur de se voir égalés ou surpassés les inspire, qu’ils nous permettent encore une fois de calmer leurs alarmes.

Nous sommes si éloignées de leur porter ombrage que quand nous parlons d’étudier ou de cultiver la littérature, nous n’entendons que dissiper un peu les voiles de notre profonde ignorance.

L’aveu nous est pénible, mais l’inquiétude du sexe supérieur, ou « croyant l’être, » l’exigeait.

Par conséquent, avec ou sans la permission de ces messieurs, nous continuerons de chercher à nous instruire, sans craindre l’excès qu’on a la bonté de croire si près de nous.