C.O. Beauchemin & Fils (p. 49-53).

LE CERCLE

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Voilà un de ces pièges inventés évidemment par quelque sardonique vieux garçon pour prendre les maris et produire une baisse dans l’institution prospère des bons ménages.

Attendu qu’il faut compter avec la corruption du siècle et ne pas s’attacher trop obstinément au rêve de la perfection, je me hâte, cependant, de concéder tout de suite que le cercle a du bon.

C’est parce qu’il y a, dans une grande ville, mille empêchements d’un caractère social ou domestique à la réunion de personnes que lie un intérêt commun ; que le rouage des affaires exige, paraît-il, cet innocent commerce où l’on acquiert, dans l’amical abandon des propos de Cercle, d’utiles renseignements ; c’est parce qu’il est urgent, au dire des abonnés, de venir en contact et de se trouver en termes d’intimité avec une foule de gens d’importance, et de professions diverses ; c’est pour toutes ces raisons, dis-je, que je ne me joins pas à l’immense majorité des femmes pour condamner irrémissiblement les clubs.

Si l’on en fait une espèce d’officine nécessaire à la préparation, à l’éclosion ou au perfectionnement des transactions commerciales et autres, c’est très bien et qu’on en use juste ce qu’il faut pour cela. Mais s’assembler dans un but de divertissement en alléguant le mot banal : « Il faut qu’un homme s’amuse », voilà l’abus.

Ce n’est pas l’opportunité de l’amusement qui est discutable mais le choix qu’on en fait et l’endroit où on le prend.

D’abord quel est celui qui défendra le jeu intéressé qu’on tolère dans ces élégants lieux de réunion et qui leur donne un air de tripots ?

Qui niera le danger auquel il expose les jeunes gens qui fréquentent ces endroits ?

Nous sommes tous d’accord je pense, sur les conséquences de la plus incontrôlable des passions qui sont : l’obsession continuelle dégénérant en manie, faisant prendre en dégoût les occupations ordinaires, tout ce qui n’est pas le jeu, la conscience faussée, l’oblitération du sens moral changeant l’honnête homme en un égoïste brutal qui ira jusqu’à jouer le pain de ses enfants et ne s’arrêtera dans sa fureur de ponter que devant la ruine complète.

Que des hommes ayant de graves devoirs envers la société et y exerçant des fonctions délicates : qu’un juge, un médecin, un officier de banque ou un avocat, par exemple, chargés des plus chers intérêts d’un grand nombre d’individus, sacrifient au démon du jeu leurs loisirs dont, en réalité ils ne sont pas maîtres — puisqu’ils les doivent à la recherche des solutions favorables au bien de leurs clients, — c’est un danger terrible.

Des innocents se trouvent souvent atteints dans la catastrophe inévitable qui termine une carrière de joueur. Que de familles laborieuses et, paisibles vouées à la désolation par le fait d’un seul homme en qui elles avaient mis une confiance aveugle et dont elles attendaient justice, fortune et santé.

Si l’on pousse au pied du mur certains maris intelligents ils finissent par vous dire sur un ton de confidence :

— Je vais au club, parce que je m’ennuie chez moi, ma femme n’est pas… enfin nous n’avons pas les mêmes idées…

— “ Mon cher monsieur, il ne fallait pas l’épouser ! Vous faites expier à une innocente votre erreur. Comme un grand nombre de vos semblables vous avez épousé un profil grec, de belles épaules ou un nez chiffonné. Maintenant vous constatez qu’un profil grec et qu’un nez retroussé sont insuffisants à remplir une vie. Vous en ressentez de l’impatience et bientôt du dédain pour votre irresponsable victime, tandis que c’est votre personnage seul qu’il faut mépriser pour avoir agi en enfant volontaire réclamant à cor et à cris un jouet qui le lasse aussitôt.”

“ Si vous ne vous étiez pas imposé à cette jeune fille, à votre défaut elle en aurait probablement trouvé un autre moins brillant, plus à son niveau et qui l’eut rendue simplement heureuse.

" Vous devez maintenant à votre conscience, comme à la femme que vous avez sacrifiée à un égoïsme enfantin, de réparer votre faute en vous dévouant à son bonheur ou, tout au moins, en ne la rendant pas sciemment malheureuse.”

" Le délaissement, d’ailleurs, n’est pas un remède. Votre petite sotte n’est souvent qu’une plante inculte que la bonne compagnie, votre conversation, vos enseignements amélioreront et rendront respirable à votre fin odorat.”

Parmi les assidus des cercles, il en est qui possèdent vraiment des conjointes acariâtres et insupportables. Ceux-là sont à plaindre, mais non plus justifiables d’abandonner leur maison.

Il se peut bien pour commencer que leur indifférence soit la première ou l’unique cause du caractère aigri sur lequel ils s’excusent.

En outre, ces martyrs peu stoïques devraient se rappeler que la solitude n’adoucit pas les mœurs et que leur désertion laisse entre des mains, qu’eux-mêmes jugent indignent, le soin de la dignité du foyer, le bonheur et l’éducation des enfants.

Rien n’exempte un père de ses devoirs, pas même le malheur de posséder une compagne revêche que d’ailleurs, un traitement doux mais ferme a des chances d’amener quelquefois à un armistice. Les lâches seuls fuient le champ de bataille.

D’autres enfin déclarent avec un air persécuté qu’ils ne fréquentent les clubs que parce qu’ils n’ont pas de femme, bonne, sotte ou mauvaise.

Eh mais ! qu’ils se marient !

Et qu’on ne nous enlève plus nos chers papas qu’il fait si bon voir à la veillée, en pantoufles, fumant la pipe patriarchale et lisant à l’ombre d’un vaste abat-jour ; nos pères chéris que la dure nécessité du gagne-pain nous ravit déjà trop.

Qu’on nous laisse nos maris dont la voix sympathique et les conseils optimistes sont un si grand et si nécessaire allégement aux tracas domestiques, à la besogne exténuante de la conduite des enfants, aux devoirs multiples qui se partagent la journée d’une mère consciencieuse.

Car les délaissées pourraient bien un jour, exploitant elles aussi le prétexte : qu’ « il faut qu’une femme se divertisse », s’imaginer de louer de leur côté un local somptueux où des domestiques royalement rétribués n’auraient pour elles que des prévenances et des sourires.

Ce serait une manière de paradis que cette maison où tout marcherait avec un ordre apparent sans leur intervention et où l’on souperait finement dans d’exquises porcelaines sans craindre qu’on les casse après et sans le souci de la propreté des linges qui serviront à les nettoyer. Quelle nouveauté charmante pour les maîtresses de maison qu’une atmosphère de luxe et de fête, au sein de laquelle on pourrait s’adonner à ses plaisirs favoris ; la lecture des livres récents par exemple, ou des journaux du monde entier arrivant tous les jours à la bibliothèque, la satisfaction d’une gourmandise raffinée, ou encore — et pourquoi pas ? — quand on prend du gallon n’est-ce pas !… ou encore cette périlleuse manipulation de la dame de pique si âprement attrayante.

Comme les mangeurs d’opium qui s’élèvent à volonté au-dessus des misères de la vie, comme messieurs leurs maris qui se soustraient avec désinvolture à leur devoir paternel, elles pourraient aussi secouer le joug, rejeter les liens que leur font leur conscience et l’amour maternel, et se refuser à choisir, parmi les ronces de cette vallée de larmes, autre chose que des fleurs…

Voilà ce qui serait au moins une situation équilibrée, mais elle aurait ses inconvénients, car enfin, il ne s’agit pas que de s’amuser : la vie n’est pas un cotillon. Ces messieurs, s’ils allaient plus souvent à l’église se l’entendraient répéter souvent — en d’autres termes.

Non, ce qu’il faut c’est de se concerter dans le dévouement, c’est de chercher dans l’intimité cet amusement indispensable, c’est surtout de prendre bravement sa part de la corvée et ne pas lâchement, l’abandonner toute à un seul.

Certains pères se croient quittes quand ils ont pourvu matériellement à la subsistance de la famille. Ce serait juste si celle-ci n’était qu’une couvée de moineaux. Mais avec les enfants il y a la direction morale, affaire délicate et autrement importante, on en conviendra.

Quand chacun y mettra ainsi du sien, tout rentrera dans l’ordre.

Les femmes redeviendront heureuses et partant charmantes, les hommes seront meilleurs et les enfants mieux élevés.


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