Noa Noa/Chapitre VII
VII
Navé Navé Fénua[1]
Dans cette âme peu à peu dégagée de solennelles erreurs sous l’afflux des joies, divines d’être, par la constance de leurs changements qui suivent l’heure, toujours les mêmes, la lumière s’est faite et la simplicité. Et d’un progrès ininterrompu je m’élève jusqu’à ma vérité intime : déjà je l’entrevois, et c’est celle de l’absolu. — Ainsi, d’un geste large de rames, puis d’ailes, d’élément en élément plus fluides, ainsi, avec une lenteur ample, ainsi retourner à l’infini, et vers lui d’abord franchir l’ombre, puis s’éclairer et puis luire de lui, jusque enfin la minute où le temps, brusquant la tangence, s’abîmera, simplifié, dans l’immense, et laissera la parcelle lumineuse regagner le foyer primitif.
Ou bien au bord de la mer, ou bien sous les premières ramures de la forêt, je m’assieds, seul parfois, plus souvent près de moi celle dont les jambes fortes et lisses sont comme les jeunes troncs de deux cocotiers vigoureux, celle dont les lèvres savent les noms des Dieux, le mien et rire, — et nous vivons, dans la lumière, simplement.
Quand elle est sérieuse, quand on me croirait songeur, — en effet, nous réfléchissons, tous deux : moi (comme jadis sur les flots du voyage, mais avec une joie que j’ignorais alors) la lumière du soleil ; elle, le rayonnement dont il emplit mes yeux. Notre simplicité s’épanouit dans la lumière. Elle nous dit tout ce qu’il importe de connaître, au présent.
Pourtant il nous arrive de frissonner, quand nous sentons que nos âmes viennent d’être visitées par le reflet d’un Secret perdu, d’un des suprêmes secrets que possédaient les aïeux de Téhura : plus près que nous du Grand Cœur, ils ignoraient tout de ce que nous savons. Car le Soleil, par delà les laborieuses et mal sûres opérations de la raison, aux aïeux de Téhura révélait le mystère et le motif de vivre. À nous il enseigne, en nous il éveille la vie seulement, lumineuse et simple. Au moins, c’est la vraie ! l’horizontal domaine de l’instant où je m’agite, dans ma chair heureuse et dans mon esprit ébloui. À me contenter de ce domaine et à bien jouir de lui, je mériterai d’atteindre une station plus haute, horizontale elle aussi, et, de stations en stations, ascendantes toutes et chacune horizontale, à l’infini où sont tous les secrets je retournerai.
De ce sommet de la Terre Délicieuse, que j’ai pitié, quand ces ressouvenir m’importunent, aux compliqués soucis d’avenir où se fatigue l’importance citadine et d’Europe, sans éclat, que celui, morne, du métal, sans richesse, que celle-là, creuse, et la rime des monnaies, vile fanfare de temps qui passe, de temps passé, sans que rien, hors cette ritournelle, ait marqué l’affre ou le délice du passage. Comme elle a perdu le sens de l’éternité, l’Europe ignore le présent. L’activité des hommes s’y consume dans la préoccupation de l’insaisissable demain, et, quand ils ont un peu de répit, le passé, qu’ils n’ont pas vécu sous les seules espèces vitales du présent, ressuscite, aigri de ; rancunes, dans leur pensée brûlée de regrets. Regrets et remords, espoirs et désirs : ils furent et ils seront. Ils ne sont jamais.
Moi, maintenant, dans la Terre Délicieuse, vraiment Moi maintenant, je vénère les menues péripéties quotidiennes et leur signification profonde. Avec simplicité je jouis de la lumière pendant qu’elle brille. Moi, maintenant, je sais vivre.
Non pas le jugement des autres n’intéresse, ni eux le mien : mais vois-tu l’ombre balancée du tamaris sur le seuil de ma case ? Qu’il est heureux et beau ! Qu’il est riche ! Qu’il est généreux ! Comme il partage la joie qu’il me donne !
Non pas ce que je ferai, ce soir, ni l’échéance fie demain ; non plus les fameuses Questions proposées à l’inquiétude publique. — Je regarde un sein de femme, je l’admire et j’y trouve de graves enseignements, je l’écoute, et docile j’obéis, s’il commande.
Et je sais de même quelle science émane d’une tête tremblante de vieillard et de la bouche fraiche d’un enfant qui rit.
Et je sais que cette science est toute la science, tout l’art et toute la vie.
Par elle, on comprend ce qui est, on aime ce qui est : l’enfant, dans l’enfant. Pourquoi l’homme futur ?
Par elle, ou touche à l’éternel, qui n’a pas d’avenir, — et par cette science de joie et d’amour qui fleurit dans tes jardins. Ô Terre Délicieuse, j’ai connu le bonheur et je me suis guéri du mal occidental d’espérer.
C’est printemps ! C’est matin ! C’est fête !
Viens ! Que fais-tu, songeur, seul au seuil de ta porte !
— J’écoute chanter dans ma tête
Le refrain d’une chanson morte.
Plus de lumière, plus de bruit.
Ferme les yeux : le ciel est tout de noir tendu.
— Non ! je vois luire dans la nuit
Le reflet d’un rayon perdu.
Dans mes yeux : et dans ma pensée
La trace n’est pas effacée
De la grande aurore passée.
Sur les vagues et dans le vent
Plus haut que la voix des vivants
La voix des morts vibre souvent.
Flots, ô forêts, ô fleurs folles d’être vivantes
Vous êtes l’épanouissement du passé,
L’épanouissement des germes entassés
Dans les profondeurs des tombes ferventes.
Et toi, race dorée, ô radieuse encore !
Le dernier reflet d’un rayon perdu
Mêle un charme fané a tes gloires d’aurore,
Et fait bien souvent, hélas ! entendu
Dans l’iméné des soirs, dans ta voix jeune et forte,
Le refrain mourant d’une chanson morte.
Extases de la vie, amours, clartés, parfums,
Réalités plus belles que toutes rêvées,
Vous êtes les fleurs de jardins défunts :
Elles furent d’un sang héroïque abreuvées
Qui ne coutera plus —
Chansons mortes ! Rayons perdus !
Douceurs, violences, gravités, caprices, tant de fois à la fois changeante, et toujours la même : elle à ses raisons.
C’est l’harmonie, contrastée et constante, de la fraîcheur abandonnée de la vie au matin charmant, et des précautions et des terreurs dont le soir plein de menaces veut être accueilli.
C’est la pirogue, sur les vagues, montant et redescendant sans cesse, avec une élégance parfaite jusqu’en ses évolutions les plus vites.
C’est le sage, c’est l’humain rire, car il n’est jamais loin des larmes, d’un enfant.
C’est le jeu, assujetti à la logique des vents — mais nous ignorons leurs lois — de l’ombre longue, souple et déliée des rameaux du pandanus, de l’ombre pyramidale et plane des fougères légères, sur le gazon indéfiniment bercé, dans ce jeu atténué, de la nuit au jour.
C’est le temps, aux approches de l’éternité, concevant le désir des multiples actions simultanées, essentielles, et qui évanouit, épris du Toujours, aux ardentes couleurs de la Passion, car elle est impérieusement Présente.
C’est la gamme, d’un doigté de vertige parcourue et reparcourue, et se résolvant en comme un seul accord de tout, de tous les sentiments, de toutes les sensations qui font io prix de la vie, et c’est la morsure dans le baiser, et c’est la blessure dans l’ivresse de la victoire.
C’est l’Ile Heureuse, c’est la Terre Délicieuse —
Et c’est Téhura.
Moi, maintenant vraiment Moi, franc d’exil et le fils adopté de la Mère Délicieuse, je sais bien des choses, — et je sais comment il convient d’honorer la Lune, — (après le Soleil, Dieu suprême et l’essence inaltérable des Grands Dieux) — comment il convient de peindre son image et de la sculpter, afin que les hommes aiment la Déesse, la redoutent et lui rendent hommage.
Elle est diverse, mais belle également dans sa fureur et dans sa tendresse.
Il faut célébrer d’abord Hina la Chasseresse : Hina du sang et de la mort.
Dans la nuit effrayante des fourrés où rampent les lianes rousses, — Elle habite.
Le jour ne viole jamais cette retraite et nul bruit de la vie ne vibre de là, nul bruit, même alors que la Déesse bondit, prend sa course et s’emporte à travers les halliers. Elle est taciturne, et, sous ses pieds cruels, la terre épouvantée se tait.
Si tu regardais longtemps au fond de l’ombre, Elle est là ; tu verrais, à mesure que la clarté du ciel déserterait tes yeux, dans la nuit des fourrés, la forme épouvantable et grandiose luire.
Une lumière propre émane d’Elle ; d’une lumière inféconde, qui brille sans produire de chaleur et qui n’éclaire que ses pas, dans la nuit effrayante, dans la nuit des fourrés, Hina des Bois rayonne.
Regarde longtemps.
Elle est là :
Furieuse, roulant du feu sous ses paupières,
Et serrant de ses deux lourdes mains de guerrière
Contre son ventre qu’il déclare un louveteau,
Nue, avec ses cheveux pour somptueux manteau,
Chaste, aux sa chevelure voluptueuse,
Hina des Bois, monstrueuse et majestueuse,
Ivre d’orgueil, de rage et de douleur, Hina
La Chasseresse ! Hina du sang et de la mort ! —
L’Effort tend ses nerfs, gonfle ses veines. Farouche.
Affreuse, le front bas, de l’écume à la bouche,
Et les dents longues qui broient à vide : mais rois
Quel sublime incendie allument dans les bois
Les éclairs roux de sa profonde chevelure !
Mais sur sa gorge vois comme la ligne est pure
De ses deux seins de femme, au carnage étrangers,
De ses deux seins de femme, harmonieux, légers,
Et quí jurent, Amour, que la divine joie
À sa source au cœur de cette bête de proie !
Fête à Hina la bienveillante et la bonne ! Fête à Hina de la vie et de l’amour !
Sous les ramures du manguier vaste qui masque l’ouverture de la grande ravine — aux deux bords s’étage l’Île, forêts et puis jardins et le rivage — les jeunes hommes, aux doigts le vivo, se sont assis.
Au dessus, les hauts lieux menaçants tonnent, où Taaroa veille.
Par groupes, devant les jeunes hommes et là même où fut, splendeur de nuit des temps, l’image en pierre sculptée, gigantesque, d’Hina, — par groupes, immobiles, sans vêtements, le bronze de la peau luisant, et les yeux, aux dernières lueurs du crépuscule, — se tiennent les jeunes filles.
Et tous, en attente, les jeunes hommes, les jeunes filles, se taisent, religieusement.
Soudain, au cri clair d’une voix de femme d’abord, que tôt poursuivent les notes aiguës du vivo, les danseuses s’abandonnent au jeu sacerdotal de la danse d’amour. Elles s’abandonnent, les danseuses, en chantant, et la Déesse, qui se plaît à leur hommage, les exalte, les enivre du soir et de leur beauté.
Le rythme du vivo et des chants se précipite.
Une odorante chaleur humaine se mêle aux senteurs intenses des cassolettes végétales exhalant leurs adieux aux ardeurs de la journée finissante : on respire, âcre et forte, l’odeur de la vie, dans ce cercle fermé, où la fête s’affole, lascif et mystique vertige, dans cette atmosphère dangereuse d’un inabordable monde, où la fête s’affole.
La fête s’affole ! Les chants peu à peu ont cessé, et même les notes du vivo. Mais la danse, fidèle au rythme progressif que tous entendent dans le silence, mais la danse plus vite tourne, toujours plus vite tourne, et les pieds qui volent et les seins qui tressautent gardent une démente cadence. Dans le rire muet des bouches, dans le rire qui s’oublie, qui s’éternise au pli des lèvres crispées, les dents larges luisent plus vives que les prunelles. Une férocité sensuelle se trahit aux appels des bras impérieusement tendus, aux lubriques essors brusques des jambes, — tant qu’enfin, rapide, la nuit tombe, la nuit pleine de soupirs et de cris. —
De telles nuits pourrait renaître le Passé, avec sa sauvagerie féconde, avec ses Dieux réels qui sont nés de telles nuits, avec les justes privilèges de la prostitution sainte et du délire héroïque.
Et j’en crois cette folie religieuse et cette fureur amoureuse : Hina de l’amour et Hina de la mort sont bien la seule et la même Déesse, monstre au mufle de fauve avec des seins de femme.
J’écoute mes pensées, dans la nuit maintenant pleine, maintenant tenant calme, en marchant sur le rivage, parmi l’air tout chargé encore d’effluves humains et végétaux. Les fleurs sont mortes, foulées aux pieds des amants. Je hume voluptueusement ce puissant arôme, ce dictame concerté par la mort et l’amour.
Sans hâte, je regagne ma case. Déjà l’orient se colore, et, là haut, comme une émeraude immense, la Forêt, dans une apothéose verte, brille confusément de tous ses feuillages receleurs d’éternelles clartés, jusqu’à mi-côte de l’Aroraï, la cime nue, solitaire, triste, — où Taaroa veille.
À l’ombre du manguier colossal, a mi-voix,
Adressant leurs regards á l’orient des eaux,
Dolentes d’avenir et fières d’autrefois,
Tandis que leurs amants jouaient sur les roseaux
Assemblés du vivo des airs dolents et fiers,
Les amantes ont dit l’hymne d’espoir amer.
Quand toutes les chansons seront chantées,
Tous les baisers, bus, déçus tous les vœux,
Quand les jardins clairs de l’Île enchantée
Ne fleuriront plus parmi nos cheveux,
Quand auront fini l’ombre et la lumière
Sur nos fronts leurs jeux : légers et joyeux,
Et quand le dernier avec la dernière
Auront au soleil fermé leurs doux yeux,
Endormis dans la terre maternelle,
Nous ne connaîtrons pas d’autres destins :
Nos corps seront tous confondus en elle,
En elle nos cœurs a jamais éteints.
Mais des ardeurs anciennes de nos âmes
Un vaste foyer s’allumant soudain
L’illuminera d’un halo de flammes
La Terre des Dieux, l’Île des Jardins.
Puis, l’Esprit de la merveille déserte,
Épave d’aurore en la nuit du temps,
L’empeignant par sa chevelure verte,
La lancera dans les cieux éclatants.
Et les cieux loueront la nouvelle étoile
Avec trois feux d’or, d’émeraude et d’azur.
Toutes les ailes et toutes les voiles
S’orienteront à son nimbe pur.
Et longtemps, longtemps l’étoile splendide
Sur les mers ou fut Tahiti luira.
Mais sa place, un jour, au ciel sera vide,
Et le monde, qui l’aimait, pleurera.
À lors l’astre, avec un cri de victoire,
Au sommet des cieux prenant son essor,
Éblouira l’infini de sa gloire
Aux trois feux d’azur, d’émeraude et d’or.
— Qui sait, maintenant, où le sort l’entraine,
Astre errant qu’habite un peuple de morts ?
— Va ! son but est beau, sa course est certaine,
Car il est guidé par le Forts des Forts !
Car Taaroa, le Maître Sublime,
Gouvernant les bonds de l’astre éperdu,
Est, comme autrefois, assis sur la cime
Où fuma le sang qui lui était dû !
À l’ombre du manguier colossal, à mi-voix…
- ↑ Terre délicieuse.