Noa Noa/Chapitre VI
VI
Le conteur parle
Depuis quelque temps, je m’étais assombri. Mon travail s’en ressentait. Il est vrai que beaucoup de documents essentiels me faisaient défaut ; je m’irritais de me voir réduit à l’impuissance en face des plus passionnants projets d’art.
Mais c’est la joie surtout qui me manquait.
Il y avait plusieurs mois que je m’étais séparé de Titi, plusieurs mois que je n’entendais plus ce babil puéril et chantant de la vahiné me faisant sans cesse. À propos des mêmes choses, les mêmes questions, auxquelles je répondais invariablement par les mêmes histoires.
Et ce silence ne m’était pas bon.
Je me décidai à partir, à entreprendre autour de l’Île un voyage dont je ne m’assignais pas d’une façon précise le terme.
Tandis que je faisais mes préparatifs — quelques paquets légers pour les besoins de la route — et que je mettais en ordre mes études, mon voisin et propriétaire, l’ami Anani, me regardait avec des yeux inquiets. Après de longues hésitations, des gestes commencés, inachevés, et dont la signification très claire m’amusait et me touchait tout à la fois, il se décida enfin à me demander si je me disposais à m’en aller.
— Non, lui dis-je, je vais faire une promenade de quelques jours seulement. Je reviendrai.
Il ne me crut pas et se mit à pleurer.
Sa femme vint le rejoindre et me dit qu’elle m’aimait, que je n’avais pas besoin d’argent pour vivre parmi eux, qu’un jour, si je voulais, je pourrais reposer pour toujours — là : elle me montrait, près de sa case, un tertre, décoré d’un arbrisseau.
Et j’eus tout à coup le désir de reposer pour toujours — là. Du moins personne, l’éternité durant, ne viendrait m’y déranger…
— Vous autres, Européens, ajouta la femme d’Anani, vous êtes étranges ! Vous venez, vous promettez de rester, et quand on vous aime vous partez ! C’est pour revenir, assurez vous ; mais vous ne revenez jamais.
— Eh bien ! je puis jurer, moi, que mon intention est de revenir, cette fois. Plus tard (je n’osai mentir), plus tard, je verrai.
Enfin on me laissa partir.
M’écartant du chemin qui suit le bord de la mer, je prends un étroit sentier, à travers un fourré profond. Le sentier me conduit assez loin dans la montagne, et j’atteins, au bout de quelques heures, une petite vallée dont les habitants vivent à ancienne mode maorie.
Ils sont heureux et calmes. Ils rêvent, ils aiment, ils sommeillent, ils chantent, — ils prient, et il ne semble guère que le christianisme ait pénétré jusqu’ici. Je vols distinctement, bien qu’en réalité elles aient depuis longtemps disparu, les statues de leurs divinités. Statues d’Hina, surtout, et [ètes en l’honneur de la déesse lunaire ! L’Idole, d’un seul bloc, a dix pieds d’une épaule à l’autre et quarante pieds de hauteur. Sur la tête elle porte, en forme de bonnet, une pierre énorme ; de couleur rougeâtre. Autour d’elle on danse selon les rites d’autre t’ois — matamua — et le vivo varie sa note, claire et gaie, mélancolique et sombre, selon la couleur des heures…
Je continue ma route.
À Taravao — le district le plus éloigné de Mataïéa, à l’autre extrémité de l’Ile — un gendarme me prête son cheval, et je file sur la côte est, peu fréquentée des Européens.
À Faone, petit district qui précède celui, plus important, d’Itia, je m’entends inter peler par un indigène :
— Hé ! l’homme qui fais des hommes ! (il sait que je suis peintre…) Haëré maï ta maha ! (Viens manger avec nous : la formule tahitienne de l’hospitalité).
Je ne me fais pas prier, tant le sourire qui accompagne l’invitation est engageant et doux.
Je descends de cheval. Mon hôte prend la bête par la bride et l’attache à une branche, sans aucune marque de servilité, simplement et avec adresse.
Et nous entrons ensemble dans une case ou sont réunis des hommes et des femmes, assis à terre, causant et fumant. Autour d’eux, des enfants jouent et bavardent.
— Où vas-tu ? me demande une belle Maorie d’une quarantaine d’années.
— Je vais à Itia.
— Pour quoi taire ?
Je ne sais quelle idée me traversa l’esprit, ou peut-être disais-je bien le but réel, secret jusqu’alors pour moi-même, de mon voyage :
— Pour y chercher une femme, répondis-je.
— Il iy en a beaucoup à Faoné, et des jolies. Tu en veux une ?
— Oui.
— Eh bien ! si elle te plaît, je vais t’en donner une. C’est ma fille.
— Est-elle jeune Q
— Oui.
— Est-elle jolie !
— Oui.
— Est-elle bien portante ?
— Oui.
— C’est bien, va me la chercher.
La femme sortit.
Un quart d’heure après, et tandis qu’on apportait le repas — maïoré, bananes sauvages et crevettes — elle rentra, suivie d’une jeune fille qui tenait un petit paquet à la main.
À travers la robe, en mousseline rose très transparente, on voyait la peau dorée des épaules et des bras. Deux boutons se dressaient, drus, à la poitrine. C’était une grande enfant, élancée, vigoureuse, d’admirables proportions. Mais je ne reconnus pas sur son beau visage le type que, jusqu’alors, j’avais vu partout régner dans l’Île. Sa chevelure aussi était exceptionnelle, poussée comme la brousse et légèrement crépue. Au soleil, tout cela faisait une orgie de chromes. — On me dit qu’elle était originaire des Tongas.
Je la saluai, elle sourit et s’assit à mon côté.
— Tu n’as pas peur de moi ? lui demandai-je.
— Aïta.
— Veux-tu habiter ma case, toujours ?
— Eha (oui).
— Tu n’a jamais été malade ?
— Aïta.
Ce fut tout.
Le cœur me battait, pendant que la jeune fille, impassible, rangeait à terre, devant moi, sur une grande feuille de bananier, les aliments qui m’étaient offerts. Je mangeai de bon appétit, mais j’étais préoccupé, troublé profondément. Cette enfant, d’environ treize années (dix-huit ou vingt ans d’Europe) me charmait et m’intimidait, m’effrayait presque. Que pouvait-il se passer dans cette âme ? Et c’était moi, moi si vieux pour elle, qui hésitais au moment de signer un contrat où j’avais tous les avantages, mais si hâtivement conçu et conclu !
Peut-être — pensais-je — la mère a-t-elle ordonné, exigé. Peut-être est-ce un marché qu’elles ont débattu entre elles…
Je me rassurai en reconnaissant dans la physionomie de la jeune fille, dans ses gestes, dans son attitude, les signes très nets d’indépendance et de fierté qui sont les caractéristiques de sa race. Et ma conf lance fut entière et inébranlable quand, après l’avoir bien étudiée, je vis en elle l’expression, claire jusqu’à l’évidence, de sérénité qui accompagne toujours chez les êtres jeunes une action honorable, louable. — Mais le pli moqueur de sa bouche, du reste bonne et sensuelle, tendre, m’avertissait que tous les dangers de l’aventure étaient pour moi, non pour elle…
Je n’oserais dire qu’en franchissant le seuil de la case je n’avais pas le cœur serré d’une étrange et très poignante angoisse.
L’heure du départ était venue. Je montai à cheval.
La jeune fille suivit derrière. Sa mère, un homme, deux jeunes femmes — ses tantes, disait-elle — suivirent aussi.
Nous revenions à Taravao, á neuf kilomètres de Faoné.
Après le premier kilomètre, on me dit :
— Parahi téié (ici arrête-toi).
Je descendis de cheval et nous pénétrâmes tous les six dans une grande case proprement tenue, presque riche, — des richesses de la terre : de jolies nattes sur du foin.
Un ménage encore jeune et d’une extrême bonne grâce y habitait. Ma fiancée s’assit à côté de la femme et me la présenta :
— Voici ma mère.
Puis, en silence, on versa dans un gobelet de l’eau fraiche, dont nous bûmes tous à la ronde, gravement, comme s’il se fût agi de quelque rite d’une religion familiale.
Après quoi, celle que ma fiancée venait de désigner comme sa mère me dit, le regard ému, les paupières humides :
— Tu es bon ?
Je répondis, non sans trouble, après avoir fait mon examen de conscience :
— Je l’espère.
— Tu rendras ma fille heureuse ? — Oui. — Dans huit jours, qu’elle revienne. Si elle n’est pas heureuse, elle te quittera.
Je consentis du geste. Le silence se fit. Il semblait que personne n’osât le rompre.
Enfin nous sortîmes et, de nouveau à cheval, je repartis, toujours suivi de mon escorte.
Chemin faisant, nous rencontrâmes plusieurs personnes qui connaissaient max nouvelle famille. Elles étaient déjà informées de l’événement, et, en saluant la jeune fille, elles lui disaient :
— Eh ! quoi ? Tu est maintenant la vahiné d’un français ? Sois heureuse.
Un point m’inquiétait. Comment Téhura (ainsi se nommait ma femme) avait-elle deux mères ?
J’interrogeai donc celle qui, la première, me l’avait offerte :
— Pourquoi m’as tu menti ?
La mère de Téhura me répondit :
— Je n’ai pas menti. L’autre aussi est sa mère, sa mère nourricière.
À Taravao, je rendis au gendarme son cheval, et là se produisit un incident désagréable. La femme du gendarme, une Française, sans malice, mais sans finesse, me dit :
— Comment ! vous ramenez : avec vous une « gourgandine » ?
Et ses yeux furieux déshabillaient la jeune fille, qui opposait une indifférence altière à cet injurieux examen.
Je regardai, un instant, le spectacle symbolique que m’offraient ces deux femmes : la floraison nouvelle et la saison stérile, la foi et la loi, la nature et l’artifice. C’étaient aussi deux races en présence, et j’eus honte de la mienne. Je souffris de la voir si petite et si intolérante, si incompréhensive, — et je m’en détournai vite pour réchauffer et réjouir mon regard à l’éclat de l’autre, de cet or vivant que j’aimais déjà.
Les adieux de famille se firent à Taravao, chez le Chinois, qui là vend de tout, des liqueurs frelatées et des fruits, des étoffes et des armes, des hommes et des femmes, et des bêtes.
Nous primes, ma femme et moi, la voiture publique, qui nous déposa, vingt-cinq kilomètres plus loin, à Mataïéa — chez moi.
Ma femme était peu bavarde, à la fois rieuse et mélancolique, surtout moqueuse,
Nous ne cessions guère de nous étudier, réciproquement, mais elle me demeurait impénétrable et je tus vite vaincu dans cette lutte.
J’avais beau me promettre de me surveiller, de me dominer, pour rester un témoin perspicace, mes nerfs n’étaient pas longs à l’emporter sur les plus déterminées résolutions, — et je fus en peu de temps, pour Téhura, un livre ouvert.
À mes dépens, en quelque sorte, et sur ma propre personne, je vérifiais ainsi le profond écart qui sépare une âme océanienne d’une âme latine, et particulièrement d’une âme française. L’âme maorie ne se livre pas tout de suite. Il faut beaucoup de patience et d’étude pour arriver à la posséder. Encore, même alors qu’on croit la connaître à fond, vous déconcerte-t-elle brusquement par les « sautes » les plus imprévues. Mais, tout d’abord, c’est l’Énigme elle-même, ou plutôt une série indéfinie d’énigmes. Au moment où l’on croyait la saisir, elle est loin, inaccessible, incommunicable, enveloppée de rire et de changement. Puis, quand elle veut, elle se rapproche, pour échapper encore dès qu’on lui laisse voir la moindre apparence de certitude. Et, pendant qu’intrigue de ses dehors vous cherchez sa vérité intime sans penser à jouer un personnage, elle vous examine avec une tranquille assurance, du fond de son perpétuel rire et de cette insouciante légèreté, moins réelle qu’apparente, peut-être.
Pour mon compte, je renonçai tôt à des calculs qui m’empèchaient de jouir de ma vie. Je me laissai vivre, simplement, attendant de la suite des jours, avec confiance, les révélations que les premiers instants me refusaient.
Une semaine s’écoula ainsi, pendant laquelle je fus d’une « enfance » qui m’était à moi-même inconnue.
J’aimais Téhura et je le lui disais, ce qui la faisait rire : elle le savait bien !
Elle semblait, en retour, m’aimer, et ne me le disait point : — mais quelquefois, la nuit, des éclairs sillonnaient l’or de la peau de Téhura…
Le huitième jour — il me semblait que nous venions d’entrer pour la première fois ensemble dans ma case — Téhura me demanda la permission d’aller voir sa mère, à Faoné. Chose promise.
Je me résignai tristement, et, nouant dans son mouchoir quelques piastres pour qu’elle pût payer les frais du voyage et porter du rhum à son père, je la conduisis à la voiture publique.
J’eus le sentiment d’un adieu sans retour.
Les jours qui suivirent furent pénibles. La solitude me chassait de ma case et les souvenirs m’y rappelaient. Je ne pouvais fixer ma pensée à aucune étude…
Une semaine encore s’écoula, et Téhura revint.
Alors commença la vie pleinement heureuse. Le bonheur et le travail se levaient ensemble, avec le soleil, radieux comme lui. L’or du visage de Téhura inondait de joie et de clarté l’intérieur du logis et le paysage alentour. Elle ne m’étudiait plus, je ne l’étudiais plus. Elle ne me cachait plus qu’elle m’aimait, je ne lui disais plus que je l’aimais. Nous vivions tous deux si parfaitement simples !
Qu’il était, bon, le matin, d’aller nous rafraîchir dans le ruisseau voisin, — comme faisaient, j’imagine, au Paradis, le premier homme et la première femme !
Paradis tahitien, navé navé fénua, — terre délicieuse !
Et l’Eve de ce paradis se livre de plus en plus, docile, aimante. Je suis embaumé d’elle : noa noa ! Elle est entrée dans ma vieà son heure ; Plus tôt, je ne l’aurais peut-être pas comprise, et plus tard, c’eût été bien tard. Aujourd’hui, je la comprends comme je l’aime, et par elle je pénètre enfin dans des mystères qui, jusqu’ici, me restaient rebelles. Mais, pour l’instant, mon intelligence ne raisonne pas encore mes découvertes, je ne les classe pas dans ma mémoire. C’est à ma sensibilité que Téhura confie tout ce qu’elle me dit. C’est dans mes sensations et dans mes sentiments que je retrouverai, plus tard, ses paroles inscrites. Elle me conduit ainsi, plus sûrement que je n’y pourrais parvenir par toute autre méthode, à la pleine compréhension de sa race, — par l’enseignement quotidien de la vie.
Et je n’ai plus conscience des jours et des heures, du mal, du bien. Le bonheur est si étranger au temps qu’il en supprime la notion. Je sais seulement que tout est bien, puisque tout est beau.
Et Téhura ne me trouble pas du tout, quand je travaille ou quand je rêve. D’instinct, alors, elle se tait. Elle sait très bien quand elle peut me parler sans me déranger, — et nous causons d’Europe et de Tahiti, et de Dieu, et des Dieux. Je j’instruis. Elle m’instruit.
Je fus obligé d’aller pour un jour à Papeete.
J’avais promis de revenir le soir même ; mais la voiture que je pris me laissa à moitié route, je dus faire le reste à pied et il était une heure du matin quand je rentrai.
En ouvrant la porte, je m’aperçus avec un serrement de cœur que la lumière était éteinte. La chose n’avait pourtant rien de surprenant ; nous ne possédions, pour le moment, que très peu de luminaire, et la nécessité de renouveler notre provision avait compté parmi les motifs de mon absence. Mais je tressaillis d’une brusque sensation d’appréhension, de défiance, que je pris pour un pressentiment : sûrement, l’oiseau s’était envolé…
Vite, je frottai des allumettes et je vis…
Immobile, nue, couchée à plat ventre sur le lit, les yeux démesurément agrandis par la peur, Téhura me regardait et semblait ne pas me reconnaître. Moi-même, je restai quelques instants dans une étrange incertitude. Une contagion émanait de la terreur de Téhura. J’avais l’illusion qu’une lueur phosphorescente coulât de ses yeux au regard fixe. Jamais je ne l’avais vue si belle, jamais surtout d’une beauté si émouvante. Et puis, dans ces demi-ténèbres, à coup sûr peuplées, pour elle, d’apparitions dangereuses, de suggestions équivoques, je craignais de faire un geste qui portât au paroxysme l’épouvante de l’enfant. Savais-je ce qu’à ce moment-là j’étais pour elle ? si elle ne me prenait pas, avec mon visage inquiet, pour quelqu’un des démons et des spectres, des Tupapaüs dont les légendes de sa race emplissent les nuits sans sommeil ? Savais-je, même, qui elle était, en vérité ? L’intensité de l’effroi qui la possédait, sous l’empire physique et moral de ses superstitions, faisait d’elle un être si étranger au moi, si différent de tout ce que j’avais pu voir encore !
Enfin elle revint à elle, m’appela, et je m’évertuai à la raisonner, à la rassurer, à lui rendre confiance.
Elle m’écoutait, boudeuse, puis avec une voix oû les sanglots tremblaient :
— Ne me laisse plus seule ainsi, sans lumière…
Mais, la peur à peine endormie, la jalousie s’éveille :
— Qu’as-tu fait à la ville ? Tu es allé voir des femmes, de celles qui vont au marché boire et danser, et qui se donnent aux officiers, aux matelots, à tout le monde…
Je ne me prêtai pas à la querelle, et cette nuit fut douce, une douce et ardente nuit, une nuit des tropiques.
Téhura était tantôt très sage et très aimante, tantôt très folle et très frivole. Deux être contraires — sans compter beaucoup d’autres, indéfiniment variés — en un, qui se démentaient mutuellement et se succédaient à l’improviste avec la plus étourdissante rapidité. Elle n’était pas changeante, elle était double, et triple, et multiple : l’enfant d’une race vieille..
Un jour, l’éternel juif-colporteur — il écume les îles comme les continents — arrive dans le district avec une boîte de bijoux en cuivre doré.
Il étale sa marchandise ; on l’entoure,
Une paire de boucles d’oreilles circule de mains en mains. Tous les yeux de femmes brillent, toutes la désirent.
Téhura fronce les sourcils et me regarde. Ses yeux me parlent très clairement. Je fais semblant de ne pas comprendre.
Elle m’attire dans un coin :
— Je la veux.
Je lui fais observer qu’en France cette niaiserie n’aurait aucune valeur, que c’est du cuivre.
— Je la veux !
— Mais quoi ? Payer vingt francs une pareille saleté ! Ce serait folie. Non.
— Je la veux !
Et, avec une volubilité passionnée, les yeux pleins de lames :
— Allons ! tu n’auras pas honte de voir ce bijou aux oreilles d’une autre femme ? Déjà un tel parle de vendre son cheval pour offrir la paire de boucles à sa vahiné
Je ne peux me résigner à cette sottise. Je refuse pour la seconde fois.
Téhura me regarde encore, fixement, sans plus rien dire, et pleure.
Je m’éloigne, je reviens, je donne les vingt francs au Juif — et le soleil reparait.
Deux jours après, c’était dimanche. Téhura fait sa grande toilette. Les cheveux lavés au savon, puis séchés au soleil, et finalement frottés d’huile parfumée ; la belle robe, un de mess mouchoirs à la main, une fleur à l’oreille, — les pieds nus : elle part pour le temple.
— Et les boucles ? lui dis-je.
Téhura fait une moue de dédain :
— C’est du cuivre !
Et, en éclatant de rire, elle franchit le seuil de la case et s’en va, brusquement redevenue grave.
À l’heure de la sieste, dévêtus, simples, nous sommeillons, ce jour-là comme les autres jours, côte à côte, — ou nous rêvons. Peut-être, dans son rêve, Téhura voit-elle briller d’autres boucles d’oreilles.
Moi, je voudrais oublier tout ce que je sais et dormir toujours…
Dieu sait quel jour de l’année — il faisait beau, ce qui ne distingue pas un jour dans l’année tahitienne — nous nous mîmes en tête, un matin, d’aller visiter des amis qui avaient leur case à dix kilomètres, à peu près, de la notre.
Partis à six heures, nous fîmes à la fraîche le chemin, assez vivement, puisque nous étions arrivés à huit heures.
Un ne nous attendait pas : grande joie, et, les embrassades terminées, on se mit, pour nous faire fête, en quête d’un petit cochon. Le meurtre fut accompli. Au cochon deux poules furent ajoutées. Une superbe pieuvre prise le matin-même, quelques taros et des bananes complétèrent le menu d’un repas copieux et appétissant.
Je proposai, pour attendre midi, d’aller aux grottes de Mara, que j’avais bien souvent vues de loin sans que jamais encore l’occasion se fût offerte de les visiter.
Trois jeunes filles, un jeune garçon, Téhura et moi, toute une petite bande joyeuse, nous eûmes bientôt brûlé l’étape.
Du bord de la route, on prendrait la grotte, presque entièrement cachée par des goyaviers, pour un simple accident du rocher, une fissure un peu plus nette que les autres. Mais écartez les branches, laissez-vous glisser d’un mètre en hauteur : plus de soleil, on est dans une sorte de caverne, dont le fond suggère l’idée d’une petite scène de théâtre, au plancher très rouge, distante, en apparence, d’une centaine de mètres. Sur l’une et l’autre parois, d’énormes serpents semblent s’allonger avec lenteur pour venir boire à la surface du lac intérieur : ce sont des racines qui se font jour dans les crevasses du roc.
— Si nous prenions un bain ?
On me répond que l’eau est trop froide ; puis, de longs conciliabules à l’écart, et des rires qui m’intriguent.
J’insiste : enfin, les jeunes filles se décident, quittent leurs légers vêtements, et les paréos à la ceinture, nous voilà tous à l’eau.
Ce n’est qu’un cri général :
— Toë toë !
L’eau clapote et ses bruits se répercutent en mille échos qui répètent : toë toë !
— Viens-tu avec moi ? dis-je à Téhura en lui montrant le fond.
— Tu es fou ? Là bas, si loin ! Et les anguilles ? On ne va jamais là.
Et ondulante, gracieuse, elle se jouait sur le bord, comme une jeune personne très fière de savoir si bien nager. Mais moi aussi, je sais très bien nager, et, quoiqu’il m’en coutât un peu de n’aventurer tout seul, je me dirigeai vers le fond. Par quel étrange phénomène de mirage semblait-il s’éloigner de moi à mesure que je m’efforçais de l’atteindre ? J’avançais toujours et, de chaque côté, les grands serpents me regardaient avec ironie. Un instant, je crus voir flotter une grosse tortue ; la tête émergea même de l’eau, et je distinguai deux yeux brillants et fixes qui me défilaient. Folies ! pensai-je : les tortues de mer ne séjournent pas dans l’eau douce. Pourtant (suis-je donc devenu vraiment un Maorie ?) j’ai des doutes et peu s’en faut que je frissonne. Qu’est-ce maintenant que ces ondulations larges, silencieuses, là, devant moi ? Les anguilles ! — Allons, il faut secouer cette impression paralysante de la peur !
Je me laissai couler à pic pour toucher le fond. Mais il me fallut remonter sans y être parvenu. Du bord, Téhura me crie :
— Reviens
Je me retourne, et je la vois très loin, toute petite… Pourquoi la distance dans ce sens va-t-elle aussi à l’infini ? Téhura n’est plus qu’un point noir dans cercle lumineux.
Rageusement je m’obstine. Toute une demi-heure je nage : le fond m’apparaît toujours aussi loin !
Un point de repos, un petit plateau, quelconque, et au-delà encore un trou béant qui va… ou cela ? Mystère que je renonce à approfondir.
Et je l’avoue enfin : j’ai vraiment peur.
Il me fallut une grande heure pour atteindre le but.
Téhura seule m’attendait. Ses compagnes, indifférentes, étaient parties.
Téhura fit une prière, et nous sortîmes de la grotte.
Je tremblais encore un peu — de froid. Mais au grand air j’achevai de reprendre possession de moi, surtout quand Téhura, avec un sourire où je crus démêler de la malice, me demanda :
— Tu n’as pas eu peur ?
Effrontément, je lui répondis :
— Nous autres Français, nous n’avons jamais peur.
Téhura ne manifesta ni pitié ni admiration. Mais je m’aperçus qu’elle m’épiait du coin de l’œil pendant que j’allais, à quelques de là, lui cueillir des tiaré odorantes pour les planter dans la brousse de ses cheveux.
La route était belle, la mer, superbe. En face de nous, Moréa dressait ses mornes altiers et grandioses.
Qu’il fait bon vivre ! Et de quel vaillant appétit on dévore, au retour d’un bain de deux heures, le petit cochon savamment préparé qui vous attend au logis !
Une grande noce eut lieu à Mataïéa, — la vraie noce, la noce religieuse et légale, que les missionnaires s’efforcent d’imposer aux Tahitiens convertis.
J’y fus invité, et Téhura y vint avec moi,
Le repas fait, à Tahiti — comme ailleurs, je crois — le fond de la fête. À Tahiti, du moins, on déploie dans ces solennités le plus grand luxe culinaire. Petits cochons roiis sur des cailloux chauds, incroyable abondance de poissons, maïoré, bananes et goyaves, taro, etc.
La table, où un nombre considérable de convives étaient assis, avait été placée sous un toit improvisé, que décoraient gracieusement des feuilles et des fleurs.
Tous les parents et tous les amis des deux époux étaient là.
La jeune fille — l’institutrice de l’endroit, une demi-blanche — prenait pour époux un authentique Maorie, fils du chef du district de Punaauïa. Elle avait été élevée dans les « écoles religieuses » de Papeete, et l’évêque protestant, qui s’intéressait à elle, s’était personnellement entremis pour conclure ce mariage, que plusieurs trouvaient un peu hâtif. — Là bas, ce que missionnaire veut, Dieu le veut…
Toute une heure durant, on mange, on boit — beaucoup.
Après quoi commencent les discours. Ils sont nombreux. On les récite avec ordre et méthode, et c’est un concours d’éloquence très curieux.
Puis vient la question importante : quelle des deux familles donnera un nouveau nom à la mariée ? Cet usage national, qui date de toute antiquité, constitue une prérogative précieuse très enviée, très disputée. Il n’est pas rare que le débat, sur ce point, dégénère en bataille.
Il n’en fut rien, ce jour-là. Tout se passa gaiment, paisiblement. À vrai dire, la tablée était pas mal ivre. Ma pauvre vahiné elle-même (je ne pouvais la surveiller), entraînée par l’exemple, sortit de là ivre-morte, hélas ! et ce ne fut pas sans peine que je la ramenai au logis…
Au centre de la table, trônait la femme du chef de Punaauïa, admirable de dignité. Sa robe en velours orangé, prétentieuse et bizarre, lui donnait vaguement l’air d’une héroïne de foire.-Mais la grâce incorruptible de sa race et la conscience de son rang prêtaient à ces oripeaux je ne sais quelle grandeur. Dans cette tête tahitienne, aux fumets des mets, aux odeurs des fleurs de l’Île, la présence de cette femme majestueuse, d’un type très pur, ajoutait, me semblait-il, un parfum plus fort que les autres et dans lequel ils s’exaltaient tous.
À son côté se tenait une aïeule centenaire, affreuse de décrépitude et que la double rangée intacte de ses dents de cannibale rendait encore plus horrible. Elle s’intéressait peu à ce qu’on faisait autour d’elle, immobile, rigide, presque une momie. Mais sur sa joue un tatouage, une marque sombre, indécise dans sa forme qui rappelait le style d’une lettre latine, parlait à mes yeux pour elle et me contait son histoire. Ce tatouage là ne ressemblait en rien à ceux des sauvages : il était sûrement fait de main européenne.
Je m’informai.
Autrefois, me dit-on, les missionnaires, sévissant contre la luxure, signaient certaine femmes d’un signe d’infamie, d’un « sceau de l’enfer », — ce qui les couvrait de honte : non point à cause du péché commis, mais à cause du ridicule et de l’opprobre d’une telle « marque de distinction ».
Je compris, ce jour-là, mieux que je n’avais jamais fait, la défiance des Maories vis-à-vis des Européens, défiance qui persiste aujourd’hui encore, toute tempérée qu’elle est, du reste, par les généreux et hospitaliers instincts de l’âme océanienne.
Que d’années entre l’aïeule marquée par le prêtre et la jeune fille mariée par le prêtre ! La marque reste, indélébile, attestant la défaite de la race qui la subit et la lâcheté de la race qui l’infligea.
Cinq mois plus tard, la jeune mariée mit au monde un enfant bien conforme. Fureur des parents, qui demandent la séparation. La jeune homme s’y opposa :
— Puisque nous nous aimons, qu’importe ? N’est-il pas dans nos usages d’adopter les enfants des autres ? j’adopte celui-ci.
Mais pourquoi donc l’évêque s’était-il tant remué pour hâter la cérémonie du mariage ? On en jasa. Les mauvaises langues insinuaient que… Il y a des mauvaises langues même à Tahiti.