Éd. de la Plume (p. 99-118).

V

Papemoë[1]

I

Le grand Arbre autrefois fier de sa frondaison,
L’Arbre mort maintenant, vert seulement de lierre
Jette d’un geste aigu l’ombre inhospitalière
D’un écueil sur la mer de glèbe et de gazon.

Ô matin ! L’Amour darde ses traits de lumière
À un hommes endormie parmi la fenaison
Et la voix des enfants enchante la clairière
Mais l’Arbre humilié désole l’horizon.

Chant des oiseaux et leur rythmique ondoiement d’ailes !
Hymne du moissonneur aux semences fidèles !
Tout est beauté, tout est bonté, tout est clarté ;
Le ciel rit doucement à la plaine infinie
D’où monte comme un vaste arôme d’harmonie
Mais l’Arbre mort se dresse, et tout est dévasté.

II

Par ici, bûcheron, avec ta hache claire !
Viens accomplir l’œuvre d’amour et de colère !

Avec l’amour et la colère de l’acier
Frappe au pied le grand Arbre, ô jeune justicier !

Avec l’assentiment des Dieux et de ta force
Abats le géant mort sous sa stérile écorce !

Brise les rameaux secs ! Romps les flancs vermoulus !
Frappe le coup suprême au cœur qui ne bat plus !

Éblouis du plein jour la foule ténébreuse
Des démons accroupis dans la carcasse creuse !
Ils jetteront sur toi des cris horribles : ris,
Car un Dieu est dans ta main droite, de leurs cris !

Et s’ils prennent pour attendrir des voix touchantes
Poursuis ta tâche et plus haut gueux toi-même chante !

Avec l’amour et la colère de l’acier
Détruis l’Arbre funste, ô jeune justicier !

Et que l’infini vibre et que le ciel s’atteste
Au vaste et circulaire élan bleu de ton geste !

III

Au premier coup que triste on entendit gémir
Dans l’Arbre de passe la voix du souvenir
Vibrant du loin des jours à l’émoi des murmures !
Et que pâlit la nue à travers les ramures
S’entrechoquant comme des bras décharnes, noirs,
Dans la folie et la fureur du désespoir !
Et que perdit l’éclat gai de sa robe verte
Le gazon où tombait la multitude inerte
Des menus rameaux morts, au premier choc brisés !
De pesants relents soudain volatilisés
Chargeaient l’air, et dans le ciel s’éveillait forage.

Mais le bûcheron bûcheronnait avec rage,
Une chanson légère aux dents et une fleur,
Et sa hache était, dans la surhumaine ampleur
De l’effort, l’aile d’un ange qui font des nues.

Du faîte jusqu’en les profondeurs inconnues
Où son orgueil des anciens temps fut implanté
Tout l’Arbre frémissait sous les coups répétés.

Ce n’était maintenant dans le mort titanique
Que l’unique rumeur pathétique et panique
Du million de cris des monstres dont ses flancs
Se peuplèrent et qui dardaient leurs yeux sanglants,
Avec des plaintes et des menaces rugies,
À l’entaille toujours par la hache élargie.

Cris rauques de la haine, aigres cris de la peur :

     Malheur ! Meure le profanateur !
     C’est ici notre empire et la Nuit.
     Arrière ! Nous sommes ce qu’on fuit,
     Les vers nourris de sang corrompu,
     Gorgés toujours et jamais repus,
     Les désirs rampants au fond des cœurs,
     Tout ce qu’on cache et tout ce qu’on fuit,
     Les larves obscènes de la Nuit,
     Toute la Haine et toute la Peur,
     Tout ce qu’on fuit et tout ce qu’on cache !
     Arrière ! Arrière ! Épargne l’horreur
     Du soleil aux larves de la Nuit !
     Crains-nous, la Haine ! Crains-nous, la Peur !
     Malheur ! Meure le profanateur !

Et des griffes grinçaient sur l’acier de la hache.
Mais le bûcheron bûcheronnait sans rien voir,
Sans rien entemlre, simple et faisant son devoir.

Soudain cessèrent les cris et, magicienne,
Une voix seule, belle en sa grâce ancienne,
Délicieusement, mélancoliquement,
Chanta ces vers sure un rythme triste et charmant :

      Je fus touché par les années
      Avant que par ta main cruelle !
      Vois : les sévères destinées
      M’ont meurtri de leurs fortes ailes.

      Vois : la fin de l’Arbre est prochaine
      Et le crime était inutile,
      Vois : c’est un mourant que ta haine,
      Enfant sacrilège, mutile.

      Vois ! la pitié du temps oublie
      Le vieux, l’unique, le suprême
      Témoin de forêts abolies :
      Ô fils de l’aube, fais de même !

      J’étais la bonté de la terre
      Aux jours heureux : de tes ancêtres,
      Écoute le vieux solitaire
      Demander grâce aux nouveaux maîtres

      Écoute et vois : mille ans de gloire
      Consacrent mes tremblante branches.
      Respecte les ramures noires
      Comme les chevelures blanches.

      Tes pères à mon ombre auguste
      Sont nés. Jeune homme à la main rude,
      Du fond de leur tombeau ces justes
      Maudissent ton ingratitude.

      Mon abri leur fut tutélaire
      Quand les nuages étaient sombres ;
      Dans la chaleur des heures claires
      Ils aimaient dormir à mon ombre.

      L’amour y commença le rêve
      Que la science y vint poursuivre
      Et c’est aux sources de ma sève
      Qu’ils ont bu l’ivresse de vivre.

      Car l’homme à l’arbre qu’il torture
      Doit la paix, la force et la joie.
      C’est moi le mât et la toiture !
      C’est moi dans l’âtre qui flamboie !

      J’attire sur moi la tempête
      Et, Muse tour à tour et Mire,
      J’inspire les chants du poëte
      Et fait guérit que je respire.

      Le vent dans ma tête sonore
      A rendu d’illustres oracles,
      Et le crépuscule et l’aurore
      Y font encore leurs miracles.

      Sonne l’heure, soit ! je succombe.
      Mais je veux une fin sublime :
      Les Dieux m’ont destine pour tombe,
      Creuse par la foudre, un abîme !

La Hache se levant et retombant toujours
Répondait gravement à coups égaux et lourds :

      Périsse la Mort et vive la Vie !
      Non pas la pitié, mais l’horreur t’oublie :
      Retourne à la nuit, messager d’effroi,
      Car l’odeur du mal émane de toi.

      Car tu n’as plus rien de l’aïeul splendide
      Qui verdoyait clair sur le ciel limpide,
      Debout dans sa grâce et dans sa vigueur,
      Somptueux bouquet d’une seule fleur.

      On le vénérait, lui, l’Ancien, le Sage !
      Ses rameaux puissants, sur le passage
      À leur ombre sûre au loin abrité,
      Avec la fraicheur versaient la bonté.

      Quel Dieu malfaisant, par quelle nuit morne
      Dressa ton opprobre, ó fatale borne
      Que la peur signale et signe le deuil,
      Aux lieux où fleurit tant de juste orgueil ?

      Il ne sort de toi que bruits de mensonges.
      Des exhalaisons putrides de songes

      Empoisonnent l’air que tu respiras.
      La haine et la peur ont crispé tes bras.

      La haine et la peur suintent dans tes plaies.
      Tu blesses le jour et tu nous effraies
      Comme une menace et comme un affront
      Dont nous portons tous le stigmate au front.

      Périsse la Mort et vive la Vie !
      Tu tins trop longtemps la plaine asservie
      À l’autorité d’un passé nié
      Par ton propre spectre, Arbre humilié.

      On tremble à ton ombre, à ton ombre on n’ose
      Pas vivre, l’homme est devenu morose,
      L’amante mendie en vain des baisers
      Et les frères ont été divisés.

      Et plusieurs ont clos leur maison, se crainte
      Que ton ombre entrât par ta porte sainte
      Et soufflât la mort sur les purs flambeau :
      Que l’amour allume entre les berceaux.

      Tu ne tiens debout que par l’artifice
      Des démons, ô leur funeste complice,
      Qui vont aiguiser, la nuit, s’évadant,
      Sur l’enfant qui dort leur griffe et leur dent.

      Mais moi, pénétrant dans ta pourriture,
      Je délivrerai l’homme et la nature
      De l’Arbre stérile et des vils esprits.
      Le mort et le mal sont en toi : péris !

      Afin que l’espoir dans les cœurs renaisse !
      Afin qu’il y ait une autre jeunesse,
      De nouvelles fleurs, encore un été,
      Et que l’Amour règne avec la Beauté !

      Périsse la Mort et vive la vie !
      Je frappe et je suis sourde. Pleure, crie,
      L’œuvre est faite ! L’aube a vaincu la nuit
      Et l’Arbre de la Science est détruit.

IIII

Dans la plaine et les monts, dans la mer et les îles,
Et bien loin au fond des sept lieux : dans l’au delà,
Quand sur sa base enfin le géant oscilla,
Un cri vibra de joie et d’attente fébriles ;

Et quand, laissant dans l’air l’écho râle d’un glas,
Il accabla le solde sa grandeur stérile,
La tempête fondit sur le mort et de mille
Promptes flèches de foudre et de sang le cribla :

Cependant que du tronc fuyait la foule affreuse
Des démons expirants dont les voix douloureuses
Clamaient vers la clarté : — Le Dieu l’an est vivant !
Et que du pied de l’Arbre une source soudaine

Jaillissait, radieuse, amoureuse, sereine.
Et déjà s’y mirait l’or du soleil levant.

V

Source cimmérienne ! Eau lustrale ! Eau divine !
Source de vérité, ton éclat m’illumine.
Source de volupté, les conseils sont les vrais.
Je t’écoute et ta voix m’enseigne les Secrets.
Source mystérieuse, eau divine, eau lustrale !

Voici que sur les bords l’antique pastorale
Refleurit, libre et calme et gaie. — Ô je boirai
Pour purifier mon cœur à ton flot sacré !
Ta fraîcheur sur mon front, sur mes mains sur mes lèvres.
Pour les guérir du feu des maléfiques fièvres !
Ta fraicheur sur mes yeux afin qu’ils puissent voir
La vie ancienne réfléchie en ton miroir,
La vie humaine au soleil jeune épanouie,
La vie heureuse, la vie humaine, la Vie !

Voici. — Par groupes et par couples, librement,
Groupes rieurs, couples graves, d’amis, d’amants,
Foulant de pas égaux et lents l’herbe odorante,
Ils vont, loyers vivants de lumière vibrante,
Et fastueusement vêtus de seul soleil,
À la source, qui rit son frais rire vermeil
Et s’enivre d’être claire comme la joie,
Baigner leurs corps où l’or pourpre du sang flamboie.

Et l’aurore médite au front du Dieu pensif,
Solidement assis dans son orgueil massif,
Majestueux monceau de siècles et de pierres
Qui dresse à l’horizon son horreur familière
Pour rappeler à l’homme aisément oublieux
Qu’il se souvienne de faire leur part aux Dieux
Et leur offre à cueillir la fleur de son extase.’
Car cette ardeur inextinguible qui l’embrase
Lui vient d’eux et vers eux : doit retrouver son cours
Selon la loi de bienfaisante parabole
Qui régit les destins, les amours et les jours.
Ainsi l’aurore sur le front dur de l’idole

Inscrit en s’y jouant l’éternelle leçon :
— Si de ton propre sang libéral échanson
Tu nous le ver-ses dans la coupe de tes veines
Le vin débordera toujours la coupe pleine
Et ta gloire sera le prix de ta vertu ;
Il tarira dans ton cœur avare si tu
Refuses de payer la rançon légitime.

Et soudain — gloire á toi, radieuse victime ! —
Des orbites du Dieu un e clair jaillissant
Rouge frappe à la tête et couronne de sang
Un jeune homme, entre tous le plus beau. Il frissonne
Dans la lumière divine qui l’environne,
Il se lève, et tous voient de son front, de son cœur
Rayonner les traits du soleil intérieur
Qui dans l’intime orgueil du juste le désigne
Avant qu’un Dieu le montre et le proclame digne.

Et de la tête éblouissante du Témoin,
Sur la plaine et la mer et les îles, au loin,
Jusqu’au fond des sept cieux tumultueux : naguère.
À l’infini se propage l’âme en lumière

Qui demain hors du nombre et du temps vibrera
Dans le midi profond des yeux de Taora.
Et tous les vivants sur cette grande figure
Admirent la splendeur de leur gloire future,
Et la nécessité heureuse de la mort
Exalte la joie et l’amour au cœur des forts.
L’élu est acclamé, l’idole est saluée,
Puis une extase tendre et du ciel influée
Jette aux bras des amants les amantes tandis
Que l’âme élémentaire de ce paradis,
La Fontaine Voluptueuse et Véridique
Chante aux Dieux réjouis son sublime cantique.

Iméné ! C’est partout l’odeur et la couleur
Du sang ! C’est partout la beauté du sang vainqueur !
C’est lui qu’on voit, c’est lui qu’on sent, c’est lui qu’on touche,
C’est lui qui rit dans les blessures et les bouches,
Impatient d’agir, empressé de s’offrir,
Ivre de sacrifice autant que de plaisir, —
Et ses effluves font sur la nature comme

Un rideau d’or roux qu’elle tient des mains de l’homme.
C’est partout la chaleur du sang qui fuse et luit !
Il arrose la terre et saigne dans les fruits.
Il décore la mer et c’est lui qui s’allume
Aux roses des coraux épanouis d’écume.
Et son odeur, avec la sieste ; avec le soir,
De la fontaine ou les femmes viennent s’asseoir,
Dénouant les plis frais de fonde sur leurs hanches,
S’exhale et largement dans la brise s’épanche
Et se mêle au senteurs amères du santal.

VI

Ô nouvelle beauté de l’Autrefois vital !
Ô sur ce bord de l’infini marchant sans peine,
Simple, vivre la vie ancienne, heureuse, humaine !
Ô libre, sans souci de demain et d’hier,
Se donner ! Se donner comme l’eau, comme l’air !
Mirer le monde en soi, rayonner dans les choses,
Avoir pour âme lame héroïque des roses !

source d’Autre/bis qui chantes, je t’entends,
Source mystérieuse, eau divine des temps,
Et maintenant que sur la plaine et sur mon âme
L’Arbre maudit ne verse plus son ombre infâme
— Remords et désirs, mots et fumée — occident —
Je viens à toi, l’esprit calmé, le cœur ardent,
Déjà riche de les bienfaits, Mère, ô Nature,
Pour t’offrir fièrement l’âme que tu fis pure.

Ô Rêve oriental de Vivre ! Ô donne-moi
Asile au jardin clair du Nouvel Autrefois,
Dans la patrie où j’ai choisi ma destinée,
Au bord des flots où cette âme réelle est née,
Où, dans la vérité et dans la volupté,
Tout est beauté — tout est bonté — tout est clarté.


  1. Source mystérieuse.