Naufrage de la frégate La Méduse/Relation des événemens arrivés à la houillère de Beaujonc


RELATION
DES
ÉVÈNEMENS MÉMORABLES.
Arrivés dans l’exploitation de houille de Beaujonc,
près de Liège, le 28 février 1812,
SUIVIE
Des Détails de la Cérémonie qui a eu lieu pour la remise solennelle de la décoration de la Légion d’honneur au brave Goffin.


Le vendredi 28 février, vers dix heures et demie du matin, l’exploitation de mine de houille située commune d’Ans, près la route de Bruxelles, à deux kilomètres de Liège, fut inondée par l’effort des eaux qui pénétrèrent à l’un des côtés du serrement[1] fait à la veine du Rosier du bure[2] Triquenote, qui est situé à cent quarante mètres de celui de Beaujonc.

L’eau venant de la veine du Rosier arrivait sur celle du Pestay, et de celle-ci tombait, par le bure Beaujonc, dans celle du marais, que l’on exploitait dans ce moment et où il y avait cent vingt-sept ouvriers. La chute d’eau était donc de soixante-dix-huit mètres, distance entre les deux veines[3].

Au moment que le panier[4], rempli de houille, était enlevé, Mathieu Labeye, ouvrier chargeur, s’aperçut que l’eau tombait dans le bure, dont la profondeur est de cent soixante-dix mètres. Ses camarades crurent un instant que les tuyaux de la pompe à vapeur étaient engorgés, et que l’eau, n’arrivant point au jour, tombait dans le bure.

Cependant Labeye envoya Mathieu Lardinois pour avertir le maître ouvrier, Hubert Goffin, qui était dans une taille[5] à cinq cents mètres de distance. Celui-ci arrivant promptement et reconnaissant bientôt que les chargeurs se trompaient et que le danger était réel, son premier soin fut d’envoyer chercher son fils, Mathieu Goffin, âgé de douze ans.

Personne n’était encore remonté ; l’eau était peu considérable, Goffin pouvait échapper au danger ; il avait même une jambe dans le panier, son fils est auprès de lui, lorsqu’il s’écrie : « Si je monte mes ouvriers périront ; je veux sortir d’ici le dernier, les sauver tous, ou périr avec eux ! » Il dit, s’élance, met à sa place Nicolas Riga, aveugle. Le panier s’élève rapidement, mais suspendu seulement à deux des quatre chaînes qui le soutiennent, il est dur le côté ; quelques ouvriers ne pouvant se tenir dans cette position, tombent dans l’eau et en sont retirés par Goffin et son fils qui ne le quitte pas.

Le panier redescent, il arrive pour la seconde fois ; les ouvriers se pressent, s’entassent ; mais la chûte du coup d’eau en précipite une partie : le brave Goffin, son fils et Jean Bernard sont encore là pour sauver ceux que l’eau même, déjà assez élevée, avait garantis.

Le panier revient pour la troisième fois, les chevaux du manège sont lancés, leur course est rapide ; les ouvriers n’ont qu’un instant pour saisir la machine qui doit les enlever ; Goffin voit le danger, les imprudens ne l’écoutent plus, ils s’accrochent, remontent ; la plupart retombent et périssent dans le bure, plus profond de deux mètres que le lieu du chargement où l’eau était déjà parvenue à la hauteur de la poitrine.

Il n’y avait donc plus un moment à perdre, le salut par le bure devenait impraticable, l’eau allait atteindre le toit des galeries. Goffin conserve le jugement. Le dévouement de ce père de sept enfans en bas âge, avait électrisé Nicolas Bertrand, Mathieu Labeye et Melchior Clavir, qui, ayant pu remonter, étaient restés auprès de lui. Il avait ordonné au premier (Nicolas Bertrand) de faire une ouverture au bure d’airage[6] afin que les ouvriers venant de l’aval[7] pussent tourner autour du bure, et passer à travers celui d’airage, pour gagner les montées[8], tout autre moyen d’échapper à la mort étant impossible.

Au second (Mathieu Labeye) il avait prescrit de se saisir de toutes les chandelles et de placer celles qui étaient allumées au boisage[9] de la galerie principale, pour que les mineurs vissent de loin qu’ils ne pouvaient plus arriver au bure.

Le troisième (Melchior-Clavir), resté auprès de Goffin, l’aidait à rassembler les ouvriers, et à les chasser même du côté des montées.

Précédemment Bertrand avait exécuté l’ordre de déboucher le trou de sonde qui, du réservoir de la machine à vapeur, communique aux travaux de l’aval pendage. Par ce moyen les ouvriers des tailles les plus éloignées pouvaient se sauver pendant que les parties basses se remplissaient d’eau.

Ces dispositions sauvèrent, en effet, la vie à beaucoup d’ouvriers, qui eurent le temps de rejoindre leur brave chef. Malheureusement quelques-uns, sourds à sa voix, restèrent près du bure dans le lieu du chargement et dans l’espoir d’atteindre le panier ; ceux-là périrent victimes de leur imprudence. Le panier redescendit ensuite plusieurs fois inutilement.

Les échelles placées pour le service de la machine à feu semblaient offrir un autre moyen de salut ; mais les malheureux qui ont tenté d’en profiter ont été précipités par la violence de la chute d’eau.

Les ouvriers et les enfans étant rassemblés, Goffin leur répète plusieurs fois : « Lambert Colson ne nous abandonnera pas, marchons vers la Roisse[10], nous irons sur montées ; il saura où nous serons, et si nous ne pouvons sortir d’ici par Beaujonc, nous sortirons par Mamonster. »

Que l’on se figure l’état de ces malheureux enfouis dans les entrailles de la terre, à cent soixante-dix mètres de profondeur, rassemblés dans un petit espace, privés d’alimens et presque d’air vital ; n’ayant qu’un espoir vague et craignant cependant encore d’être submergés par les eaux qui augmentaient à vue d’œil ! L’imagination ne va point au de-là, elle s’effraie même de l’espace immense qui les sépare du reste des hommes. Ah ! sans doute, il ne fut jamais de position plus désespérante ! Ici la réflexion est l’agonie même ; plus de folles espérances, plus d’illusion trompeuse, plus d’avenir, plus de lendemain, car la faible lumière qui les éclaire encore va bientôt, en s’éteignant, les priver du moyen de diriger leurs travaux impuissans[11].

Mais écartons un moment de notre vue ce tableau déchirant : ceux dont le salut va occuper tous nos instans ne sont plus en communication avec ce monde : il faut un prodige pour les sauver. En supposant qu’ils respirent encore, le terme de leur vie est limité ; une heure, une minute sont des siècles pour eux. Ah ! si nous les ramenons à la clarté du jour, nous confondrons nos larmes en écoutant le récit de leur existence dans le séjour des morts !

Informés du malheur affreux que nous venons de retracer, MM. Mathieu, ingénieur en chef des mines, et Migneron, ingénieur ordinaire, se transportèrent sur les lieux.

Déjà les femmes et les enfans faisaient retentir l’air de leurs cris lamentables, et c’est au milieu de ce théâtre de désolation que des ordres sont donnés pour faire arriver tous les secours nécessaires. L’eau qui s’est élevée les jours suivans jusqu’à vingt-sept mètres au-dessus du niveau du bure, était, dans ce moment, de quatorze mètres. Tout espoir de délivrance par Beaujonc était donc anéanti ; il était impossible d’enlever, en peu de temps, cette quantité immense d’eau toujours croissante. L’inondation pouvait même atteindre les parties les plus élevées des montées ou du moins reserrer les ouvriers dans un si petit espace qu’ils fussent entièrement privés d’air et suffoqués.

Désespérerons-nous comme la multitude qui nous environne ! oserons-nous tenter des travaux dont l’histoire du pays de Liège, où l’on exploite la houille depuis huit siècles, ne fournit un seul exemple ! laisserons-nous périr, enfin, des hommes qui nous ont donné l’exemple du courage et du dévouement ! Non, sans doute. Maîtriser les eaux pour ne pas rendre infructueux les travaux qu’à la seule inspection des lieux MM. les ingénieurs des mines, et le sieur Lambert Colson, conviennent d’entreprendre dans le bure de Mamonster, éloigné de cent soixante-quinze mètres de celui de Beaujonc, est notre premier soin. Aussitôt on ajoute à la pompe à feu les efforts de la machine à molette[12] : les maîtres des fosses sont avertis ; ils (i) offrent leurs secours ; cent chevaux arrivent, tout est en mouvement, et l’on est sûr d’enlever plus de six mille mètres cube d’eau en vingt-quatre heures[13].

Un détachement de la compagnie du département se rend sur les lieux pour maintenir la multitude qui pouvait gêner le jeu des machines. Mme veuve Hardy, avec une sensibilité digne des plus grands éloges, met le bure Mamonster, ses ouvriers, ses chevaux, à la disposition des ingénieurs.

La galerie de cette exploitation, à l’extrémité de laquelle on doit ouvrir une tranchée, est encombrée, il faut y conduire l’airage à cent vingt mètres, mais des blocs de rochers ne laissent qu’une issue très-resserrée et dangereuse. M. Migneron ose s’y glisser, il y laisse un de ses vêtemens ; il est suivi par le conducteur Malaise, et leur exemple est imité par quelques ouvriers courageux et à qui leur structure permet de suivre la même voie. Le sieur Lambert Colson reste

engagé à l’entrée du passage, et il faut des efforts pour le retirer par les pieds.

Quelques heures suffisent. Cette heureuse audace ayant avancé le moment des travaux, l’on s’oriente. M. l’ingénieur Migneron est à la tête des ouvriers ; on ouvre une taille dans la veine qui a moins d’un mètre d’épaisseur, et on se dirige sur le 28e ramb de la boussole.

Deux ouvriers seulement, couchés sur le côté, peuvent travailler dans cet espace étroit ; mais ils se succèdent au moindre affaiblissement de leurs forces, et chaque escouade de vingt hommes est relevée toutes les quatre heures.

La veine est dure, on ne pénètre que deux mètres en trois heures ; l’on frappe à coups redoublés ; inutiles soins ! nous ne sommes point entendus par les malheureux que nous voulons délivrer.

Il s’agit cependant de fixer leur attention, de les attirer sur la montée intérieure de Beaujonc, la plus voisine de la direction de nos travaux En vain on fait jouer la mine, on tire des pétards ; la nuit du vendredi et une partie de la matinée du samedi 29 février se passent sans espoir.

À cette époque, le niveau de l’eau était monté de trois mètres environ, malgré tous les efforts ; mais le public ignorait cette circonstance[14], et le courage des travailleurs n’était point abattu. Les travaux sont continués, et vers les huit heures du matin, le 29, on éprouve la satisfaction d’entendre un bruit éloigné, annonçant que les malheureuses victimes ont saisis notre plan et qu’ils travaillent eux-mêmes dans l’intérieur.

Néanmoins on devait accélérer les travaux de la tranchée, l’eau dans la journée du samedi étant encore montée de six mètres. Ainsi il fallait nécessairement arrêter le coup d’eau au serrement du bure Triquenote, et c’est ce que les charpentiers parvinrent enfin à exécuter le dimanche matin premier mars, en assujétissant des pièces de bois dans le havage[15]. De ce moment l’eau commença à diminuer.

Dans cet état qui ne croirait que les infortunés ouvriers dont les efforts ont été entendus, vont être délivrés ! Cependant nous sommes bien éloignés encore de cet heureux moment.

Nos travailleurs, trompés par les effets de l’acoustique, veulent prendre une autre direction. Dans la nuit du 29 février au premier mars, et par un excès de zèle, ils résistent à M. l’ingénieur Migneron ; en vain il leur observe qu’ils s’exposent à aller déserrer dans l’eau. Désespéré, il apprend qu’à l’extérieur, les femmes, les enfans murmurent aussi ; il conçoit toute la responsabilité qui pèse sur sa tête, et cède, pendant quelques heures, à la volonté des travailleurs.

Nous arrivons au bure, en ce moment, décidé à descendre pour rétablir l’ordre, lorsque l’ingénieur remonte et nous assure que les ouvriers ont reconnu leur erreur, qu’ils sont revenus à la première taille ou tranchée, et que le bruit venant de l’intérieur est plus sensible.

Arrivés du 2 mars, nous ne pouvons cependant encore juger de la distance, le bruit ne suffit pas même pour assurer la direction, et quelquefois il paraît venir d’un lieu plus élevé que notre tranchée. L’ingénieur en chef, M. Mathieu, descend ; il se réunit à son collègue : ils consultent les sieurs Lambert Colson, Étienne Bernard, maître ouvrier de nuit de l’exploitation Beaujonc et dont le fils était au nombre des malheureux, Ernest Leclercq, maître ouvrier de la fosse de Mme la veuve Hardy, et il est résolu qu’on continuera dans la première direction sur La 28e rumb de la boussole qui devait conduire à la 5e montée du bure Beaujonc.

M. Migneron remonte au jour ; il fait sur le sol le tracé de ses opérations souterraines, moins pour vérifier ses calculs, que pour tranquilliser le public impatient et convaincre les mineurs.

Enfin, toute la journée du dimanche 1er mars, celle du lundi 2 et une partie du 3, s’écoulent ainsi dans les tourmens d’une espérance toujours trompée.

Les ouvriers montrent la même ardeur, mais quelques-uns n’avancent point. La taille n’a encore que vingt-quatre mètres de longueur le lundi matin 2 mars ; il n’existe aucun plan qui soit exact ; la distance est impossible à calculer, en sorte que l’espace à franchir est peut-être le double plus considérable que nous le croyons, en supposant même que les ouvriers ensevelis, qu’avec raison nous jugions privés de lumière, pussent continuer à travailler[16].

Dans cette anxiété, chaque maître de fosses est requis de fournir six mineurs des plus robustes ; mais le local est trop étroit pour permettre de travailler à plus de deux hommes dans une situation très-gênée. L’air raréfié et privé d’oxygène suffisait à peine à la respiration. On propose d’ouvrir une nouvelle chambrée ou taille dans un autre direction, presque parallèle à la première, sans cesser de poursuivre celle-ci avec la même activité. J’insiste, j’écris à M. Migneron. Cet avis est adopté ; et l’entrée du bure est interdite à tous ceux qui ne sont pas strictement nécessaires.

Bientôt les deux tailles sont réunies pour n’en former qu’une, et conduire un airage plus réglé.

Enfin nous arrivons au mardi 5 mars. Le serrement réparé au bure Triquenote résiste, l’eau continue à diminuer, on entend plus distinctement le bruit des ouvriers de l’intérieur, mais rien n’indique encore si la direction de notre tranchée nous conduit réellement au but. La sonde pénètre sans résultat ; les effets variés des sons produisent une illusion telle que nous craignons de nous éloigner des infortunés qui, plongés dans les ténèbres, peuvent être également déçus ; peut-être enfin que les travaux mêmes, sous lesquels ils succombent, rendent nos efforts impuissans ! leur bruit ne parvient-il plus à notre oreille, nous imaginons qu’ils ont cessé de vivre ! Quelle anxiété ! quelles angoisses !

Dans cette situation, les lumières sont inutiles, le zèle ne suffit pas ; vaincre tous les obstacles ou succomber est notre dernière résolution.

Le mineur respirant à peine, dégouttant de sueur, ne peut faire usage du pic que pendant quelques minutes, un autre le remplace, les travaux avancent, et nous concevons l’espoir de desserrer dans la nuit.

Rempli de cette douce espérance, déjà heureux de l’avenir, je donne l’ordre de m’expédier des courriers aussitôt que la sonde aura pénétré directement sur nos infortunés, et je rentre en ville à quatre heures après-midi, avec M. l’ingénieur en chef Mathieu.

À peine de retour à la préfecture, M. l’ingénieur Migneron me rappelle sur les lieux, en me donnant avis que nous sommes en communication. Il est près de six heures. Je fais prévenir M. Mathieu et M. le docteur Loyens. Je pars, et j’emmène M. Ansiaux, fils, docteur en chirurgie. Un nouveau détachement nécessaire pour maintenir l’ordre est déjà en marche ; des courriers expédiés par M. le maire d’Ans[17] se succèdent sur la route ; tous les citoyens sont à leur porte, un flambeau à la main ; nous arrivons, et nous apprenons qu’en effet la sonde[18] ayant pénétré treize mètres, a rencontré obliquement un ancien trou, et que dès-lors, quoiqu’indirectement, nous sommes en communication avec les malheureux exténués et privés de lumière depuis plus de quatre jours. Mais à quel point la sonde a-t-elle rencontré l’ancien trou, et quelle est la longueur de ce dernier ? c’est ce qu’il est impossible de déterminer. Comment faire passer des secours ! on ne peut faire usage des tubes de fer blanc préparés pour introduire des liquides. Un jour encore, et plusieurs ouvriers peuvent cesser de vivre ! Heureusement que l’on est sûr de déserrer dans quelques heures ; elles s’écoulent avec une lenteur désespérante. Chacun de nous croyant entendre les gémissemens des malheureux prêts à rendre le dernier soupir, voudrait avoir le pic dans les mains pour hâter leur délivrance, lorsqu’enfin ils indiquent eux-mêmes une meilleure direction à donner à la sonde, qui pénètre directement sur eux à deux heures du matin. Nos travailleurs les appellent, ils répondent et les supplient de boucher le trou, ne pouvant supporter l’impression de l’air qui s’y introduit avec impétuosité.

C’est ici le moment de prendre des précautions contre le feu, et de disposer tout ce qui peut être nécessaire pour rappeler à la vie des hommes exténués, privés d’air et d’alimens depuis cinq jours et cinq nuits.

La lumière dans notre galerie est à distance de travailleurs, le garde-feu a ordre de reculer à mesure que la flamme de la chandelle lui indiquera la présence du gaz inflammable. Du bouillon, du vin et des couvertures sont descendus dans la bure ; les femmes, les enfans sont éloignés de l’enceinte des bâtimens. Infortunés ! ils ignorent encore que plusieurs d’entre eux auront à pleurer un mari, un père, un fils. Avouons-le, la sensibilité n’exclut point le courage ; depuis cinq jours nous avions tous le cœur navré d’un spectacle d’autant plus déchirant que les familles des houilleurs sont très-nombreuses, et que toutes sont réduites à la misère la plus affreuse lorsqu’elles perdent leurs chefs. MM. Gorgeons, colonel de la gendarmerie, de Rouvroy, auditeur-sous-préfet, et d’autres personnes distinguées, viennent dans la nuit nous offrir leurs services. Nous sommes tous impatiens, et les ouvriers désirant avoir le mérite de délivrer leurs camarades, ne veulent plus être relevés.

La nuit se passe ainsi dans l’attente jusqu’à sept heures du matin, le 4 mars, que les travailleurs, également impatiens, font jouer une mine dont la fumée les incommode. Ce moyen expéditif est interdit, parce que son effet intérieur peut tuer quelques-uns des hommes mêmes que nous voulons arracher au tombeau ; la poudre peut aussi allumer le gaz inflammable et faire périr nos propres travailleurs. D’ailleurs, nous sommes certains de l’existence de tous ceux qui ont suivi le brave Goffin, et le moment de leur résurrection ne pouvant être éloigné, nous allons rapporter ce qui s’est passé dans l’intérieur, d’après les déclarations naïves que nous avons reçues, et auxquelles nous ne changerons que ce qui est absolument indispensable pour les rendre intelligibles.

Détail des faits qui se sont passés dans l’intérieur.

Nous avons laissé Goffin au milieu de mineurs qu’il a rassemblés près le bure d’Airage, lorsque tout espoir de salut par le bure Beaujonc était enlevé.

Quelques ouvriers demeurèrent pour juger du progrès des eaux, les autres se portèrent sur l’amont pendage[19], où ils arrivèrent dans l’état le plus déplorable. Les enfans répandaient des ruisseaux de larmes ; ils pressaient Goffin. « Cher maître, lui disaient-ils, par où sortirons-nous ? Mon Dieu ? se peut-il que nous devions mourir si jeunes ! » Goffin leur impose silence et les rassure en leur promettant qu’ils échapperont tous. Aussitôt il distribue son monde dans les différentes montées, depuis la quatrième jusqu’à la septième, se communiquant toutes par la roisse. Les mineurs les plus robustes et les plus courageux sont choisis, et il les mène à la septième montée pour y entreprendre une tranchée et se frayer une issue, dans la persuasion où il était qu’on pouvait y déserrer aux travaux du bure de Mamonster.

Quoiqu’il ne fût pas possible d’employer plus de deux hommes pour ouvrir la tranchée, l’ouvrage avançait, parce que les mineurs se relevaient successivement. Les plus faibles transportaient la mine dans l’aval pendage. Ils avaient déjà ouvert un chemin de sept mètres de longueur en amont ; ils espéraient être bientôt au milieu de leurs familles ; chaque coup de pic, en rendant un son plus grave, annonçait qu’on n’était pas éloigné du vide ; mais quel fut leur désespoir lorsqu’ils déserrèrent à d’anciens travaux du bure abandonné de Martin Wery, d’où il s’échappa, avec un bruit horrible, du crouin (air inflammable) qui leur aurait causé la mort, si Goffin n’eût subitement bouché la communication. Les ouvriers, frappés de stupeur, se laissent tomber sur le deille[20] de la veine ; quelques-uns veulent néanmoins continuer les travaux dans le même lieu, Goffin s’y oppose et leur dit : « Lorsque nous n’aurons plus d’espérance, je vous ramènerai ici, et ce sera bientôt fini. »

Leur désespoir paraît être parvenu au comble, ils s’écrient tous que leur mort est inévitable ; ils poussent des cris douloureux ; les enfans demandent la bénédiction à leurs pères ; ceux qui n’en ont point s’adressent à Goffin, et le supplient à genoux de la leur donner. Les hommes expriment leurs regrets sur le sort de leurs femmes, de leurs enfans, de leurs pères ; tous gémissent, se désespèrent et demandent à leur chef ce qu’ils vont devenir.

Ce brave, qui ne cessa jamais de les encourager, leur annonce qu’il y a des ressources à la cinquième montée ; il veut les y conduire, aucun ne se lève et ne répond ; ils jètent de nouveaux cris et semblent se refuser à entreprendre de nouveaux travaux. « Allons, s’écrie alors Goffin, puisque vous refusez « d’obéir » mourons ! » Il prend son fils dans ses bras ; ses plus fidèles amis l’environnent, ils se placent à ses côtés : « Ils veulent montrer à ceux qui trouveront leurs cadavres, qu’ils lui ont témoigné leur attachement jusqu’au dernier moment. » Ils s’embrassent réciproquement, ils adressent leurs vœux au Tout-Puissant. Mais, ô prodige de courage ! un être faible, un enfant, qui semble inspiré[21], se lève et leur dit à haute voix et d’un ton rassurant : « Vous faites comme les enfans ; suivez les ordres de mon père ! il faut travailler et prouver à ceux qui nous survivront que nous avons eu du courage jusqu’à la mort. Mon père ne vous a-t-il pas dit que Lambert Colson ne nous abandonnerait pas ? » Il fait un pas en avant, et tous, comme frappés d’une inspiration soudaine, renaissent à la confiance, se lèvent aussi, suivent Goffin père, et vont entreprendre une tranchée à la cinquième montée.

Là, à peine arrivés, ô bonheur inexprimable ! un bruit étranger frappe leurs oreilles, Bientôt ils reconnaissent qu’on travaille à leur délivrance, et leur espoir augmente d’autant plus, qu’ils distinguent les différées travaux du mineur : haver, couper et hotter la veine, sonder et jouer la mine [22].

À cette époque, suivant nos calculs , ils devaient être au samedi soir ; ainsi il y avait déjà plus de 36 heures que ces infortunés étaient descendus dans le bure Beaujonc. Epuisés de fatigues , tant par les peines qu’ils s’étaient données à la septième montée que par les travaux qu’ils avaient déjà faits au moment de l’irruption des eaux, ils refusèrent encore de travailler, en disant : « qu’ils aimaient autant mourir d’une manière que de l’autre. »

« Dans cette extrémité, le courageux Goffin les traite de lâches ; il leur déclare qu’il va hâter sa mort et leur enlever tout espoir en se noyant avec son fils, qu’il avait saisi. » Tous se jètent au-devant de lui et promettent de nouveau de lui obéir.

Mais l’air ne contient plus assez d’oxigène : les deux chandelles qui éclairent les travailleurs s’éteignent

d’elles-mêmes. Une troisième mise en réserve dans la Roisse, et qui est pour eux le feu sacré, est renversée au même moment, par accident. Dès-lors une profonde obscurité détruit le peu de courage qui avait animé les ouvriers, et pour la troisième fois ils cessent leurs travaux.

Le brave Goffin se désespère, il saisit le premier qui tombe sous sa main ; quoique sans arme, il menace de poignarder celui qui refusera de travailler, et les reconduit ainsi à l’ouvrage au milieu des ténèbres ; lui-même donne toujours l'exemple : ses mains, désacoutumées à se servir du pic, sont ensanglantées, son digne fils Mathieu, ce héros enfant, vient fréquemment lui tâter le pouls, et lui dit : « Courage père i va bin [23]. »

Dans ces angoisses mortelles, les uns promettent de faire des neuvaines, les autres des pèlerinages nu-pieds. Deux jeunes orphelins, âgés de 12 et 14 ans, se flattent qu’ils ne périront pas, parce que leur père, qui est au ciel, prie pour eux. L’un d’eux offre à son frère un morceau de pain ; celui-ci le refuse et le donne à un autre enfant qui le dévore aussitôt.

Mathieu Goffin ne pleure point : cet enfant n’est occupé que de sa mère, de ses sœurs, de ses petits frères : « Père, il n’y a que vous et moi qui gagnions de l’argent ; comment vivront-ils ? ils demanderont donc l’aumône ? Cher père, je sais que vous avez caché de l’argent dans notre étable à vaches, comment ma mère pourra-t-elle le trouver ? —Et toi, mon fils, où as-tu caché le tien  ? Moi, je n’ai qu’un petit écu, c’est ma sœur qui l’a. »

Deux ouvriers se disputant, sont au moment de se battre : « Laissons-les faire, disent les autres, si l’un d’eux est tué, il pourra nous servir de nourriture. » Ce propos mit fin à la querelle. Quelques-uns mangèrent les chandelles qu’ils avaient cachées, d’autres burent leur urine préférablement à l’eau, qui était extrêmement mauvaise.

Nicolas Bertrand, Mathieu Labeye, et Melckior Clavir, ces hommes courageux qui avaient suivi volontairement leur brave chef, répétaient souvent : « cher Goffin, il faut bien aimer un homme pour aller chercher la mort avec lui plutôt que de l’abandonner. » Un autre lui adressait des reproches : « Si vous ne m’eussiez appelé, peut-être que j’aurais pu monter au quatrième panier. »

C’est ainsi que l’homme le plus généreux était doublement tourmenté

Cependant, telle est la mobilité de l’imagination, qu’à l’idée de la mort la plus affreuse, succède une scène comique.

L’un de ces infortunés, envoyé à la tranchée, se plaint, en y entrant, pour la première fois, de la chaleur excessive qu’il ne peut supporter, faisant observer qu’il n’avait qu’un trou au nez… ; ses camarades éclatent de rire, il est renvoyé et dispensé de travailler.

Cette sorte d’absence, cet oubli de tous les maux , est de peu de durée ; le découragement renaît, le besoin de subsistances est impérieux pour ceux, surtout qui ont peu travaillé. Naguère craignant d’être submergés, ils n’allaient au bord de l’eau que pour juger de son élévation ; en ce moment, privés de lumière, ils y vont en tâtonnant, dans l’espoir de trouver le corps de l’un de leurs camarades pour leur servir de nourriture lorsqu’ils seront à la dernière extrémité.

Mais l’eau infecte est le seul aliment qu’ils rapportent aux travailleurs dans des calottes [24] et dans une espèce de vase qu’ils nomment cohy [25] et que quelques-uns appellent plaisamment leur litre. Ceux-ci (les travailleurs) couverts de sueurs, promettent à Goffin de n’humecter que leurs lèvres, et ils épuisent jusqu’à la dernière goutte sans se désaltérer. « Nous avons bu, disent ils, le sang de ceux de nos amis qui ont péri au chargeage. »

D’autres perdent le jugement ; ils demandent le chemin pour retourner chez eux ; ils se plaignent de ce qu’on veut les faire mourir en les laissant sans lumière et sans nourriture. Ils veulent avoir de la salade et des choux ; ils donnent des preuves de folie , s’emportent contre Goffin, qui, sans cesse, cherche à les calmer en les assurant qu’il les reconduira bientôt et leur donnera tout ce qu’ils demandent.

Goffin, au dernier terme du malheur, s’occupe encore avec une tendre sollicitude de ses compagnons d’infortune ; il les appelle tous par leurs noms, et il espère que ceux qui ne répondent pas sont parvenus à remonter au jour. Il parle surtout d’Antoine Hallet, qui, ayant saisi la chaîne fixée à la cloche placée au-dessus du bure, avait le premier donné l’alarme : il ignorait encore que ce mineur avait été victime de sa générosité. Etant d’une taille plus élevée que celle de ses camarades et espérant avoir assez de temps pour remonter, il avait cédé le pas à tous ceux qui pouvaient être submergés avant lui.

Cinq jours et autant de nuits se sont écoulés dans cette situation, dont le seul récit fait frémir : les malheureux, n’ayant aucune idée de la durée du temps, croient être au lundi, et nous sommes au mercredi suivant, tant il est vrai que si les momens sont longs en proportion de la douleur ou de l’inquiétude plus vive ou plus poignante que l’on éprouve, le temps passe avec rapidité en raison de la préoccupation de l’esprit.

Terminons enfin ce récit, qui nous oppresse ! hâtons-nous de délivrer des hommes qui nous inspirent tant d’intérêt.

Un passage est frayé sur une longueur de 47 mètres à travers la veine [26], qui n’a que neuf décimètres d’épaisseur, et, par un bonheur inouï, toutes les déviations de la route primitivement tracée, se trouvent compensées, et nous arrivons, par le 28e rhumb de la boussole, sur le prolongement de la première direction prise. Enfin nous n’avons plus d’efforts à faire, tout est disposé pour les recevoir ; ils nous entendent, chacun d’eux cherche à précéder son camarade ; nous sommes au 4 mars, et midi vient de sonner. Mais trop d’empressement peut occasionner une explosion : le mineur travaille dans l’obscurité, un dernier coup de pic détruit le dernier obstacle ; l’air, en se mettant en équilibre, produit une sorte de détonnation, qui, bien que prévue, effraye et met en fuite un partie des travailleurs.

L’ordre rétabli, nos infortunés houilleurs se traînent, ils s’introduisent et traversent le passage qui les conduit dans nos bras.

Cet événement est annoncé à l’entrée du bure où se trouvent réunis, dans l’intérieur des bâtimens, un grand nombre de personnes distinguées. Cependant, quelques momens de repos sont nécessaires pour accoutumer progressivement à l’air de l’atmosphère et à la lumière, des hommes qui sortent du tombeau. Tout est préparé encore, depuis deux heures, par les soins de Madame la veuve Hardy. M. l’ingenieur eu chef Mathieu et le docteur Ansiaux s’en sont atturés. Chaque ouvrier est enveloppé d’une couverture, et reçoit, dans le bure même, une tasse de bouillon et un peu de vin. Bientôt ils sont successivement mis dans le panier, accompagnés de quatre mineurs, debout sur les bords des angles de cette machine. Nous les comptons plusieurs fois avec inquiétude ; notre bonheur n’est pas complet : sur 91 individus que nous redemandons à la terre, 70 seulement (1 ) ainsi ramenés an jour, sont enveloppés d’une seconde couverture , et livrés aux soins généreux de MM. Loyens, Ansiaux fils, Antine, Thirion, Ramoux, et antres personnes de l’art qui avaient offert leurs services. Le brave Goffin et son fils arrivent les derniers avec M. l’ingénieur Migneron, qui était daus le bure depuis 24 heures, et qui s’est conduit avec un zèle digue des Les acclamations retentissent ; tons les yeux sont baignés de larmes ; chaque spectateur croit retrouver 1(1) Dans le premier moment, fai annoncé soixante-onao hommes sauvés ; mais on a vérifié driuis que Ton s’était mépris en mettant au nombre des victimes un enfant qui s’est laissé conduire, vraisemblablement pour avoir du bouillon etdu vin. Sur cent-vingt-sept individus, trente-cinq sont remontés dans le premier moment, vingt-deux se sont noyés, et soixante-dix ont été sauvés.

I un père, un fils. Ce moment de sensibilité, qu’on ne saurait retracer, peut devenir funeste. Les femmes, les enfans des malheureux de retour à la vie, veulent pénétrer dans l’enceintej ils grattent la terre, ils font des trous dans la cloison, et jèlent du pain et des fruits. M Gorgeons, colonel de la gendarmerie, se distingue ; il est partout et réprime les imprudens. M. l’ingénieur en chef Mathieu, qui a suivi la plupart des opérations, et qui en a partagé la responsabilité , reçoit également sa part des bénédictions de la multitude, et jouit comme nous du bonheur général. Je rentrai en ville à quatre heures avec M. Migneron, après avoir donné des ordres pour prévenir tous les accidens. M. Mathieu, resté sur les lieux jusqn’à huit heures, fit faire une visite dans l’intérieur du bure , mais déjà l’air rempli de gaz délétère, ne permit pas de pénétrer, même sans feu, au-delà de nos travaux. Tel est le récit fidèle des événemens qui ont excite un si grand intérêt dans toutes les classes de la société. La difficulté d’interroger des hommes dont la plupart ne s’expriment point en français, le désir de répondre à l’impatience du public , nos devoirs de tous les momens, et le manque de temps, ne nous ont pas permis d’en soigner davantage le style ; mais du moins les faits ont été recueillis avec un soin scrupuleux, ayant reçu les déclarations séparément de presque tous les mineurs dont notre plume inhabile n’a pu rendre que faiblement les expressions énergiques, et les sentirnens de vénération qu’ils portent à Goffin, pour cet homme aussi simple, aussi doux, qu’il est courageux. Interrogé sur le motif qui a pu le déterminer à exposer ainsi sa femme et ses six enfans aux horreurs delà misère, il répond avec simplicité, la larme à l’œil : « Si j’avais eu le malheur d’abandonner mes ouït vriers, je n’oserais voir le jour. * Avez-vous eu part à la distribution des premiers secours du préfet ? « Non , je suis assez riche. # Oui, certes, homme généreux , tu es assez riche, tes vertus, ton fils, digne d’un tel père, et ta renommée ! Au moment où nous traçons ce dernier mot, nous recevons le Moniteur, qui nous apprend que, par son décret du ia mars, le plus grand comme le plus juste de tous les héros, a accordé la décoration de la Légion d’honneur et une pension à Hubert Goffin. A notre grand Empereur seul, il appartient de sentir que la récompense double de valeur lorsqu’elle n’est point attendue et encore moins sollicitée. C’est ainsi que le monarque dont le règne présentera à la postérité tous les hauts faits que l’imagination puisse concevoir, le montrera en même temps le protecteur, l’appréciateur de toutes les vertus.

Nous ne terminerons pas sans proclamer les noms de tous ceux qui ont montré tant de zèle dans cette circonstance, et plus particulièrement de ceux qui se sont le plus distingués, en secondant M. l’ingénieur Migneron.

Le conducteur des mines Malaise a constamment ■suivi les ouvriers pendant les travaux. M. Lambert Golson a justifié complètement, par son infatigable activité, la grandi confiance que le brave Goffin et ses compagnons ont témoignée au moment de l’éruption des eaux. M. Hardy ( Baptiste ) est resté à la taille pendant la dernière nuit. Etienne Bernard , maître mineur de nuit de la fosse Beaujonc, n’a pas quitté le bure pendant les cinq jours. Le sieur Galland père a procuré tous les secours, et son fils a montré beaucoup de courage et d’intelligence. Le maître ouvrier Ernest Leclerc et son fils ont été alternativement à la tête des ouvriers. Les deux frères Yerna, mineurs infatigables, que nous avons déjà cités dans l’un de nos bulletins, se sont distingués constamment, ainsi que Th. Ledent, Arnold Varoux, Lambert Jamar, Henri Lancor, François Renson, Jean Wery, et d’autres dont nous regrettons de n’avoir pas les noms. A liège, le 16 mars idia. Baron DE MICOUD. « Nous soussignés inspecteur divisionnaire, et ingénieur en chef au corps impérial des mines, envoyés « en mission par le gouvernement, à l’occasion des « événemens des,28 février et jours suivans, ayant pris « lecture de la relation ci-dessus, que M. le préfet a « bien voulu nous communiquer, avons éprouvé le • besoin de joindre notre témoignage à celui de la reconnaissance publique, et de déclarer que tous les « faits contenus dans le précis publié par M. le baron « de Micond, sont parfaitement conformes aux déclarations recueillies dans l’enquête que nous avons été • appelés à faire : en foi de que» nous avons signé le • présent. »

A Liège, le 16 mars 1812.

L. Cordier, insp ecteur divisionnaire. Bkaunisr, inspecteur en chef.

Detail de la cérémonie qui a eu lieu le dimanche 22 mars 1812, à PHotel-de- Ville de Lièget pour la remise solennelle de la décoration de la Légion d*honneur au brave Goffin , et de ce qui s’est passé le reste de ce jour à la même occasion. Dès que M le préfet de l’Onrte eut reçu la décoration de la Légion d’honneur destinée au brave Gofiin, selon les dispositions du décret de munificence impériale en date du 12 mars , son plus grand empressement fut de tout ordonner, tout disposer pour ne point retarder cette touchante cérémonie et lui donner l’appareil proportionné à l’intérêt qu’inspirait la circonstance.

A cet effet, ce magistrat avait invité M. le premier président de la Cour impériale , M. le général commandant le département, M. l’évêque , toutes les autorités judiciaires, civiles et militaires , ainsi que MM. les chevaliers de la Légion d’honneur résidant à Li’-ge, à se rendre à midi et demi à l’Hôtel-de-Ville pour assister à celte cérémonie. 11 avait également convoqué MM. les propriétaires des houillères, les maîtres ouvriers , et des députations des mineurs des principales exploitations du département. M. le préfet, à la même heure, amena dans sa voilure Hubert Goflin et son lils. Une autre voiture conduisait les courageux Bertrand, Labcye et Clavir, fidèles compagnons de Goflin. Sur leur route depuis la préfecture jusqu’à l’Hôlel-de-Yille et dans les salles de ci’t hôtel, ces cinq braves mineurs, et surloulHubert Goflin, furent accueillis par les acclamations et les applaudissemens du public, mêlés aux cris reitérés de •vive VEmpereur !

Vis-à-vis l’estrade où M.le préfet était placé, entre le secrétaire-général de la préfecture et M. l’auditeur sous-préfet de Liège, Hubert Goflin et son fils étaient en première ligne, ayant à droite et à gauche M. î’iugénieur en chef et M. l’ingénieur ordinaire des mines du département. Sur le même rang, à droite, étaient M. l’inspecteur divisionnaire et M. l’ingénieur en chef des mines, envoyés extraordinairement par le gouvernement. A gauche on voyait les trois compagnons de Goflin, et près deux, les jeunes Thonus, décorés de leurs médailles, ces modèles de piété filiale qui Vannée dernière exposèrent leurs jours pour sauvér leur père, ainsi que les nommés Delor et Massillon, qui avaient partagé leur dévouement. Sur la seconde ligne, on remarquait MM. le chevaliers de la Légion d’honneur et les principaux magistrats et fonctionnaires. Une affluence de spectateurs remplissait celte salle et celles environnantes.

M. le préfet commence par la lecture de la lettre du 13mars, par laquelle S. Exc. le grand-chancelier de la Légion d’honneur lui adresse la croix , la lettre et le brevet destinés à l’estimable GofEn. Le secrétairegénéral donne lecture de ces pièces ; et le public, par ses applaudissemens, exprime l’enthousicsme que lui inspire le style noble et touchant de S. Exc. : ensuite M. le préfet prononce un discours (i) plein de sensibilité, dans lequel il retrace avec chaleur les événemens qui se sont passés du 28 février au 4 mars dans les houillères Beaujonc et Mamonster. Il peint le dévouement d’Hubert Goffin , de son fils âgé de 12 ans, de Bertrand, Labeye et Clavir ; le zèle avec lequel MM. les ingénieurs des mines du département, la famille Hardy, le sieur Lambert Colson et tous les ouvriers mineurs se sont portés au secours de Gottin et de ses compagnons d’infortune. Il dispense à chacun un juste tribut d’éloge. Son émotion est au comble , tous ses auditeurs la partagent. Le moment désiré est venu : Goffin reçoit de M. le préfet la croix d’honneur. Il la * 11 — I ■ ’ " ’ ** ~ ~ ~ —— (1) Ce discours se trouve à la suite de cette notice. 3’2 reçoit avec une assurance aussi décente que modeste. Son âme s’était d’avance mise de niveau avec son honorable situation. Le digne magistrat l’embrasse et le couvre des larmes du bonheur. Le nouveau chevalier n’est pas moins ému. L’assemblée se livre aux clans delà reconnaissance envers notre auguste souverain, et d’intérêt envers M. le préfet et le recommandable Goffin, dont la modeste et digne épouse contemplait le triomphe.

M. le préfet s’adresse ensuite au jeune GolEn et aux braves Bertrand, Labeye et C lavir. Après avoir loué leur belle conduite , il remet à chacun d’eux une somme de 5oo francs en or, au nom de S. M. l’Empereur et Roi.

M. Mathieu, ingénieur en chef du département, répond au discours de M. le préfet par des expressions de reconnaissance et de sensibilité auxquelles tout le monde applaudit ;

Et M. Cordier, inspecteur divisionnaire, termine cette imposante cérémonie par un discours où la noblesse des pensées fut d’autant mieux sentie, qu’elle fut N accompagnée de celle de l’accent et de l’expression.

M. le chevalier Golïin, son fils, son épouse, les courageux Berirand, Labeye et Clavir, sont reconduits à l’hôtel de la préfecture , où un repas splendide les attendait. Les personnes de Liège les plus distinguées par leurs fonctions, MM. les chevaliers de la Légion d’honneur, les principaux propriétaires des houillères, les maîtres ouvriers des diverses exploitations, et les jeunes Thonus, étaient à ce banquet, où l’allégresse la plus pure a continuellement régné. On admirait le ton décent du vertueux Goffin , de son éponse, qui, convalescente encore, et affaiblie par ses tourmens récens, répondit à une personne qui lui demandait si e|le n’était pas bien fatiguée : « Ce qui fait plaisir ne fatigue pat. » Leur jeune fils n’eut pas une tenue moins admirable. M. Gofïin , dans le couçs du repas, eut l’attention de se rendre un instant à une table qui était dans une pièce voisine, pour s’assurer si quelques-uns de ses camarades, qui n’avaient pu être placés à la table principale , partageaient la félicité commune. Au dessert, M. le préfet porta la santé de S. M. rEmpereur et Roi, rémunérateur des belles actions ; toutes les voix s’unirent à la sienne pour exprimer l’amour , le respect et le dévouement des Liégeois et des habitans de l’Ourte pour leur souverain, La seconde santé fut celle de S. M. VImpératrice-Reine , F auguste Marie-Louise, Archiduchesse (TAutriche y bienfaitrice des malheureux, protectrice de la Société-Maternelle. Cette santé fut accueillie avec la plus vive sensibilité. Alors M, le docteur Ansiaux fils chanta des couplets analogues à cette belle circonstance et qui furent accueillis avec plaisir par l’assemblée j le neveu de M. le préfet, M. Hippolyte Jaubcrt, chanta ensuite d’autres couplets au jeune Goffin, et une chanson liégeoise à son père. Le fils Goffin porta la santé de S. M. le Roi do Rome. On répondit avec ardeur au toast de ce courageux enfant, adressé à l’enfant auguste sur lequel repose de si hautes destinées.

M. Cordier, inspecteur divisionnaire , annonça la santé de S. Exc. le ministre de Yintérieur, protecteur des mines de l’empire, et qui saisit toutes les occasions et assurer leur prospérité. Celte santé fut vivement applaudie.

M. le secrétaire-général adressa la sienne à M. le directeur-général et au corps entier des mines y à M. T inspecteur divisionnaire y et à M. Y ingénieur en chefy extraordinairement envoyés par le gouvernement y à MM, les ingénieurs en chef et ordinaire du département, et au brave Goflin. M. Beaunier, ingénieur en chef délégué, se leva et adressa ainsi son toast : A M. le préfet de YOurtes la reconnaissance le proclame le protecteur des ouvriers mineurs de ce département. Une acclamation unanime confirma Ja justesse de cet hommage.

Ainsi se termina ce repas, que tous les sentimens heureux dont puissent jouir les hommes en société contribuèrent à embellir. 1

Ce même jour, M. Dubocagc , directeur du spectacle de Liège, donna une représentation an bénéfice des victimes de l’événement du 28 février. Le public s’y rendit avec empressement, tant pour concourir à une bonne action, que dans l’espoir d’y voir M. Gof* fin, son fils, son épouse et ses compagnons. Leur espérance ne fut pas déçue. Le digne Goffin, son fils, et ses trois fidèles amis furent salués à leur arrivée par les acclamations les plus vives, et les cris de vive l’Empereur ! se renouvelèrent à plusieurs reprises.

On donnait la pièce intitulée : les Deux Frères. Le public saisit avec une sagacité qui fait honneur à ses principes, ce passage : « Un homme de bien n’est déplacé nulle part. » On aurait dit, à l’application qu’il en fit, qu’il avait été témoin, pendant toutes les circonstances de cette journée, de la dignité de la conduite de M. Goffin.

Le soir, ce bon père, son épouse, avec leur fils, ont été rejoindre leurs six autres enfans, et jouir dans l’intérieur de leur famille d’un bonheur que le public s’était empressé de partager avec eux, dans cette journée qui fera époque dans les annales du département.

Ainsi, de cet immense foyer de gloire qui environne le trône de Napoléon, un rayon lancé sur le brave Hubert Goffin orne sa tête d’une auréole immortelle, qui se reflète sur tous les mineurs et sur le département de l’Ourte.

Le secrétaire-général, Liégeard.
  1. Serrement est une sorte de digue souteraine en bois pour contenir les masses d’eau qui se trouvent entre deux terres, particulièrement dans les veines qui ont déjà été exploitées.
  2. Bure est un grand puits carré dont les angles sont ordinairement arrondis.
  3. Les veines sont plus ou moins-épaisses, ainsi que leurs distances entre elles : elles sont sur un plan horizontal incliné d’un tiers par mètre,
  4. Le panier est une forte caisse carrée qui est soutenue par des chaînes aux quatre angles. Celles-ci sont accrochées à la grande chaîne, qui est mue par dix chevaux attelés au manège. La grande chaîne pèse 5 à 5,000 kilogrammes. Le panier enlève communément près de 3,000 kilogrammes de houille.
  5. Taille ou tranchée dans la veine.
  6. Puits aussi profond que le bure principal, et surmonté d’une cheminée ronde qui s’élève depuis 8 jusqu’à 20 mètres. On y entretient du feu dans une cage de fer suspendue.
  7. Aval, partie basse.
  8. Galerie en montant.
  9. Toute excavation doit être boisée ; c’est-à-dire que lorsqu’on a enlevé la houille il faut soutenir le toit par des morceaux de bois droit, afin de prévenir les éboulemens.
  10. Roisse, galerie qui coupe obliquement les montées.
  11. Ce n’est qu’après avoir visité plusieurs mines de houille que nous avons pu avoir une idée juste des dangers des mineurs qui parcourent tous les jours ces labyrinthes, où souvent on ne peut avancer qu’en se traînant, où l’on est quelquefois privé d’air, exposé à être brûlé par le gaz inflammable, noyé par des lacs souterrains et écrasé par des éboulemens.
  12. La pompe à feu a une course de deux mètres, et le diamètre est de deux décimètres neuf centimètres neuf milimètres. Elle donne au moins douze impulsions par minute.
    Nous ne nous dissimulions pas que la machine à molette est d’un bien faible secours dans ces occasions extraordinaires. Quelques tonnes d’eau de moins sont peu importantes ; mais il fallait rassurer le public en obéissant à son opinion. D’ailleurs les tonnes, en tombant dans l’eau, l’agitaient fortement et comprimaient l’air dont quelques globules pouvaient aller favoriser la respiration des hommes engloutis dans le bure. Si les tonnes dont sept sont restées au fond, nous eussent manqué, nous nous proposions de faire jeter de grosses pierres pour produire le même effet. Nous avons appris depuis, de Gofin même, que le mouvement donné à l’eau leur avait été utile.
  13. Première circonstance que nous avons cachée au public.
  14. Seconde circonstance que nous avons cachée au public.
  15. Terre, sable, schiste ou roche qui séparent deux veines.
  16. Troisième fait que le public ignorait.
  17. M. Pâque, maire d’Ans, a fait preuve d’un zèle soutenu.
  18. Si la veine ou couche se fût abaissé verticalement, la sonde aurait attaqué le toit, et elle devenait inutile.
  19. Partie élevée et inclinée.
  20. Mur de la veine, ou schiste sur lequel elle repose.
  21. Mathieu Goffin, digne fils du maître mineur, âgé de douze ans, et auquel on n’en donnerait pas dix. Il est d’une petite taille, et il a les os du tibia arqués comme la plus part des houilleurs qui ont commencé à travailler trop jeunes.
  22. Haver, c’est détacher la veine de son lit. Couper, détacher la veine de chaque côté pour enlever un bloc ou quartier. Hotter, c’est détacher la houille du toit ; l’on se sert de coins en fer.
  23. Locution liégeoise.
  24. Forme de mauvais chapeau presque sans bords, dont les houilleurs se servent, et sur laquelle ils assujettissent une chandelle avec de la terre glaise.
  25. Cohy, vase qui servait à contenir les chandelles.
  26. On a vérifié depuis la longueur de la tranchée faite par les ouvriers de l’intérieur ; elle est de onze mètres. Ils avaient fait auparavant une tranchée de près de sept mètres à la septième montée, ce qui ferait tu total de soixante-cinq mètres.