Naufrage de la frégate La Méduse/Discours prononcé par M. le baron de Micoud

DISCOURS

Prononcé par M. le baron de Micoud, Préfet.
Messieurs,

« Lorsque l’année dernière je signalai à l’estime, à l’admiration publiques deux enfans qui avaient courageusement exposé leurs jours pour sauver ceux de leur père, je ne pensais pas que ce dévouement si louable, mais si naturel, serait surpassé, un an après, par un dévouement plus grand encore, et qui appartient tout entier au sentiment pur de l’humanité. Heureux le département qui offre ces exemples sublimes !

» Jeunes Thonus ! je ne cherche point à affaiblir le mérite de votre piété filiale ; mais il ne s’agit point ici seulement d’enfans fidèles aux plus saints de leurs devoirs, de fils qui s’immolent pour le salut de celui qui leur donna la vie : c’est un époux qui abandonne sa femme, un père de sept enfans qui en livre six à la commisération publique, et tenant par la main le septième, oublie son propre salut, pour ne s’occuper que du soin de sauver les compagnons de ses travaux. C’est un héros de douze ans qui veut partager les périls de son père, et qui, dans une situation dont le seul récit fait frémir, relève, par son énergie, le courage des hommes faits qui l’entourent. Enfin, Messieurs, c’est Hubert Goffin, dévoilant sa belle âme dans ces mots immortels : « Si je monte, mes ouvriers périront ; je veux les sauver tous ou périr avec eux. »

« C’est encore son fils, son généreux fils, applaudissant à la résolution héroïque d’un tel père. Trois fois ils ont pu retourner à la lumière ; trois fois ils ont présidé au départ de ceux de leurs compagnons qui se hâtaient de fuir. L’eau se précipite en torrens, le danger est certain ; plus de soixante mineurs sont au loin dans les entrailles de la terre, et ils ne peuvent revenir avant que le passage ne soit fermé. Présent à tout, Goffin fait ouvrir une issue pour que du moins ils puissent arriver jusqu’à lui. Il sait qu’ils n’auraient pas l’art de régler les efforts propres à les sauver : sa résolution est prise, son fils reste auprès de lui ; leur exemple retient les braves Bertrand, Labeye et Clavir. Ces hommes généreux courent à la recherche de leurs compagnons d’infortune, et derrière eux l’eau forme une barrière invincible. Un gouffre inaccessible les sépare de nous, ils ne sont plus en communication avec ce monde. Privés d’alimens, guidés par une faible lumière, ces malheureux sont enfouis à une profondeur effrayante. Là, leur nourriture est une vapeur épaisse et méphytique ; plus loin l’air en s’enflammant peut les consumer tout vivans, dans le centre de la terre, quoiqu’entourés d’eau de toutes parts. Ils ont pour perspectives prochaines les ténèbres et la mort la plus affreuse, Mais Goffin et son fils sont avec eux, et ils vivent sous un règne fertile en prodiges ; l’espérance n’est donc pas éteinte dans leurs cœurs.

« L’espérance ! hélas ! leurs femmes, leurs enfans, leurs parens, leurs amis, tous ceux qui erraient autour du gouffre l’avaient perdue. Les sanglots, les cris annonçaient le désespoir général ; la consternation s’étend de proche en proche avec la nouvelle fatale. Notre âme, celle de Messieurs les ingénieurs des mines sont vivement affectées, mais non abattues, et si la douleur fut notre première sensation, le soin d’arracher à la mort tant d’infortunés, fut notre première pensée : surmonter tous les obstacles ou périr fut aussi la dernière résolution de tous ceux qui nous ont secondés.

« Aucun moyen n’est négligé, le bure Mamonster offre la seule route ; mais les plans ne donnent aucun renseignement exact, et les distances ne peuvent être calculées. Il faut franchir un espace inconnu, pénétrer plus de soixante mètres dans la mine, et se traîner dans le sein de la terre, pour pratiquer une issue. Les ouvriers accourent en foule, ils se disputent l’honneur de travailler a cette recherche ; on est obligé de modérer leur zèle, de ménager leurs forces. Lambert Colson, la famille Hardy, se signalent par des services de toute nature. Ernest Leclerc, Bernard, Gallant, Malaise, et tant d’autres que notre relation fait connaître, se distinguent par on zèle soutenu.

M. Migneron, ingénieur, ne quitte presque pas les travailleurs qu’il dirige : le premier il pénètre dans ces antres profonds, le dernier, il en sort. M. l’ingénienr en chef Mathieu, visite les travaux ; et, partageant la responsabilité que nous avions contractée, il se trouve heureux, comme nous, de n’avoir qu’à modérer tant de zèle.

« Déjà on est parvenu à se faire entendre de nos infortunés ; ils ont répondu au bruit par un bruit semblable ; on avance, le son de leurs outils qui brisent la mine se répercute ; on redouble d’efforts. Bientôt on ne les entend plus. Se reposent-ils de leurs fatigues ? ont-ils succombé ? quelle anxiété ! quelles angoisses mortelles compriment les âmes, sans diminuer le courage ! comme nous, chacune des personnes qui sont venues offrir leurs services, voudrait avoir le pic dans les mains pour hâter la délivrance de Goffin et de ses compagnons.

« MM. Loyens et Ansiaux disposent tout ce qui est nécessaire pour assurer les premiers secours de leur art. Tout est prêt : on approche ; ils vivent tous ; la voix de Goffin se fait entendre ; on touche au moment du succès. Enfin le dernier coup de pic détruit le dernier obstacle ; l’air en se mettant en équilibre produit une sorte de détonnation qui semble célébrer notre triomphe.

« Mais on commande aux tendres épanchemens des libérateurs pour des hommes qu’ils viennent d’arracher au séjour des morts. On modéré des sensations qui j quoique délicieuses, auraient pu leur devenir funestes, et l’on prend les plus sérieuses précautions avant de les rendre à la lumière. Ils voient enfin cette lumière chérie. Goffin accompagne M. Migneron, le plus ardent de ses libérateurs, et ne sort que le dernier de cet horrible tombeau.

« Jouissez de votre seconde vie ! braves houilleurs ! plus heureux que vous, nous éprouvons l’inexprimable bonheur de vous l’avoir rendue. Pour toute marque de reconnaissance nous vous demandons la plus entière soumission aux règles que la prudence vous impose pour votre propre sûreté. Cependant, ainsi qu’à vous, la perte de 22 de vos compagnons excite tous nos regrets ; mais ces victimes n’étaient déjà plus lorsque vous avez obéi à la voix de votre chef ; croyez que du moins je ferai tous mes efforts pour soulager leurs veuves et leurs enfans.

« Et vous, brave Goffin ! vous allez recevoir le prix de vos sentimens généreux. Délégué par ordre de S. M. l’Empereur et Roi, je dois vous remettre la décoration de la Légion d’honneur. Cette mission est pour moi une récompense ; jamais je n’en reçus de plus douce ; jamais je ne me sentis plus honoré. Recevez ces brevets que le plus grand des Souverains vous accorde ; les principes de l’honneur le plus pur animent votre cœur, et c’est sur ce cœur même qu’on doit en placer le type sacré.

« Dans quel temps, eu quel lieu y eut-il une communication plus directe et plus prompte entre le souverain et les sujets dans les classes les moins élevées ? C’est le 8 mars seulement, qu’après des renseignemens, je pus confirmer mon premier rapport sur votre conduite sur celle de votre digne fils, et déjà la récompense était prête. À notre grand Empereur seul il appartient de sentir quelle double de valeur, lorsqu’elle n’est pas attendue, et encore moins sollicitée.

« Vous n’êtes point oublié, vous, jeune enfant dont la conduite honorerait un grand homme ; vous Bertraud, Labeye, Clavir, dignes émules de Goffin. Le modèle comme le dispensateur de tous les genres de gloire vous a distingués, et vous accorde une gratification.

« Bénissons le gouvernement d’un père qui veut connaître tous ses enfans. Le caractère qui distingue l’autorité paternelle n’est point la faiblesse, principe de tous les désordres, de tous les crimes ; c’est l’indulgence, et c’est sous ce rapport que le gouvernement de S. M. est éminemment celui d’un père au milieu de ses enfans.

« Vous tous, Messieurs, qui venez d’assister au triomphe de la vertu ; vous que l’objet de cette fête a pénétrés de la plus vive sensibilité, joignez vos voix à la mienne. Rendons mille actions de grâces à notre magnanime Empereur, et répétons à jamais : Vive Napoléon-le-Grand !  »