Naufrage de la frégate La Méduse/Ode sur le naufrage de la Méduse


ODE
SUR LE NAUFRAGE DE LA FRÉGATE
LA MÉDUSE;
PAR L. BRAULT.

O quantus instal navitis sudor…
(Horace, Epode IX.)


« Que la fille des Eaux, que les frères d’Hélène,
    » Astres propices et radieux,
    » Des noirs Autans, qu’Eole enchaîne,
    » Répriment l’effort odieux ;
Et que le seul Zéphir, la tête couronnée,
Déploie, en souriant, son aile fortunée
    » Sur les flots calmés par les Dieux !

Allez ainsi, volez sur la plaine liquide,
    » Brillant navire, oiseau léger :
    » Que Jupiter vous fasse un guide
    » De son céleste messager !
» Surtout, puisse des mers, la déesse inconstante
» Amener, sans péril, votre voile éclatante
    » Au rivage de l’Étranger ! »


Tels étaient nos discours, dont la voûte éthérée
      Redit les nobles fictions,
      Quand la Nef, aux vents consacrée,
      Leur déroulait ses pavillons ;
Tels étaient les désirs que nous formions encore,
Alors qu’elle avait fui, pour chercher de l’Aurore
      Les lumineuses régions.

Est-ce que la prière, ainsi qu’aux jours antiques,
      Dans notre âge si criminel,
      Perçant les célestes portiques,
      Arrive encore à l’Éternel ?
Nos pleurs pour sa clémence ont-ils de nouveaux charmes
Et laisse-t-il toujours à nos cris, à nos larmes,
      Fléchir son courroux solennel ?

Ô vaisseau, je te vois ! je découvre la proue
      Qui trace un sillon écumant ;
      Zéphyr en tes voiles se joue,
      Et te balance mollement ;
Thétis autour de toi soupire avec tendresse,
Et de vagues d’azur t’enlace et te caresse,
      Comme la vierge son amant.

Moins tranquille, aux détours d’une rive fleurie,
      Voyage le cigne argenté,
      Que les nymphes de la prairie
      Suivent d’un œil de volupté :
Roi du canal paisible, où son orgueil se mire.
Lui-même il s’applaudit, et noblement admire
      Et sa grâce et sa majesté.

Chargé de doux parfuns et de riches offrandes,
Si de Illyssus ou d’Argos,
Un vaisseau, paré de guirlandes,
Sillonnait la mer de Délos,
Le Théore, animant la lyre d’Ionie,
Aux suaves accords d’une sainte harmonie,
Chantait les dieux et les héros.

Sous l’équateur brûlant, modernes Argonautes,
Ainsi des Français courageux,
D’un bois fragile, aimables hôtes,
Percent l’air du bruit de leurs jeux,
Et tournant leurs regards du côté de la France,
Nous adressent des chants de gloire et d’espérance
Qui bravent les vents orageux.

Insensés, que font-ils ? Ah ! retenez la joie
Qui va déplaire aux dieux des mers !
Songez que le ciel nous envoie
Moins de succès que de revers.
Souvent c’est près du port que sévit la fortune ;
Vous cinglez sons un chef oublié de Neptune,
Et vous fendez les flots amers.

O surprise ! ô terreur ! un si funeste augure
Ne tarde pas à s’accomplir.
Aux maux affreux qu’il se figure,
Quel front enfin vois-je pâlir ?
N’importe, il faut céder ! ô troupe magnanime !
Soumets-toi, sans reproche, et descends sur l'abîme
Qui t’attend pour t’ensevelir

Hélas ! En vain l’espoir leur offre on doux prestige !
     Qui d’entre eux reverra le port ?
     L’esprit de trouble et de vertige
     Semble présidera leur sort.
Cette main qui jura de veiller sur leurs têtes,
Sans souci du devoir, les dévoue aux tempêtes
     Et les abandonne à la mort.

Levez, levez vos fronts, ô vertes Néréides !
     Amis du calme et des beaux jours,
     Tritons, de vos conques humides
     Prêtez-nous l’utile secours,
Et que sur tant d’écueils, notre barque jetée,
Des troupeaux confiés aux soins du vieux Protée,
     Apprenne à franchir leurs détours !

Mais non ! ces dieux jaloux, que l’infortune implore
     Dans leur courroux sont obstinés :
     L’éclat du jour se décolore ;
     Tous les vents soufflent mutinés,
Et le feu des éclairs, le fracas des orages
Se font un jeu cruel d’accabler des courages
     À tant d’épreuves destinés.

Ô plus heureux cent fois ceux qui, près de nos rives
     Levant un bras ensanglanté
     Des foudres, qu’ils croyaient captives,
     Frappaient l’Anglais épouvanté,
Et dans le sein des eaux, descendant avec gloire,

Mouraient, en saluant par des cris de victoire
L’étendar de la liberté,[1]

La faim qui lentement nous conduit au Ténare,
N’avait pas épuisé leur sein ;
D’un ami, nul ami barbare
N’était devenu l’assassin ;
Et nul, pour reculer une mort ignorée,
N’avait, avec horreur, de Thyeste et d’Atrée,
Renouvelé l’affreux festin.

Guerriers infortunés, que la Parque réclame,
Victimes d’un arrêt si dur,
N’aviez-vous pu sous l’oriflamme
Trouver un trépas moins obscur ?
Mêlés dans le cercueil où donnent nos phalanges,
Ainsi que leurs exploits, le bruit de vos louanges
Frapperait le celeste azur.

Dormez, dormez, guerriers ! vos cris, dans les batailles.
N’auront point tonné vainement,
Et du deuil de vos funérailles
La France a marqué le moment ;
Du crêpe des douleurs sa tête s’environne ;
Et je la vois semer des fleurs de sa couronne
Le sein du liquide élément.

Et vous, rares débris, sur cette mer immense.
Que le hasard a conservés,
Dans la course qui recommence ;
De périls soyez préservés !
Ranimés la chaleur de votre âme flétrie,
Et fiers de vos tourmens, rendez à la patrie
Tous les jours que vous lui devez !

La patrie ! Ils l’ont vue ; ils baisent le rivage,
Objet de leur sainte amitié.
Sur leur front quel affreux ravage.
Il doit commander la pitié.
À leur aspect, pourtant, d’où vient cette contrainte ?
Le malheur est-il fait pour engendrer la crainte,
Où produire l’inimitié ?

Qu’ils redisent leur plainte, un instant méconnue I
Qu’ils montrent leur noble pâleur ;
En tous lieux voilà parvenue.
La voix de leur mâle douleur.
La puissance n’est rien, où n’est pas la justice :
Tremblez ! que cet exemple, ingrats, vous avertisse
Qu’il faut respecter le malheur !

Gloire au sage ! Salut à l’ami de l’étude,
Du malheur illustre héraut,
Qui, du sein de la solitude,
À nos cœurs livre un doux assaut !
Quels accens ! quelle voix religieuse et tendre !
L’égoïsme se tait aux sons qu’il fait entendre,
Et la pitié parle plus haut.

À son appel touchant, de toute parts ouverte,
La route de l’humanité
Ne cesse plus d’être couverte
Des trésors de la charité.
Le denier du soldat, le jouet de l’enfance,
Le riche, l’indigent, tout paye à la constance
Le tribut qu’elle a mérité.

Mais quel est ce tombeau, sous la mobile arène[2]
Que dévore un soleil ardent ?
Ah ! d’une vertu plus qu’humaine,
Muses, consacrez l’ascendant ;
Et portez ces parfuns, qu’exale votre bouche,
Jusqu’au fond des déserts, où le Maure farouche
Promène un front indépendant !

Et, brûlante toujours du délire qu’avoue
La fierté d’un cœur généreux,
De la Fortune et de sa roue
Fuyez les amis dangereux.
Immolez l’oppresseur à celui qu’il opprime,
Célébrez la vertu, faite pâlir le crime,
Et consolez les malheureux.

Quelques lecteurs trouveront peut-être piquant de voir rapprocher le naufrage de la Méduse y et l’inondation des mines de Beaujonc. Le dévouement de Goffin et celui des chefs qui ont voulu rester avec leurs troupes sur le radeau ; les récompenses accordées au mineur, et le délaissement où ont langui les naufragés.

Comme on ne peut bien juger de l’effet d’un grand événement que par un récit contemporain, nous rapporterons, sans y rien changer, la relation de M. le préfet Micoud. Nous n’élaguerons pas même ce qui concerne l’ancien chef du gouvernement. Il faut montrer l’enthousiasme tel qu’il se manifesta. Le lecteur saura bien faire justice de toutes les inconvenances. Nous les abandonnons à la sagacité française.

  1. Le vaisseau le Vengeur, au combat du 15 prairial an 2
    (1er juin 1794) (Historique-) V. le 3e. voI. des Victoires, Conquêtes, etc.,
  2. Le major Peddy, anglais, qui secourut, à l’hôpital de Saint-Louis, les malheureux naufragés abandonnés de leurs concitoyens, et leur fournit les moyens de retourner en France. Cet ami de l’humanité mourut peu de temps après son bienfait, dans une expédition chez les Caffres.