Napoléon et la conquête du monde/II/46

H.-L. Delloye (p. 485-489).

CHAPITRE XLVI.

CLÉMENTINE.



Parce que les rois se prosternent, que les nations vous adorent, que l’univers vous appartient, que la nature vous fait un holocauste de ses mondes, que Dieu vous glorifie, que la terre n’est plus qu’un marche-pied, que vous êtes empereur, monarque universel, Napoléon, oh ! ne vous enivrez pas ! car l’humanité bat sous vos grandeurs, et la douleur, plus haute encore, surplombe vos joies.

Nous avons parlé de la reine Clémentine, la fille unique, la fille bien-aimée de Napoléon.

Le peuple l’avait vue dans ce jour assister, dans une tribune, aux cérémonies du sacre, grande, belle, reflétant, dans leur plus grande beauté, tous les traits de son père, promenant sur ces cérémonies un regard aussi doux que noble, aussi pur que resplendissant ; le peuple la contemplait avec amour ; il savait quels trésors inépuisables de bonté et d’esprit il y avait sous ces formes angéliques, et que la nature pour elle avait créé la plus belle figure pour voiler la plus belle âme.

Son intelligence comprenait les pensées de son père. Fille de Napoléon, elle avait reçu de lui et la vie et le génie, mais à cette grandeur elle ajoutait encore tout ce qu’il y a de plus suave dans l’âme d’une femme, toutes les richesses de candeur, de tendresse, de simplicité et de vertu, et tout cela éclatait dans ses yeux, et resplendissait sur sa figure ravissante.

Telle était Clémentine, comme son père la nommait toujours, la dépouillant de son titre de reine, du nom même de Napoléon, pour en faire une idole à part, pour qu’elle eût son culte à elle, afin que les malheureux pussent l’invoquer, et les heureux la bénir.

Elle était au sacre, où elle partageait les regards ; mais sa présence attristait ce grand jour de la gloire. Pâle, souffrante, sa tête languissante se penchait sur son sein, et, lorsque ses yeux s’enflammaient de joie en voyant les grandeurs paternelles, on sentait que c’était un effort, et qu’un mal caché dévorait la fille de l’empereur.

Hélas ! c’était un jour de mort que ce jour de fête. Depuis long-temps consumée par un mal impitoyable, elle mourait en ce moment. Dieu, qui a sa raison sans doute pour donner et retirer si soudainement au monde la vue rapide de ses anges, la redemandait.

De retour au palais, une fièvre ardente l’avait saisie, et, tandis que le peuple, si oublieux, s’animait dans ses fêtes, que ces luttes de flammes éclataient au soir entre la terre et les cieux, que la grande ville manifestait ses joies et la gloire du maître du monde, il y avait dans une alcôve des Tuileries des douleurs sans nom, des pleurs sans fin, une agonie sans espoir.

Horrible nuit qui suivit ce jour !… Le consacré de Dieu, le monarque universel, expiait ses jouissances sublimes au chevet de sa pauvre fille ; il soulevait dans ses bras sa tête pâle et faible ; il la couvrait de pleurs qu’il ne pouvait retenir, et épiait avec angoisse la succession de ses soupirs, comme s’il eût tremblé d’en sentir exhaler le dernier.

Et elle commandait à sa douleur ; maîtresse de son agonie, elle l’épargnait à Napoléon ; elle tenait ses yeux sur lui, et tout le ciel était dans ses regards ; elle lui parlait, et tout le ciel était dans ses paroles. Elle le consolait de sa mort, elle parlait de Dieu, elle parlait de l’empereur et de ses peuples, car elle mêlait le bonheur de tous aux pensées de Dieu et de son père ; puis, elle priait, sa tête affaiblie se penchait, et ses lèvres glacées venaient se poser sur les mains de Napoléon.

Napoléon ! lui qui le matin s’était vu si près de Dieu, qui avait placé son trône en face des autels, et avait partagé l’adoration des peuples, maintenant il se jetait à genoux, il se prosternait le front à terre, il pleurait, il implorait, il priait Dieu pour sa fille, n’ayant plus rien d’empereur, ayant tout d’un père et d’un suppliant.

Il s’écriait : « Ô mon Dieu, conserve-moi ma Clémentine, et reprends-moi le monde. »

Et Dieu lui reprenait Clémentine, et lui laissait le monde.

À sept heures du matin, Clémentine se souleva d’elle-même sur son séant ; sa figure s’anima, un feu traversa ses regards ; elle tendit les bras à son père, essaya de balbutier quelques paroles, et elle rendit le dernier soupir.

C’était le dernier effort de la vie qui retrouve une force pour mourir.

Elle était étendue comme une statue d’albâtre, car son âme venait de retourner à Dieu.

On enleva Napoléon à ce spectacle. Sa douleur n’avait point de bornes ; lui si fier, si puissant, si haut sur la terre, il étouffait dans ses sanglots, il jetait des cris, il appelait sa fille, il la demandait à genoux. Il était père, enfin, cet homme !

Les peuples apprirent à quelques heures de distance et cette fête et cette mort, et parce que tout la terre se résumait dans le maître du monde, comme sa gloire et sa puissance, son deuil fut universel.