Napoléon et la conquête du monde/II/47

H.-L. Delloye (p. 490-495).

CHAPITRE XLVII.

MÉLANGES.



Il fallut bien retourner à la puissance. Il n’y avait qu’elle qui pût triompher de la douleur.

Mais cet événement affreux avait appris à Napoléon qu’il n’était pas maître de la mort ; il songea à la sienne, et se fit construire un tombeau.

Il choisit le mont Valérien, autour duquel Paris avait étendu ses faubourgs. Sur la cime il fit construire la base d’une pyramide aussi indestructible et plus grande que la plus grande des pyramides d’Égypte, et, pour lui imposer un aspect bien autrement colossal, le reste de la montagne fut taillé, en suivant les arêtes des angles de la pyramide, jusqu’à la Seine. Des constructions énormes consolidèrent cette base, et ce monument, dans son ensemble, devint l’édifice le plus extraordinaire de la terre ; une véritable tour de Babel de la mort.

La pyramide dans toute son étendue était recouverte de marbre blanc, et sur la face qui regardait Paris était écrit, en lettres d’or d’une dimension prodigieuse, le mot Napoléon.

Après avoir pris ce soin, l’empereur parut soulagé, et il s’occupa plus librement du monde.

En 1830, il s’embarqua sur un bâtiment à vapeur d’une nouvelle forme qui le conduisit en sept jours en Amérique ; il voulait visiter Mexico, et plus tard Tombouctou, ses deux capitales qu’il ne connaissait pas encore.

Le fameux passage du nord-est, quoique découvert, était cependant impraticable pour la navigation. L’empereur visita lui-même l’isthme de Panama, en ordonna la destruction, en fit un détroit, et ouvrit la mer du sud à la marine de l’Europe.

Après avoir séjourné quelques mois en Amérique, et visité la ville souterraine de Grana, il fit voile vers le Sénégal, et remonta le fleuve jusqu’à Tombouctou.

Ses peuples d’Afrique apprenant sa venue, accoururent de toutes les extrémités du continent.

Le spectacle de ces peuples noirs, déjà convertis, parlant la langue française, civilisés, mais ayant conservé dans leur admiration quelque chose de leur enthousiasme expressif et de feu, plaisait à Napoléon. Il répandit sur eux les bienfaits avec profusion, fonda des villes, embellit Tombouctou, laissa de nombreux monuments sur son passage ; et ayant traversé la Nigritie et la Guinée, il s’embarqua sur le Niger jusqu’au cap Formose, d’où il revint en Europe.

À son retour il donna un nouveau nom à sa grandeur. Il avait laissé aux rois les titres de sire et de majesté, il les leur abandonna tout-à-fait, et voulut autre chose pour lui-même.

On lui dit : Seigneur, et on l’appela Sa toute-puissance.

Cette superbe satisfaction donnée à sa grandeur, il voulut encore poursuivre sa réorganisation du monde.

Mais déjà les choses humaines lui manquaient, et il ne pouvait plus qu’améliorer le passé et solenniser sa gloire.

Il acheva donc sa tâche, devenue trop facile, balayant les obstacles, brisant les rouages inutiles, détruisant les complications que le temps accumule, et éclairant son ordre de choses d’une simplicité et d’une clarté incessamment croissantes.

En même temps s’élevaient sur tous les points du globe des monuments napoléoniens, qui portaient au ciel les gigantesques témoignages de l’admiration des peuples.

Paris surtout, devenu une ville de marbre et de bronze, était rempli de colonnes, d’obélisques, d’arcs de triomphe sans nombre, et comme cette reine des capitales voulait dépasser toutes les manifestations des autres villes de la terre, elle éleva sur la place de la Concorde la colonne Napoléonienne.

Cette colonne fut érigée le 18 août 1831. Elle est toute de marbre blanc de Carrare. Le fût, monolithe de cent quatre-vingts pieds de hauteur et de vingt pieds de diamètre, est couronné d’un chapiteau d’ordre corinthien et surmonté d’une statue de Napoléon d’or massif et haute de vingt-huit pieds. Le monument entier, y compris le piédestal et la statue, n’a pas moins de deux cent cinquante pieds d’élévation ; sa surface est couverte de bas-reliefs, qui, de la base au faîte, reproduisent la vie de Napoléon, depuis la conquête de l’Italie jusqu’à la monarchie universelle.

Qui n’a admiré cette sublime colonne, s’élevant avec la pyramide funéraire du mont Valérien, à la fin de la carrière de Napoléon, comme les antiques colonnes d’Hercule, pour dire aussi qu’il n’y a plus rien au-delà, et pour transmettre à la postérité les deux indestructibles témoignages de sa vie et de sa mort.

Arrivé à ce terme, le moment est venu d’achever ce livre.

J’hésite moi-même devant l’histoire de ces dernières années, toutes pleines de la grandeur et de la félicité des hommes, mais qui ne furent pas les meilleures de la vie de Napoléon.

Le maître de la terre était en effet, à cette époque, parvenu au faîte, mais il était aussi parvenu au bout. Il avait dompté les hommes, épuisé les choses, et usé le monde sans pouvoir s’user lui-même. Monté si haut, il portait la peine de son élévation, car il n’avait trouvé au sommet que l’humanité avec sa misère et son impuissance.

N’ayant plus rien à faire, parce qu’il avait tout fini, ni rien à désirer, parce qu’il n’y avait plus pour lui de désirs possibles, trop loin des choses et des hommes, il se trouvait seul dans l’univers.

Il sut alors qu’il n’y a que Dieu qui trouve, dans sa divinité, le moyen de supporter son éternelle solitude.

Serait-il donc permis de sonder les dernières pensées de cette grande âme, et le maître de la terre, le roi des rois, le monarque universel, n’avait-il donc plus d’autre avenir, et peut-être d’autre espoir, que la mort !