Napoléon et la conquête du monde/II/19

H.-L. Delloye (p. 358-363).

CHAPITRE XIX.

APPARITION.



L’escadre impériale, en quittant Sainte-Hélène, arriva si rapidement en vue du cap Vert, et la navigation fut si heureuse, qu’on eût dit que c’était une marche triomphale sur l’Océan, et que les vagues silencieuses et obéissantes se regardaient aussi comme vaincues.

Mais, à la hauteur du cap Vert, la mer parut retrouver son indépendance ; une tempête effroyable s’éleva, qui dura plusieurs jours. Les vaisseaux, dispersés par les vents à de grandes distances, espérèrent en vain de se réunir ; des pluies incessantes, une obscurité continuelle rendaient la navigation aussi incertaine qu’elle était difficile ; ce fut au point que les pilotes et les officiers de marine, au milieu de ces désordres de la nature, ne pouvaient plus reconnaître la route qu’ils devaient suivre ni leurs positions sur ces mers.

Quelques-uns pensaient que le navire impérial avait été repoussé vers le sud, et ne devait pas être éloigné de l’île de l’Ascension ; d’autres se croyaient plus près des côtes d’Afrique et de la Sénégambie ; quelques-uns encore soutenaient que la tempête avait chassé le vaisseau jusque dans les mers du Brésil.

L’empereur, aussi calme dans la bataille des éléments qu’au milieu des tempêtes guerrières qu’il avait si souvent soulevées sur la terre, contemplait avec je ne sais quelle émotion satisfaite ce grand tumulte de l’Océan, comme si cette agitation sublime se trouvait de mesure avec la grandeur de son âme.

Cependant, on continuait à ignorer la véritable position où se trouvait le vaisseau, les autres navires avaient disparu, et la plus grande incertitude mêlée de terreur régnait dans tous les esprits.

Tout-à-coup un matelot, placé en observation dans les huniers les plus élevés, cria qu’il apercevait une terre à l’horizon.

Aussitôt les officiers de marine dirigèrent leurs télescopes vers le point annoncé ; ils cherchaient avec sollicitude à reconnaître les côtes qui résoudraient le doute dans lequel ils étaient plongés.

Mais cette reconnaissance était inutile ; cette terre lointaine n’offrait à leurs yeux aucun des aspects des côtes connues : c’était comme une île nouvelle au milieu de l’Océan, ou plutôt cette apparition ne ressemblait à rien de ce que la terre avait montré jusque-là à l’horizon des mers.

Bien plus, à mesure que le vaisseau avançait vers ce point, et que cette terre grandissait dans son éloignement, l’apparition devenait de plus en plus extraordinaire, elle les frappait tous de surprise et presque d’effroi, car ce n’était plus une terre qui s’élevait ainsi, mais un fantôme, un géant, Napoléon !

C’était lui ! À chaque instant que les voiles gonflées du vaisseau l’entraînaient vers ce point, le géant grandissait toujours et développait de plus en plus avec ses formes prodigieuses une ressemblance incontestable avec l’empereur. C’était lui : sa tête historique se détachait au sommet de la montagne ; il semblait avoir les bras croisés sur sa poitrine, et se reposer comme assis sur un rocher.

Cette apparition semblait encore éloignée de plus de trente lieues, lorsque déjà l’équipage avait reconnu dans son admiration l’image de Napoléon.

Quelques jeunes matelots plus craintifs et plus superstitieux s’approchaient de lui, et se demandaient si ce n’était pas le soleil levant qui s’arrêtait derrière le vaisseau pour projeter et fixer au firmament l’ombre immense de Napoléon.

L’empereur lui-même ne savait que penser, son cœur bondissait d’une joie surnaturelle ; il lui semblait sans doute qu’il y avait dans ceci quelque chose de plus que terrestre, qui pourrait bien être une transition de ce monde d’ici-bas, dont il avait déjà assez, vers ce monde d’au-delà, auquel il rêvait.

Le vaisseau avançait rapidement, et la statue-montagne se dressant jusqu’aux nuages, on reconnut qu’elle avait plus de dix mille pieds de hauteur, et que sa base se baignait dans la mer.

La ressemblance de ses formes avec celles de l’empereur était si remarquable, et tel était l’art avec lequel elle avait été construite, que depuis l’instant où, à plus de quarante lieues, le premier matelot avait crié en l’apercevant : « Napoléon ! » cette ressemblance avait sans cesse augmenté, et qu’arrivé à ses pieds, l’équipage, en levant la tête pour la revoir dans les cieux, s’écriait plus stupéfait encore : « Napoléon ! »

En abordant, et seulement alors, les officiers de marine reconnurent que cette terre était Ténériffe. La statue était le pic lui-même, dont les formes avaient été miraculeusement sculptées, afin qu’il sortît de cette montagne l’image colossale du souverain du vieux monde.

C’était le trophée de gloire préparé à Napoléon par l’Europe, comme s’il ne pouvait plus être fait d’arc triomphal pour une tête si haute. Depuis cinq années, les trésors, l’enthousiasme et les bras des Européens s’étaient acharnés à cette montagne, et l’avaient assouplie aux formes de l’empereur. Les plus illustres artistes, David à leur tête, avaient été convoqués pour cette merveilleuse entreprise, et, depuis cinq années, des armées de sculpteurs, employant plus souvent le canon et la mine que le ciseau, s’étaient constamment occupés de ce monument prodigieux qu’ils venaient de terminer.

L’empereur trouva dans l’île les rois de l’Europe, ses ministres et sa cour. Tous étaient venus jusque-là à la rencontre du souverain absent depuis six années, l’attendant à l’abri de sa statue.

Le secret le plus profond avait été gardé à l’égard de l’empereur et des siens, et cette surprise augmentait son émotion. Aussi, témoignait-il hautement sa reconnaissance et son admiration pour un si singulier hommage.

Il resta dix jours dans l’île, se promenant souvent autour de son colosse, le contemplant avec orgueil et amour, en frère et en maître.

Les quatre vaisseaux égarés par la tempête avaient éprouvé de leur côté le même étonnement à la vue du pic de Ténériffe ainsi transformé ; ils s’étaient dirigés vers l’île, où ils retrouvèrent le vaisseau impérial.

Pour compléter ces merveilles, et comme si la nature avait voulu participer à ces hommages, le volcan eut sa furie et ses flammes pendant le séjour de l’empereur à Ténériffe. La nuit surtout faisait apparaître un sublime spectacle : la statue se détachait du ciel, découpée par la lumière de la lune ; le volcan dardait ses flammes au sommet, et couronnait comme d’un panache de feu la tête de Napoléon, tandis que la lave liquide et rouge circulait sur sa poitrine, et y dessinait, comme un large cordon, un fleuve de pourpre et de flammes.

Et, quand il se fut rassasié de cette gloire, il quitta l’île avec sa cour et ses vaisseaux, et se dirigea vers l’Europe.