Napoléon et la conquête du monde/II/20

H.-L. Delloye (p. 364-368).

CHAPITRE XX.

RETOUR.



Ce retour en Europe fut, comme le reste, une merveille.

Il revenait, le souverain de l’Europe, le vainqueur de l’Asie, le maître des mers, le dominateur du vieux monde, le grand homme, le héros, le demi-dieu, le dieu !

C’était ainsi qu’on le nommait, qu’on le célébrait, qu’on l’adorait.

Il revenait après six années d’absence et d’exploits inouis ; son Europe, veuve de lui depuis si long-temps, le redemandait avec enthousiasme, et la France, sa chère France, bondissait de joie à l’annonce de sa venue.

Je ne sais si l’on peut appeler une marche triomphale les douze journées qui s’écoulèrent depuis son débarquement à Marseille jusqu’à son arrivée à Paris. Comment nommer et exprimer ce délire, cette frénésie de joie, ces acclamations continuelles, cette exaltation enflammée, qui l’accueillaient, le pressaient, le traînaient pendant ces deux cents lieues de marche ? Il y avait des millions d’hommes et de femmes sur les routes ; et une multitude d’habitants de Paris et des villes du nord étaient venus jusqu’à Marseille, pour le revoir des premiers, l’accompagner et le suivre.

Les scènes les plus extraordinaires signalèrent cet enthousiasme ; nous en redirons quelques-unes.

À deux lieues d’Aix, un village de trois cents habitants, nommé Ormoy-les-Aix, dans les murs duquel l’empereur devait passer, incendia d’un commun accord les maisons étroites et ignobles qui le composaient ; et, les ruines étant déblayées en quelques instants, un chemin large, semé de fleurs et bordé d’arbres verts et de guirlandes, ouvrit soudainement une route nouvelle au souverain.

À Aix, une femme d’un haut rang fut saisie d’une si grande joie lorsqu’il apparut, qu’elle tomba morte en criant : « Vive l’empereur ! »

Dans tout le Midi, des actes d’une admiration frénétique eurent lieu ; des hommes se précipitaient sous les roues de sa voiture et criaient aux hommes qui la traînaient : « Avancez donc ! nous voulons mourir devant lui et pour lui ! »

Car, depuis Marseille, le peuple ne souffrait pas qu’un cheval fût attelé à cette voiture sacrée, lui-même s’y attachait en foule, et il y avait des luttes ensanglantées pour obtenir cet honneur.

À Valence, Napoléon étant descendu pour prendre un moment de repos, la voiture fut enlevée, détruite, déchirée en mille morceaux ; le bois, le cuivre, le fer lui-même se brisaient sous cet enthousiasme comme le verre le plus friable ; les morceaux innombrables de cette grande relique étaient répandus parmi la foule, tandis qu’une voiture magnifique, envoyée en hommage par la ville de Lyon, était substituée à celle qu’on venait d’anéantir.

Mais à Lyon surtout, ce délire fut à son comble ; il y avait des rues entières dont le pavé était recouvert des plus riches étoffes de soie, des velours les plus précieux. À mesure que la voiture avançait, les hommes jetaient sous les roues de l’or et de l’argent, les femmes se dépouillaient avec des cris de joie de leurs parures et de leurs écharpes et les répandaient à terre, et l’empereur, le cœur gonflé de bonheur, s’avançait ainsi sur un char traîné par un peuple sur ce fumier d’or et de soie.

Il est à remarquer comme un trait caractéristique de cet enthousiasme, qu’aucune de ces pièces d’or ou d’argent ne fut enlevée ou prise par qui que ce fût ; mais, après le départ de l’empereur, elles furent recueillies avec respect et versées dans le trésor de la commune. Les étoffes de soie et de velours que le passage de la foule et les traces des roues avaient si vivement altérées, n’en furent que plus recherchées, et les femmes les plus brillantes s’en parèrent avec fierté. On les appelait des étoffes au pavé.

À Châlons-sur-Saône, un monument triomphal d’une forme nouvelle et gigantesque apparut de loin et long-temps avant que l’empereur ne fût arrivé aux portes de la ville. C’était un globe colossal sur lequel était dessinée la géographie de la terre ; ses dimensions étaient extraordinaires, et un de ses pôles semblait enfoncé dans le sol.

Quand Napoléon fut près de ce singulier trophée, il y lut ces mots en lettres d’or : « Au maître du monde. »

— « Pas encore, » dit-il en souriant à ceux qui l’entouraient.

— « Mais bientôt ! » lui répondit une voix inconnue que l’empereur rechercha au milieu de la foule, mais qu’on ne put retrouver.

L’empereur devint sérieux ; il marcha vers le globe qui s’entr’ouvrit à son approche, il le traversa avec un sentiment d’admiration et de plaisir, car l’immense enceinte de cette sphère était resplendissante de lumières, de fleurs, de femmes merveilleusement parées, d’une musique délicieuse et d’enthousiasme.

À Auxerre, un jeune homme se précipita au milieu du peuple qui précédait la voiture de l’empereur ; il était armé d’un pistolet dont il se brûla la cervelle.

Napoléon s’étant approché de ce malheureux qui vivait encore, lui demanda avec intérêt d’où venait cet acte de désespoir.

— « Je voulais que votre majesté prît garde à moi, » dit le jeune homme, et il expira.