Napoléon et la conquête du monde/II/18

H.-L. Delloye (p. 352-357).

CHAPITRE XVIII.

ÎLE SAINTE-HÉLÈNE.



La traversée de Sidney au Cap ne fut remarquable que par sa rapidité. Napoléon, qui ressentait le plus vif désir de revoir sa France et son Europe, ne s’arrêta que fort peu de temps, sur la terre d’Afrique, dont il avait cependant décidé la future conquête, mais par ses armées seules, sans que lui-même y prît part. Il avait je ne sais quelle horreur pour cette grande péninsule. C’était en Afrique qu’il avait connu pour la première fois dans sa carrière militaire ce que c’était que la défaite et la fuite ; et aujourd’hui qu’il était arrivé au plus haut de sa puissance, il dédaignait d’y couvrir ses anciens malheurs par des victoires. Il savait d’ailleurs que ce continent était rempli de son nom et de sa renommée, que les profondeurs les moins abordées retentissaient de ses louanges, et que dans ces espaces les nations, comme entraînées par un instinct inexplicable, appelaient à elles le vainqueur de l’Asie, avec ses lois et sa foi religieuse. Napoléon savait donc qu’il n’avait qu’à faire traverser ces pays par une croix surmontée d’une de ses aigles pour que la noire Afrique vînt s’agenouiller et courber son front devant ce double signe du Dieu du ciel, et du roi de la terre.

Les nouvelles qu’il reçut au Cap de cette disposition des nations africaines réjouirent le grand empereur, mais ne purent le retenir davantage. Les armées auxquelles il avait réservé la mission de traverser l’Afrique dans tous les sens pour la lui soumettre n’étaient point encore arrivées d’Asie ; les flottes qui devaient les transporter parcouraient en ce moment les mers de l’Inde : il était inutile de les attendre, il était si sûr de ses soldats et de l’Afrique, des vainqueurs et des vaincus ! Cette conquête, selon lui, était plutôt un passage qu’une expédition, et il croyait d’ailleurs que dans ces contrées barbares le bruit de son nom aurait au moins autant de force que sa présence même.

Il quitta le cap de Bonne-Espérance, et, favorisé par les vents, il se trouva bientôt en vue de l’île Sainte-Hélène.

Nous devons nous arrêter ici pendant quelques instants, et parler de l’impression extraordinaire que l’aspect de cette petite île au milieu de l’Océan produisit sur l’âme de Napoléon. Au moment où, les matelots ayant signalé l’île, le général Bertrand vint apprendre que Sainte-Hélène apparaissait à l’horizon, l’empereur pâlit, une sueur froide parut tout-à-coup se répandre et briller sur son front ; on eût dit qu’un danger inconnu, qu’une apparition effrayante étaient venus glacer son âme et son sang. « Sainte-Hélène ! » dit-il d’une voix sombre, et il laissa tomber sa tête sur sa poitrine, comme oppressée d’une douleur poignante.

Les rois et les généraux le regardaient stupéfaits, ne pouvant comprendre cet effroi. Le temps était calme, la navigation rapide et heureuse, et l’approche de Sainte-Hélène, île de repos pour les navires dans ce grand voyage de l’Inde, était un autre bonheur pour les matelots et l’armée, qui allaient renouveler l’eau et les vivres, et toucher la terre.

L’amiral Duperré, commandant le vaisseau, vint prendre les ordres de l’empereur, et lui demanda quand il faudrait aborder.

— « Jamais ! » répondit ou plutôt cria Napoléon.

Tous étaient pétrifiés d’étonnement et presque de terreur.

— « Que le vaisseau s’éloigne au plus tôt de l’île, sans y aborder. »

Il fut obéi. Le vaisseau, se dirigeant vers l’occident, traversa comme avec indignation la mer, et s’éloigna rapidement de l’île.

Cependant l’empereur parut dominer cette émotion incomprise. Monté sur le pont, et le télescope dirigé vers Sainte-Hélène, il la contemplait avec une sombre attention que personne n’avait encore osé interrompre, lorsque le vieux Dolomieu, qui, ne voyant partout que la science et ses effets, s’imaginait aussi que l’attention de l’empereur était toute minéralogique, dit :

— « Mais cette terre n’est véritablement que le produit de plus de vingt volcans qui s’y sont éteints.

— « Je les lui referai », dit l’empereur.

Dolomieu ne comprenait pas plus que les autres, et il allait naïvement demander à l’empereur ce qu’il voulait dire ; mais, voyant le calme profond où tous semblaient retenus, il se tut lui-même par une sorte d’instinct.

Lorsque le vaisseau, voguant vers le nord-ouest, eut perdu de vue l’île Sainte-Hélène, Napoléon parut soulagé ; il redevint calme comme s’il avait retrouvé la liberté de son esprit, et sembla même avoir oublié tout-à-fait cette émotion qui l’avait si vivement saisi.

Un an plus tard, on put comprendre le sens et le but de ces paroles, mais non pas leur motif, lorsque, à son retour en Europe, l’empereur, ayant envoyé une escadre à Sainte-Hélène, fit transporter à bord des vaisseaux tous les habitants et toutes leurs richesses. L’île, ainsi dépeuplée, fut minée dans tous les sens, remplie dans ses plus grandes profondeurs de volcans factices et puissants qui rassemblaient dans eux tout ce que la physique la plus nouvelle avait pu réunir de forces en gaz comprimés, en vapeurs terribles, en poudres destructives, et, quand tout eut été disposé, alors l’escadre s’éloigna en mer, à plus de cinquante lieues de cette île infernale. L’explosion de toutes ses mines éclata avec un retentissement épouvantable et tel qu’à cette distance les vaisseaux l’entendirent et en furent émus, et que la mer, soulevée par ces désordres immenses, prolongea jusqu’à eux un reste encore terrible d’agitation et de tempête.

Les vaisseaux retournèrent, aussitôt après l’explosion, sur les espaces où Sainte-Hélène avait existé ; mais ce ne fut que pour assister aux derniers écroulements de quelques restes calcinés qui semblaient n’être demeurés jusque-là que pour constater leur agonie et leur mort à la face de leurs bourreaux. Enfin, ces fragments furent enlevés par la mer le 5 mai 1827. Tout fut consommé, et, l’Océan ayant labouré de ses vagues furieuses la place où l’île avait existé, il n’en resta plus aucun vestige, et les navires purent désormais traverser sans danger cet espace où, depuis la création, la terre avait jusqu’alors incessamment régné.

Quoi donc avait motivé cette condamnation à mort d’une île par un homme ? Était-ce caprice, souvenir, horreur, crainte superstitieuse ? Qui le sait ?