Napoléon et la conquête du monde/I/42

H.-L. Delloye (p. 188-195).

CHAPITRE XLII.

SAINT-SIMON, L’ABBÉ DE LAMENNAIS.



C’étaient deux hommes que Napoléon n’aimait pas.

À côté de ce développement littéraire que nous venons d’esquisser, se révéla, vers 1823, une tendance nouvelle des esprits ; philosophique et politique à la fois, elle cherchait à améliorer le sort des hommes, des pauvres surtout, et à donner au commerce et aux sciences l’application la plus utile aux progrès de l’humanité.

C’était la philantropie sonore du XVIIIe siècle, appliquée.

L’empereur examina de près cette opinion, et en étudia sérieusement la marche. Et quand il eut reconnu son utilité, et qu’il vit qu’aucun danger ne l’accompagnait, il laissa faire, ou favorisa en dirigeant. À la tête de ce mouvement était un homme, père et chef de cette philosophie politique, le comte de Saint-Simon, d’une imagination puissante, quoique le plus souvent prête à s’égarer, mais ayant posé le premier ce principe du perfectionnement social et de l’amélioration du sort de tous les hommes.

Un développement sans borne de l’industrie était la base de son système, aussi s’avisa-t-il un jour de créer le mot industriel qui eut une grande fortune.

Napoléon fut frappé de certains travaux publiés par M. de Saint-Simon de 1810 à 1822. Rechercheur des hommes de force comme il l’était, il fixa ses regards sur ce novateur. Mais s’il rencontra juste en ce qui touchait le génie du philosophe, il se méprit sur sa véritable capacité ; il voulut en faire un homme d’action, et il se trouva que le penseur ne savait rien de plus que penser. Nommé successivement préfet à Avignon, puis à Nancy, M. de Saint-Simon ne fit que des fautes et se montra très-médiocre administrateur. Au bout de deux années, l’empereur lui retira ces fonctions et créa pour lui une place de directeur de l’industrie, sous les ordres du ministre du commerce. Mais là encore, le comte de Saint-Simon, trop inférieur ou trop supérieur peut-être à cette place, n’y apporta que des théories vagues, et une administration désordonnée. L’empereur, dégoûté de plus en plus de cet homme, dans lequel, à côté de tant de fautes, il lui fallait reconnaître un esprit d’une si haute portée, lui ôta définitivement tout service actif, pour le reléguer dans les vaines fonctions de conseiller d’état en service extraordinaire.

Saint-Simon mourut tranquillement, et fort délaissé de l’empereur, en juin 1827.

De son vivant, une réunion de jeunes gens l’ayant choisi, malgré ses refus, pour leur maître, arborèrent son nom à la tête d’une doctrine philosophique qu’ils façonnèrent en manière de religion. Ils firent de Saint-Simon une sorte de dieu, et se nommèrent Saint-Simoniens. Mais le conseiller d’état, très-offensé de cet enthousiasme, ne trouva d’autre moyen de se purger de cet apothéose qu’en intentant à ses opiniâtres disciples un procès qui occupa alors vivement les esprits et dont on se souvient encore.

Si l’empereur, très-irrité de tous ces mécomptes dont nous avons parlé, avait fini par voir le comte de Saint-Simon avec un déplaisir toujours marqué, il n’en fut pas de même de l’abbé de Lamennais.

Ce génie puissant, dédaigneux d’un mouvement social qui lui semblait mener le monde à l’abîme, d’un pouvoir impérial qui ne lui imposait pas, flamboyant de colère devant l’indifférence glacée des nations qui s’en allaient oubliant Dieu et la foi, plein de croyance de vie et de génie devant ces peuples mourants qui descendaient au tombeau portés par la philosophie, lui ! l’abbé de Lamennais, en dehors de ce mouvement, de cette puissance, de cette agonie, se constitua l’apôtre de Dieu, le Luther de la réformation catholique ; et secouant les esprits sous les fureurs de sa parole, il réveilla les hommes qui dormaient dans l’indifférence, et se levèrent stupéfaits à ce bruit.

L’empereur, dont la politique admettait le progrès religieux, et favorisait ardemment les croyances d’une religion qui mettait César à côté de Dieu, autorisa et seconda même les efforts de l’illustre père de l’église.

Mais, peu de temps s’était écoulé, qu’il vit sa prévoyance dépassée par la parole débordante du prêtre. Napoléon voulait se servir de toutes les forces, mais il voulait surtout en rester le maître ; il n’était pas âme à laisser une puissance, quelle qu’elle fût, hors de la portée et de l’action de la sienne.

Il manda l’abbé de Lamennais à Saint-Cloud.

Quand ces deux hommes furent en présence, ils se contemplèrent quelques instants en silence, car ils ne s’étaient pas encore vus jusque-là.

Napoléon, comme on le sait, avait à cette époque acquis un embonpoint qui rendait plus sensible l’exiguité de sa taille. Il était en ce moment vêtu d’une redingote de couleur grise qu’il portait habituellement.

L’abbé de Lamennais, d’une taille encore plus petite, et d’une maigreur remarquable, n’avait pas cru pour la cour elle-même abdiquer ce droit de simplicité d’habillement qu’a tout ecclésiastique. Une cravate noire, liée comme une corde autour de son cou, était avec des bas de laine noirs les seuls vêtements que laissait apercevoir une large redingote brune dont il était entouré.

L’empereur rompit le premier ce silence d’examen :

— « Voici deux hommes d’assez petite taille qui peuvent changer la face de la terre », dit-il avec un sourire ; et comme regrettant d’avoir laissé trop au prêtre dans ces paroles, « il y en a un, au moins », ajouta-t-il avec fierté.

— « Peut-être », répondit froidement l’abbé de Lamennais ; et ce mot fut dit de façon qu’on ne savait comment y démêler le doute ou la présomption.

Mais ce mot avait élargi la scène. L’empereur, sans pousser plus loin ces gracieux préliminaires, dévoila à l’abbé de Lamennais les mystères de sa politique ; comment il avait besoin de la religion pour l’affermir ; comment cette puissance fondue dans la sienne la rendrait désormais infaillible. Il ajouta qu’il avait jeté les yeux sur lui pour l’aider dans une réformation universelle du christianisme ; qu’il n’ignorait pas de quelle force sa parole religieuse l’avait rendu le maître. Il lui dit qu’il le ferait pape ; mais, ajouta-t-il, il entendait que le pape ne fût que le second dans ce grand pouvoir, et qu’il ne devait pas penser à s’en arroger la moitié.

La véhémence du discours de l’empereur, et l’admirable éloquence qu’il avait lorsqu’il voulait convaincre et séduire, trouvèrent cependant M. de Lamennais froid et dans une respectueuse résistance. Pour lui, il était loin d’avoir une pareille magie de langage. Sublime dans ses livres, il avait l’improvisation difficile, et la conversation même embarrassée ; toujours débordé par sa pensée, la parole était pour lui un instrument imparfait pour la recueillir. Toutefois, il s’était assez tracé une ligne invariable pour répondre à Napoléon qu’il y avait deux forces au monde, Dieu et l’empereur, que ces deux forces pouvaient s’aider, mais non se confondre ; que ce serait folie et sacrilége de voir dans la religion un appui esclave ; et que, pour lui, il ne voyait dans cette alternative que l’homme qui dût aller à la remorque de la religion.

Ils ne s’entendaient plus.

Napoléon devint pressant, terrible même. M. de Lamennais, la tête baissée, était aussi calme devant la séduction que devant l’effroi.

Alors, ils conversèrent ensemble sur les matières les plus élevées de la religion et de la politique ; mais l’histoire n’a rien su de la fin de cette conversation, aussi mystérieuse que les mystères qui y furent soulevés par ces deux grandes intelligences.

M. de Lamennais crut devoir en garder le secret, car il y a des idées qui sont trop fortes pour l’humanité.

Après cinq heures d’une entrevue animée, quelquefois même heurtée par la colère de l’empereur, ils se séparèrent étonnés et mal satisfaits l’un de l’autre.

Napoléon avait vu qu’il n’y avait rien à faire de l’abbé de Lamennais. Il sut au moins comprimer l’élan de ses publications ; mais il le laissa lui-même tranquille et ne pensa pas à le persécuter.