Napoléon et la conquête du monde/I/43

H.-L. Delloye (p. 196-202).

CHAPITRE XLIII.

MURAT. — § 1.



Le commencement de l’année 1820 offrit à l’empereur une terrible occasion de prouver aux rois de quelle valeur réelle était sa suzeraineté sur l’Europe.

Le roi Murat avait quitté avec une douleur profonde ce beau trône de Naples où Napoléon l’avait laissé trop peu de temps. Sa fierté n’avait que trop compris la disgrâce qui le frappait, lorsqu’il se vit relégué sur un trône insignifiant dans le nord. La Suède et Stockholm, voilà ce qu’il avait reçu en échange de ses Deux-Siciles et de Naples, au moment surtout où la Sardaigne conquise réunissait sous sa puissance les deux plus grandes îles de la Méditerranée, et un nouveau royaume.

Mais ce fut précisément cet accroissement imprudent de puissance, cette conquête indiscrète qui irrita l’empereur. Sans le dire, il avait voulu faire savoir aux rois qu’un seul coup de canon ne devait pas se tirer en Europe sans sa permission.

Aussi, Murat paya-t-il cher cette prétention de conquête, et la parodie qu’il avait cru faire de son beau-frère. Il alla sous le ciel de plomb de la Scandinavie rêver à cet exil royal… et à sa vengeance.

Sa vengeance ! car son âme fière ne resta pas un instant sans en nourrir les projets. La haine avait désormais remplacé tout autre sentiment dans son âme, et c’était cette haine implacable qui succède, pour la tuer, à la reconnaissance, et qui grandit même des bienfaits qu’on a reçus.

À peine arrivé dans ses nouveaux états, il mit tout en œuvre pour préparer un avenir de vengeance. Il essaya tout d’abord de renouveler cette ligue du nord-est terrassée en 1816. Ses tentatives furent vaines : les rois de Russie, de Bohême, de Moscovie, ne savaient plus qu’être esclaves ; leurs têtes, toutes fumantes encore des coups de la foudre, se baissaient devant l’aigle, et ne songeaient plus à se relever. Le Danemarck, la Pologne et la Saxe, alliés plus fidèles, repoussèrent plus nettement les propositions de Murat, et celui-ci resta seul avec sa haine impuissante.

L’empereur n’ignorait cependant aucune de ces manœuvres. Sa police innombrable et presque universelle avait étendu partout ses racines. Les cabinets et les états de l’Europe étaient comme enlacés de toutes parts dans cet immense filet, et les propositions coupables de Murat, toutes secrètes qu’il eût essayé de les tenir, étaient cependant connues de Napoléon. Il fit plus, il s’en procura les preuves les plus authentiques, et, lassé enfin des complots d’un roi et d’un beau-frère, il écrivit lui-même au roi de Suède dans les termes les plus durs et les plus menaçants ; il lui reprochait ce qu’il avait osé faire, lui rappelait que c’était lui qui l’avait tiré de son obscurité et jeté sur des trônes. Il lui faisait connaître que sa main pouvait se retirer, et que sa chute devenait alors infaillible. Il terminait en le mandant à Paris pour s’expliquer sur sa conduite, ou plutôt, disait-il, pour recevoir un pardon.

Peut-être y avait-il de la maladresse dans une lettre semblable adressée à un homme tel que Murat. Il était facile de deviner qu’elle irriterait encore plus sa colère, car ce n’était pas un roi à se courber si vite sous l’humiliation. D’ailleurs, ce trône de Charles XII et de Gustave Wasa n’était pas fait pour diminuer l’exaltation chevaleresque du nouveau souverain qu’on y avait assis. Aussi, le roi de Suède répondit-il par le mépris à cette lettre du souverain de l’Europe.

Peut-être aussi était-ce, de la part de l’empereur, un calcul profond, et savait-il que cette lettre mettrait Murat dans la nécessité d’une révolte ouverte, et lui dans le droit de le punir, car il semblait fatigué de ce beau-frère, et cette conquête de Sardaigne n’était point sortie de sa mémoire.

Quoi qu’il en soit, le roi de Suède reçut avec la plus grande indignation la lettre de l’empereur. Ayant rassemblé immédiatement le sénat, il en donna lui-même lecture à haute voix. Après quoi, il s’adressa aux sénateurs, et leur demanda s’il était possible à un roi et à une nation de supporter un pareil outrage. Quant à lui, ajouta-t-il, il aimait mieux perdre vingt fois la vie que de ne pas venger son honneur. En conséquence, il annonça qu’il se déclarait délié de toute servitude et de son serment envers l’empereur des Français, et en état de guerre avec lui. Il protesta de son amour pour la Suède, et finit en déclarant qu’il ne pouvait croire que le sénat et la nation hésitassent un instant à partager la colère et la vengeance du roi.

Le sénat trembla devant ces communications du souverain, en pensée des événements qui pouvaient en être la suite. Sans prendre un parti décisif, il fit connaître au roi qu’il pouvait tout, et que, s’il voulait la guerre, il fallait bien que la Suède la voulût.

À la suite de cette séance, le roi de Suède rappela son ambassadeur à Paris, et fit donner ses passeports à M. le baron de Cazes, alors ambassadeur de France à Stockholm.

Quand ces nouvelles furent arrivées en France, Napoléon fit insérer dans le Moniteur le décret suivant :

« Napoléon, empereur des Français, souverain de l’Europe ;

« Avons décrété ce qui suit :

« Art. Ier. Le roi de Suède, Murat, inculpé de haute trahison envers l’empire, et d’avoir violé son serment de fidélité à l’empereur des Français, sera traduit devant la cour des rois pour y être jugé.

« Art. 2. À cet effet, le conseil des rois, convoqué extraordinairement en haute cour de justice criminelle, se réunira le 25 avril prochain au palais impérial du Louvre, pour y procéder au jugement du roi de Suède.

« Art. 3. Le prince archichancelier de l’empire, assisté de notre procureur-général à la cour de cassation, exercera les poursuites au nom de l’empereur devant la cour des rois.

« En notre palais impérial des Tuileries, ce 10 février 1820.

« Napoléon. »

Les rois se rendirent tous à Paris avant l’époque fixée.

Murat, qui se croyait en sûreté dans son royaume, et qui se préparait à une défense désespérée, fut soudainement enlevé par une compagnie de ses propres gardes dont il ne se défiait pas, et qui était restée secrètement dévouée à l’empereur. Il fut par eux transporté au bord de la mer, et immédiatement embarqué de force sur un vaisseau français, qui le conduisit en France. Il arriva à Paris dans les premiers jours du mois d’avril. Alors s’instruisit ce royal procès dans le palais du Louvre. L’empereur avait commis le ministre de la justice à l’effet de recueillir les charges et les explications données par le roi.

Le roi Murat refusa constamment de répondre au ministre ; il remettait, disait-il, à s’expliquer devant ses pairs.

Le ministre lui ayant conseillé de choisir des avocats, il le regarda avec dédain : « Pensez-vous, dit-il, que ce soit l’affaire d’un voleur de mouchoirs ? On ne plaidera pas, monsieur ; je parlerai. »