Napoléon et la conquête du monde/I/37

H.-L. Delloye (p. 157-161).

CHAPITRE XXXVII.

CONSEIL DES ROIS.



Napoléon avait assez abaissé les rois et il ne pensait pas qu’ils pussent songer à relever la tête ; mais il y a dans cette dignité quelque chose de divin qui consacre, même au milieu du malheur, et ne laisse pas se courber trop bas.

Il avait voulu que chaque année tous ces rois d’Europe créés, rétablis ou confirmés par ses décrets du 15 août, se rassemblassent en conseil dans les derniers jours du mois de décembre. Le Louvre et les Tuileries étaient terminés alors ; dans ces palais, des appartements magnifiques leur étaient attribués, et loin de voir affaiblie cette grandeur de royauté qu’ils avaient laissée dans leurs villes capitales, ils la retrouvaient avec plus de faste et de magnificence dans l’hôtellerie impériale, ou un maître les forçait de descendre.

Pendant quinze jours consécutifs, qui furent appelés dans le peuple la quinzaine royale, l’empereur les rassemblait chaque matin en un conseil qu’il présidait toujours, et où étaient agités les plus hautes questions sociales, les intérêts généraux de l’Europe, et les intérêts particuliers de chaque état.

Autour d’une longue table ovale étaient rangés selon leur rang et assis sur des trônes ces hommes couronnés ; à l’extrémité de cette table un trône pareil aux autres, mais placé sur une estrade un peu plus élevée, paraissait le siège d’honneur : c’était celui où l’empereur allait s’asseoir quand on lui faisait connaître que l’assemblée était réunie.

Le salon où se tenait le conseil fut nommé la salle des rois ; il est placé, comme chacun sait, à l’extrémité de la grande galerie des tableaux, dans le pavillon de Flore, à l’angle du jardin et du quai.

Il y avait dans ce conseil des rois une telle soumission, une si grande confiance dans les intentions de l’empereur, qu’il semblait qu’il n’y eût jamais là qu’une volonté et qu’une seule tête, pour ainsi dire, tant la crainte respectueuse opprimait uniformément ces fronts à bandeau royal.

Cependant les trois conseils tenus ainsi dans les trois années qui avaient suivi 1816 avaient vu se modifier leur attitude ; l’esprit royal, qui ne peut quitter entièrement ceux qu’il a consacrés, recommençait à les illuminer de nouveau, et le temps, qui enlève toujours quelque chose même à la gloire et à la puissance, avait réveillé leur faiblesse, et leur avait fait sentir davantage le poids lourd de leur asservissement.

Un jour, c’était le 20 décembre 1819, Napoléon, au milieu du conseil, émit une idée toute nouvelle ; il voulut, je ne sais par quel dédain, inviter les rois dans cette séance à consentir une sorte de charte royale qui les enchaînait encore plus étroitement aux pieds de l’aigle impériale. Ainsi cette soumission si éclatante, quoique tacite, de ces rois feudataires, ne lui suffisait plus. Et dans ce caprice du moment, il lui paraissait nécessaire qu’un acte solennel émané d’eux-mêmes apprît à l’Europe et à chacun de leurs peuples tout ce qu’il y avait de certain, de patent, d’officiel dans leur servitude.

C’en était trop pour des cœurs de rois accoutumés à l’adversité, mais non pas à la honte.

Un murmure s’échappa de leurs rangs, comme le témoignage d’une stupéfaction douloureuse.

Napoléon frémit profondément à ce mouvement inaccoutumé. Mais que ne dut-il pas ressentir quand le roi de Bohême (l’ancien roi de Prusse), se levant, parla en ces termes :

« Votre majesté a navré nos cœurs par une proposition que sa profonde sagesse n’a sans doute pas pesée. Elle sait les rapports qui existent entre nous et nos peuples, entre nos peuples et leurs rois ; elle sait de quelle vénération doit être environné notre sceptre, et combien ce sanctuaire où Dieu et votre majesté nous ont placés doit être sacré pour les nations. Et voilà que notre caractère sera flétri ; le mépris s’élèvera jusqu’à nous, la mesure de notre humiliation sera comblée, et il ne nous restera plus qu’à mourir ! Votre majesté oublie sans doute en ce moment ce que sont des rois sur la terre. »

Ces dernières paroles, dites avec énergie, furent suivies de l’approbation du conseil. Tous se levèrent à la fois, en répétant que tels étaient leurs sentiments.

Napoléon, étincelant de fureur, se leva aussi, et, rejetant avec force son fauteuil contre le mur de la salle, il frappa d’une telle violence sur la table du conseil, qu’elle en fut brisée. Puis, marchant à grands pas, et les regardant d’un œil de feu, il s’écria avec colère :

— « Des rois ! des rois ! Oh ! je le sais : ce sont quelquefois des esclaves qui auraient envie d’être rebelles.

« Des rois ! ce sont des enfants à qui j’ai mis dans la main deux jouets, un sceptre et un globe.

« Mais ce sceptre, je le jetterai au feu, et il y pétillera comme un vil morceau de bois.

« Mais ce globe ! ce n’est qu’une bulle légère, que mon souffle a gonflée, que mon souffle peut anéantir. »

Le roi de Suède (Murat) se levait comme pour répondre.

— « Silence ! s’écria-t-il d’une voix de tonnerre. Silence ! roi de Suède ! Silence ! tous ! »

Et il ajouta dans le dernier degré d’exaspération :

— « Eh bien ! sachez donc ce que je suis, moi, si vous oubliez ce que vous êtes. »