Napoléon et la conquête du monde/I/38

H.-L. Delloye (p. 162-166).

CHAPITRE XXXVIII.

LE SOLDAT ROI. — § 1.



En disant ces mots, il enfonça violemment dans la table un poinçon qu’il tenait à la main, et s’approchant avec rapidité de la fenêtre donnant sur le quai, il l’ouvrit avec rage, et presque toutes les vitres se brisèrent en frappant contre le mur.

Il regarda, et ayant vu un grenadier en bonnet de police qui s’en allait tranquillement à sa caserne, et sur le point de traverser le pont pour passer de l’autre côté de la Seine, il l’appela vivement. Le grenadier, à cette voix connue, se retourna, et, ôtant son bonnet, il cherchait qui l’avait appelé. Il vit bientôt à la fenêtre l’empereur flamboyant de furie, qui lui cria : « Grenadier, monte ici », et l’empereur donna en même temps les ordres pour le faire arriver jusqu’à lui.

Un instant après, entra le soldat, une pipe à la bouche et l’air goguenard encore, quoique un peu surpris de cet appel.

Dès qu’il fut là, l’empereur fit sortir ses pages et ses officiers, et, demeuré avec les rois et le grenadier, il lui dit :

— « Ton nom ? »

Le soldat éteignit sa pipe, et, se tenant comme au port d’armes, répondit avec assurance :

— « Guillaume Athon.

— « Ton âge, ton régiment, ton pays ?

— « Quarante-sept ans, de Pithiviers, grenadier de la garde impériale, deuxième régiment, deuxième bataillon, première compagnie.

— « Tes services ? ton histoire ?

— « Trente-et-un ans de service ; vingt-deux campagnes, Égypte, Italie, Espagne, Russie, etc. Pas d’histoire. Je me suis battu, j’ai seize blessures, et je suis resté soldat. »

L’assurance de cet homme étonna peut-être Napoléon, mais il ne fit rien paraître. Les rois attendaient dans un morne silence.

— « Tant de services valent mieux, reprit l’empereur ; tu n’es plus soldat… je te fais roi.

— « Roi !… Comme vous voudrez, sire. »

À cette réponse faite avec insouciance et flegme, l’empereur le regarda d’un œil scrutateur.

— « Oui, roi ! Voilà un trône vacant ; tu peux aller t’y asseoir. (C’était la place du vieux roi Georges III, malade et mourant à Glasgow.)

— « À la bonne heure ! »

En disant ce peu de mots, il allait s’y placer avec la même aisance et la même incurie, quand l’empereur, l’arrêtant, lui prit la main et l’embrassa. — « Je te consacre roi. Va t’asseoir, dit-il.

— « Je ne comprends rien au reste, dit le soldat ; mais mon général m’a embrassé. » Et deux grosses larmes roulèrent dans ses yeux.

Il alla s’asseoir sur ce siège royal, et, regardant tous ses nouveaux collègues d’un air glacé, il s’enfonça dans le fauteuil, remit sur sa tête son bonnet de police, et allait s’endormir peut-être, lorsque l’empereur, se levant, dit d’une voix terrible :

— « Vous savez qui je suis, messieurs, et maintenant aussi ce que sont des rois. Allez, le conseil est levé. »

Et il se retira.

Les rois traversèrent lentement la grande galerie de tableaux, pour retourner dans leurs appartements. Leurs fronts étaient baissés et tristes ; ils savaient qu’ils ne pouvaient rien contre un tel caprice venant d’un tel pouvoir. Ils craignaient même de se communiquer leurs pensées, et, au milieu de ce silence, la longue galerie retentissait seule sous la gravité de leurs pas.

Le nouveau roi, Guillaume Athon, sortit le dernier. Entré dans la galerie, il s’amusait à contempler les tableaux, le bonnet de police penché sur l’oreille, et sifflant parfois, quoique assez bas, des airs de caserne.

La vue de ces peintures l’amusa, et il n’était pas sorti des salons de l’école italienne, que, déjà les rois avaient disparu dans le grand salon.

Car lui avait un de ces caractères bizarres que rien n’étonne ni ne chagrine, et qui se soucient aussi peu d’un royaume que d’une blessure légère, parce qu’il ne comprenait pas ce que voulait dire le premier de ces mots, et qu’il n’ignorait pas que c’était son métier de répandre son sang à la guerre.

Curieux, d’ailleurs, comme les soldats, il ne songeait plus à ce qui venait de se passer tout à l’heure, depuis qu’il regardait les tableaux. Puis, se voyant seul, il tira sa pipe de sa poche ainsi qu’une pierre, de l’amadou et un briquet, et il allait, sans autre souci, rallumer son tabac, quand quelqu’un, l’arrêtant par le bras, lui apprit que l’empereur le demandait. Il se retourna, et, sans répondre, suivit l’officier qui l’avait interrompu dans ses distractions assez peu royales.