Napoléon et la conquête du monde/I/36

H.-L. Delloye (p. 152-156).

CHAPITRE XXXVI.

LA VIE ET LA MORT.



À cette époque de 1819, une grande recherche scientifique fut tentée, la plus grande, la plus sublime peut-être, celle de la vie, du mystère de la vie et de la mort.

Trois hommes du génie le plus puissant, Bichat, Corvisart et Lagrange conçurent à peu près dans le même temps l’idée d’épuiser toutes les ressources de la médecine, tous les secrets de la physiologie, toutes les forces de la physique, pour arriver à la connaissance de cette vérité.

Les expériences multipliées, rapportées dans leur ouvrage, les dissections sans nombre faites sur des êtres vivants, alors qu’ils épiaient, dans les premiers moments de la fécondation, les premiers actes de la vie qui arrive, et aussi, dans le sujet qui allait mourir, les derniers symptômes de cette vie au moment de son départ ; les recherches les plus profondes faites dans l’érudition de tous les siècles ; les médecins, les philosophes, les cabalistes, les mystiques consultés ; chaque intelligence de tous les âges apportant en tribut la pensée neuve ou élevée qu’elle avait eue ; enfin ces trois grands hommes réunissant leur triple génie pour ce grand œuvre, devaient amener le résultat de la plus sublime découverte faite sur la terre, et d’une communication de l’homme avec un des secrets que Dieu lui avait cachés jusque-là.

On se rappelle l’enthousiasme que produisit, au mois de septembre 1818, le rapport fait par Bichat à l’Institut au nom de ses deux confrères. Ils avaient découvert la vie ; ils l’avaient vue arriver, poindre, s’insinuer, éclater dans la matière inorganisée, et plus tard abandonner la nature vivante, s’éteindre et se séparer de chaque molécule ; ils avaient reconnu cette flamme éthérée sortant du corps, alors que le corps se refroidissait, et qu’une autre puissance y succédait, la mort !

Bien plus, eux-mêmes avaient retrouvé dans la plus haute physique la force même de la vie. Maîtres de diriger des courants galvaniques et magnétiques à leur gré, on les vit, dans leurs expériences miraculeuses, reproduire, exciter les phénomènes vitaux ; créer enfin ; créer, car sous l’action de ces forces qu’ils dirigeaient, on voyait les vaisseaux s’épanouir et naître sur les corps jusque-là inertes, la palpitation survenir, et la vie elle-même s’échapper de leurs mains surhumaines.

Et comme si ce n’était qu’un simple corollaire de leur découverte, ils l’appliquaient aussi au système général de l’univers. La vie individuelle de chaque monde, et la vie relative de tous, c’est-à-dire le système général du monde, n’étaient plus qu’un effet du grand principe qu’ils avaient découvert. En étendant leur découverte, ils la complétaient ainsi, et prouvaient que la vie est une, celle d’un insecte comme celle d’un soleil et de ses planètes esclaves.

Cet œuvre immense illustrera notre âge, comme la découverte de l’Amérique a illustré le sien ; et plus sans doute, car le hasard et une intelligence hardie pouvaient faire découvrir des terres existantes et dont le mystère était l’éloignement. Mais rien n’égale ce magnifique résultat de trois puissants génies, demandant à Dieu compte de ses grands secrets, et arrivant presque de force jusqu’à lui pour les lui arracher ; découvrant le système de l’homme, comme Newton le système du monde, et apprenant aux hommes de la terre ce que c’est que cette intelligence divine qui s’organise pour sa fin.

Quelques mois après ce rapport, en juin 1819, parut le grand ouvrage intitulé : Découverte de la vie et de la mort dans l’homme et les êtres organisés, par Bichat, Corvisart et Lagrange.

Épuisés sous ce dernier effort des facultés humaines, ces trois grands hommes moururent bientôt après. Il semblait que l’humanité ne pouvait aller au delà de ce qu’ils avaient appris à la terre, que leurs âmes en avaient assez fait, et qu’ils n’avaient plus qu’à partir pour un autre monde où ils verraient tous les autres mystères face à face.

Lagrange mourut le premier, un mois à peine après la publication de ce livre ; à ses derniers moments on voyait encore le philosophe maîtriser son agonie pour rêver à des secrets que l’on ne connaissait pas. Il allait mourir, ses disciples désolés prévoyaient que dans quelques heures il ne devait plus exister ; et cependant, lui était silencieux et calme devant les aperceptions de son intelligence, on eût dit qu’il voyait des choses qu’on ne pouvait comprendre. Tout-à-coup un d’eux, par un sentiment de désespoir et de génie, le docteur Hallé, imagina un remède soudain et héroïque, qui put reprendre pour quelques jours Lagrange à cette mort imminente, et lui restituer un peu de vie. Mais Lagrange, revenu ainsi à la terre, s’indigna et leur dit ce mot sublime : « Qu’avez-vous fait ? pourquoi m’avez-vous troublé ? Je m’étudiais mourir. »