Napoléon et la conquête du monde/I/20

H.-L. Delloye (p. 95-99).

CHAPITRE XX.

MADAME DE STAËL.



L’empereur quitta Rome après l’avoir ainsi remplie de son génie et de ses bienfaits ; tout était fait pour la magnificence de l’Italie et pour son bonheur : il n’avait plus rien à y ordonner, et laissait au temps le reste. D’ailleurs, quelques avertissements sourds d’un grand mouvement dans le nord de l’Europe avaient excité vivement son attention, et il crut son retour nécessaire.

Il passa par Genève, où languissait exilée la baronne de Staël. Il voulut en finir avec cette femme célèbre ; il savait quelle haine elle lui gardait pour les persécutions essuyées ; mais il savait aussi quel pouvoir avaient le sourire impérial et le premier pas fait par la puissance.

Mme de Staël demeurait habituellement à sa terre de Coppet, aux environs de Genève ; mais elle était alors dans cette ville, lorsqu’un officier d’ordonnance vint la prévenir que l’empereur arrivait, et allait descendre chez elle. Un instant après, une voiture s’arrêta ; Napoléon en descendit et entra d’un air aisé.

La position de la baronne de Staël était des plus difficiles. Prise ainsi à l’improviste, encore déchirée de mécontentement, et de haine peut-être, elle n’était préparée à rien, lorsque Napoléon arriva droit à elle, et lui tendant la main, prit la sienne, et lui dit : « Votre génie est une puissance, madame, et je viens traiter avec vous. »

Mme de Staël, dans la plus grande surprise et la plus grande joie de cette marque inouie d’honneur, donne sa main à l’empereur, la lui serre et se met à pleurer.

L’empereur fit sortir ceux qui l’accompagnaient, et resta seul deux heures avec elle.

On assure que, dans cet entretien, il lui témoigna ses regrets d’avoir été trompé sur son compte ; qu’on la lui avait représentée comme un génie à craindre, mais qu’une nouvelle lecture de ses œuvres en Italie l’avait transporté d’admiration ; qu’il avait vu Rome avec Corinne, et que, si, en effet, son haut mérite pouvait faire redouter de l’avoir pour adversaire ; d’un autre côté, rien n’était plus à rechercher que son amitié.

Mme de Staël ne pouvait contenir son émotion, et, se jetant aux genoux de Napoléon, elle lui dit que, malgré sa douleur, elle n’en avait pas moins professé pour lui une sorte de culte, et que cette démarche faisait, en ce moment, déborder son cœur de joie et de reconnaissance.

L’empereur lui parla de son livre de l’Allemagne, que ses ministres avaient arrêté à l’impression. — « Platitude barbare ! s’écria-t-il. — Je veux, madame, que ce livre soit imprimé au Louvre, par les presses impériales. »

En lui parlant, il l’appela madame la duchesse.

« Votre majesté laisse tomber un titre, dit-elle en souriant.

— « Je l’élève jusqu’à vous, madame », lui répondit-il.

Puis il parla de l’Académie française, et lui demanda sérieusement si elle souhaiterait d’en faire partie. Mme de Staël répondit avec la même gravité qu’elle s’estimerait heureuse de cet honneur.

Il semblait qu’il ne dût pas même être élevé cette question de savoir si une femme pouvait devenir membre de l’Institut.

— « Vous en serez donc, madame, dit-il, et, pour vous éviter les démarches, je ferai moi-même connaître votre intention, et vous verrez l’Académie arriver à vous. »

Il sortit ensuite et lui demanda si elle ne retournait point à Coppet ; Mme de Staël dit qu’en effet c’était son projet.

Ils sortirent ensemble, et l’empereur, en lui offrant la main pour monter dans la voiture impériale, dit à ceux qui l’entouraient : « Je vous présente Mme la duchesse de Staël, messieurs. » Puis il se plaça à ses côtés dans la voiture, et étant demeuré une heure à Coppet, il en repartit directement pour Paris, où Mme de Staël revint elle-même un mois après.

À son retour à Paris, Napoléon manda l’Académie française aux Tuileries, et dit à ses membres que la mort de Bernardin de Saint-Pierre ayant laissé une place vacante, il pensait que l’Académie française s’honorerait d’un choix tel que celui de Mme la duchesse de Staël. Le lendemain elle fut nommée à l’unanimité par l’illustre compagnie.

Quelque temps après eut lieu la séance de réception, à laquelle assista l’empereur avec la famille impériale. Le discours de Mme de Staël fut sublime, comme on le sait ; il était plein de hardiesses littéraires et de vues profondes. L’enthousiasme de la récipiendaire pour l’empereur éclata à plusieurs reprises, et il fut partagé par l’assemblée, qui les couvrit tous deux d’acclamations.