Napoléon et la conquête du monde/I/19

H.-L. Delloye (p. 88-94).

CHAPITRE XIX.

TRAVAUX À ROME ET EN ITALIE.



Au mois de mars 1816, l’empereur se rendit à Rome, suivi de sa cour et de ses ministres ; il se fit aussi accompagner de plusieurs membres de l’Institut, entre autres, Lagrange, Monge, Prony, Berthollet, Visconti, Denon, Millin, Percier et Fontaine.

M. le comte Molé, directeur-général des ponts et chaussées, s’y rendit également ; et, entouré de cette autre cour de sciences et de talents, Napoléon traversa Rome dans tous les sens, et parcourut plus d’une fois la route dangereuse de Terracine dans les marais Pontins.

Puis, quand il eut tout vu de ce coup d’œil d’aigle qui voyait tout pour remédier à tout, il assembla un conseil et déclara qu’il avait deux désirs :

1o Que le dessèchement des marais Pontins fût complètement effectué ;

2o Que le Tibre fût détourné de son lit dans Rome.

Ces deux ordres furent reçus avec admiration par le conseil, et accueillis avec enthousiasme quand ils furent connus dans Rome.

Les mathématiciens et les ingénieurs, MM. de Prony et Monge à leur tête, furent chargés du dessèchement de ces marais empestés, ruines cadavéreuses d’une ancienne et excessive civilisation, et qui, dans une contrée alors dépeuplée, consumaient infailliblement ceux qui osaient encore l’habiter.

Un système de canalisation fut conçu et conduit sur une multitude de points qui tous se dirigeaient jusqu’à Terracine. De larges espaces furent creusés en bassins, à l’instar de ces docks qui existent à Londres. Le port de Terracine fut très-agrandi, et il se trouva que deux ans après l’arrivée de l’empereur, cette campagne, si belle sous l’ancienne Rome, avait reparue desséchée, assainie, brillante, ne demandant plus qu’une population qui accourut et des villes qui y ressuscitèrent ; et Terracine, devenue un des ports les plus importants de la Méditerranée, put dans ses magnifiques et immenses bassins contenir à l’abri la flotte la plus nombreuse, et communiquer très-avant dans la campagne par les canaux qui avaient été creusés.

Dans le délire de leur reconnaissance, les peuples de Rome et de Naples élevèrent en l’honneur de l’empereur une statue de cent pieds de hauteur, placée sur le haut du cap et du mont Circello ; elle fut recouverte de feuilles de bronze, et dans le piédestal qui la supporte, un phare fut établi, comme si un nouveau bienfait devait brûler sans cesse en sacrifice aux pieds du bienfaiteur.

Les environs de Rome, qui offraient le spectacle de la stérilité et de la désolation, furent vaincus par l’opiniâtre habileté des ingénieurs ; on y fit d’immenses plantations ; les aquéducs relevés apportèrent sur leurs arcades, comme sur des arcs de triomphe innombrables, l’eau qui vint rafraîchir et féconder ces espaces, et dans ce cercle désert, qui entourait dans un rayon de cinq lieues la ville sainte, reparurent la vie, l’agriculture et les populations nombreuses, comme au temps des Césars.

En échange de ce bienfait, il commit une admirable dévastation en faveur de la France. La colonne Trajane fut enlevée, transportée à Paris, et élevée au milieu de la cour du Louvre, qui venait d’être pavée en marbre dans toute son étendue.

Rome pleura cette perte ; mais elle était si riche de colonnes antiques, de la colonne Antonine, des obélisques sans nombre qu’autrefois Auguste avait aussi enlevés au pays de Sésostris, qu’elle pleura dans le silence l’acte d’un conquérant qui faisait d’ailleurs tant pour elle.

Mais ce fut surtout pour l’église Saint-Pierre, cette seule merveille du monde moderne, que Napoléon occupa sa pensée et son action. Les successeurs envieux de Michel-Ange avaient voulu renchérir sur ses plans ; et, confondant le long avec le grand, ils avaient gâté la croix grecque du grand homme, étendu démesurément la nef de l’église, et plaqué à sa face le plus insignifiant des portails.

Napoléon voulait hardiment restituer à Saint-Pierre la grandeur primitive qu’avait créée Michel-Ange. Mais il y a dans les monuments religieux une double consécration d’art et de religion qui sanctifie leurs formes, et rend leurs fautes même vénérables. Il laissa donc la croix latine, dont l’étendue était regardée comme merveilleuse par les fidèles catholiques.

Mais, cette concession faite au sentiment religieux, il fit détruire les colonnes engagées du portail et les étages de croisées qui le déshonoraient. À leur place, s’élevèrent trois rangs superposés d’arcades inégales. Au bas cinq arcs immenses, au-dessus une ligne de dix plus petits, et enfin, au rang le plus élevé, vingt autres couronnés d’un attique admirable et de vingt-une statues colossales. Des colonnes toscanes, ioniennes et corinthiennes, séparaient et ornaient ces arcades, dont l’ensemble rappelait à la fois le grandiose du pont du Gard et la majesté du Colysée.

L’empereur donna lui-même le plan des canaux qui devaient servir au détournement du Tibre.

Les excavations profondes faites dans la ligne tracée par sa main impériale découvrirent des richesses immenses en antiquités, distribuées plus tard dans les musées de l’empire.

Quand le jour fut arrivé où, ces canaux étant achevés, le Tibre, ce vieux et jaune Tibre, dut quitter son lit éternel pour un lit inaccoutumé, alors, on vit cette population italienne et presque romaine de Rome se précipiter dans son cher fleuve, s’y baigner avec amour, y plonger avec joie comme pour le préparer à cette grande révolution.

À un signal convenu, le canon se fit entendre, les cloches de toutes les églises s’ébranlèrent ; le pape, accompagné du sacré collége, donna sa bénédiction au peuple et au Tibre. L’empereur, du haut d’un trône fort élevé, donna l’ordre : les dernières barrières furent brisées, et le fleuve se précipita terrible et en mugissant dans ces canaux inconnus, et laissa son ancien lit à sec et livré nu aux regards de son peuple.

Vingt mille ouvriers et soldats furent employés à fouiller le lit abandonné du Tibre ; un ordre admirable régna dans ces travaux, et les moindres découvertes étaient enregistrées et placées dans les divers dépôts établis par l’administration.

Qui dira ce qu’il renfermait dans ses entrailles, ce vieux fleuve de Rome ! Il y avait plus de deux mille ans que, jaloux, il engloutissait toutes les richesses de la république, de la ville des empereurs et des papes. Chaque invasion des barbares y avait accumulé des trésors. Il était comme pavé des plus magnifiques sculptures ; tout reparut, et les marbres, et l’or, et l’airain, et les statues, et les boucliers, et les armes ; une autre Rome, l’ancienne, qui dormait dans la noble fange du Tibre, ressuscita pour enrichir la Rome française.

Le grand ouvrage de MM. Visconti, Denon et Percier donne de précieux détails sur ce détournement du Tibre et les découvertes qui en furent la suite.

Napoléon était présent partout ; il présidait, avec cette joie simple et expansive qui est particulière aux grands esprits, à ces admirables travaux. Il se sentait fier des victoires qu’il remportait sur le passé, et ne pouvait se rassasier de cette ville qu’il voyait pour la première fois. Car, bien que ses expéditions l’eussent, à plusieurs époques de sa vie, conduit aux portes de Rome et de Jérusalem, il avait toujours évité jusque-là d’entrer dans leurs murs, comme s’il eût redouté alors le contact de la grandeur surhumaine de ces deux villes, et qu’il eût craint que sa gloire ne fût anéantie dans leur gloire.