Lévy (p. 306-320).

XXV


Elle arriva enfin, toute vêtue de deuil et belle comme un ange. Elle commença par tendre la main à M. Costejoux en lui disant :

— Eh bien, vous savez le nouveau malheur qui me frappe ?

Il lui baisa la main en lui répondant :

— Nous tâcherons d’autant plus de vous remplacer tous ceux que vous perdez.

Elle le remercia par un sourire triste et charmant et vint à moi, gracieuse, bonne, mais non tendre et spontanée.

— Ma bonne Nanette, dit-elle en me tendant son beau front, embrasse-moi, je t’en prie. Tu me fais grand plaisir de venir me voir, j’ai tant à te remercier de tout ce que tu as fait pour mon frère ! Je le sais, tu lui as sauvé la vie cent fois pour une en le cachant et en t’exposant pour lui à toute heure. Ah ! nous sommes heureux, nous autres persécutés, qu’il y ait encore quelques âmes dévouées en France ! Et Dumont ? car Dumont a fait autant que toi, à ce qu’il paraît ?

— Certainement, répondis-je ; sans M. Costejoux d’abord, et sans Dumont ensuite, je n’aurais peut-être réussi à rien.

— Et comment va-t-il, ce pauvre homme ? est-ce que nous ne le verrons pas ?

— Si fait, répondit M. Costejoux, mais voilà le dîner servi et notre amie doit avoir faim.

Il offrit son bras à Louise, et nous passâmes dans la salle à manger qui était à l’étage au-dessous. Le service ne se faisait pas vite, bien qu’il occupât deux domestiques, mais M. Costejoux aimait à rester longtemps à table quand il était dans sa famille ; c’était, disait-il, pour tout le temps qu’il mangeait seul, debout, ou en travaillant.

Le repas était servi avec une certaine élégance qui me frappa, car c’était la première fois que je mangeais à une table bourgeoise, et M. Costejoux était assez riche pour qu’il y parût, même dans cette installation improvisée. Sa mère était une savante femme de ménage qui s’occupait de tout avec vigilance et lenteur, et qui tenait avant tout à ce que son fils et sa pupille ne manquassent d’aucun bien-être et même d’aucune recherche. M. Costejoux semblait, lui, ne tenir à rien pour lui-même, mais il prenait un grand plaisir à voir Louise satisfaite de son hospitalité. Sans paraître la regarder, il ne perdait pas de vue ses mouvements et tout aussitôt il devinait ce qu’elle voulait et s’empressait pour qu’elle n’eût pas même la peine de parler. Il était auprès d’elle comme j’étais auprès d’Émilien quand j’avais le bonheur de le prévenir en le servant. Tout ce que je voyais là m’étonnait, bien que je fusse assez fine pour ne pas faire la niaise ébaubie. Mais ce qui me frappait le plus était de voir Louise si changée. J’avais quitté une enfant malingre, halée, nouée, retardée moralement par une vie de misère et de chagrin : je retrouvais une belle demoiselle qui s’était développée tout à coup dans le bien- être et la sécurité. Elle avait grandi de toute la tête. Elle était devenue longue et mince, de trapue qu’elle avait menacé d’être. Elle était encore pâle, mais si blanche et d’une peau si transparente et si fine que je croyais voir un lis. Ses mains, polies comme de l’ivoire, me paraissaient invraisemblables. On eût dit qu’elles ne pouvaient servir à rien qu’à être regardées et baisées. Je me souvenais bien de les avoir soignées de mon mieux, parce qu’elle tenait à les avoir propres et saines, mais je n’avais pas de gants à lui donner, et je n’aurais jamais imaginé qu’on pût les amener à ce point de perfection.

Elle s’aperçut de l’admiration qu’elle m’inspirait, et, se penchant vers moi, elle me passa son bras autour du col avec beaucoup de gentillesse, mettant sa joue contre la mienne, mais sans jamais y poser sa bouche, ce que je remarquais fort bien. Je me rappelai que jamais elle ne m’avait honorée d’un baiser, même dans ses meilleurs jours et ses plus fines câlineries. M. Costejoux ne remarquait pas cela. Il la trouvait charmante avec moi et me disait :

— N’est-ce pas qu’elle est changée ?

— Elle est embellie, lui répondis-je.

— Eh bien, et toi ? dit-elle en me regardant comme si elle ne m’eût pas encore vue : sais-tu que tu n’es pas reconnaissable, Nanon ? tu es vraiment une très belle fille. La maladie t’a donné de la distinction et tes mains seraient mieux faites que les miennes si tu les soignais.

— Soigner mes mains ? repris-je en riant : moi ?…

Je m’arrêtai, craignant de mettre un reproche dans ma comparaison, mais elle le devina et me dit avec une grande douceur :

— Oui, toi, tu soignes tout ce qui n’est pas toi, et moi, je suis une personne gâtée par la charité des autres au point d’avoir l’air de croire que cela m’est dû ; mais je suis loin d’oublier ce que je suis, va !

— Et qui donc êtes-vous ? lui dit M. Costejoux avec une tendre inquiétude. Voyons, confessez-vous un peu, puisque vous voilà dans un jour de mélancolie et d’abandon. Dites du mal de vous, c’est votre procédé pour avoir nos _mamours._

— Vous voulez que je me confesse ? reprit-elle ; je veux bien ; je suis si sûre d’une maternelle absolution de _ma tante _(elle appelait ainsi madame Costejoux) ! et, quant à vous, il n’y a pas de _papa _plus indulgent. Nanon est une gâteuse d’enfants, de premier ordre. J’en sais quelque chose. L’ai-je fait assez enrager avec mes colères et mes caprices ! J’étais détestable, Nanon, j’étais odieuse, et toi, patiente comme un ange, tu disais : « Ce n’est pas sa faute, elle a trop souffert, cela passera ! » Tu empêchais Émilien de me gronder, et tu voulais persuader à ce pauvre prieur que mes malices devaient l’amuser. Elles ne l’amusaient pas, elles le rendaient plus malade. Je rendais tout le monde malheureux, et, si mes autres souvenirs d’enfance sont des cauchemars, mes souvenirs du moutier sont tous des remords.

— Ne parlez pas comme cela, lui dis-je, vous me faites du chagrin ; j’aurais voulu souffrir pour vous davantage ; on ne regrette pas sa peine quand on aime.

— Je sais cela ; aimer est ta religion. Pourquoi n’est-ce pas la mienne au même degré ? Je serais heureuse, parce que je me sentirais acquittée envers ceux qui me comblent de bontés. Voilà ma tristesse et ma honte, vois-tu ! je suis comme une plante brisée qui ne peut reprendre racine dans aucune terre, si bonne qu’elle soit. Mon esprit et mon cœur languissent. Je ne comprends rien à ma destinée. J’en suis à me demander pourquoi on a pitié de moi, pourquoi l’on essaye de me rendre à la vie, quand ma race est maudite et anéantie ; pourquoi enfin, on ne m’a pas laissé m’étioler et m’éteindre comme tant d’autres victimes plus intéressantes que moi ?

Pendant qu’elle disait ces choses tristes avec un sourire singulier et des yeux qui erraient comme si elle ne s’adressait à personne, M. Costejoux, à demi tourné sur sa chaise, regardait le feu qui pétillait dans la cheminée et paraissait plongé dans un problème moitié douloureux moitié agréable. Sa mère regardait Louise avec une certaine anxiété. Elle craignait évidemment de la voir déclarer à M. Costejoux qu’elle ne l’aimerait jamais.

Il ne voulait point croire à cela, lui ; il prit la chose gaiement.

— Ainsi, lui dit-il, vous êtes triste parce que vous êtes aimée et que vous n’aimez pas ? Voilà un grand malheur, en effet, mais difficile à comprendre, car, si vous n’aimiez pas du tout, vous n’auriez aucun regret de faire de la peine aux autres.

Elle le regarda attentivement, et pourtant, comme si elle ne l’eût pas entendu, elle se retourna vers moi.

— Tu es aimante à l’excès, toi, me dit-elle. Tu as le malheur contraire au mien. Certainement mon frère doit être reconnaissant, amoureux peut-être, mais quel sera ton avenir ?

M. Costejoux était impétueux, il ne put supporter cette sortie, qui me rendit pâle et confuse ; il oublia la promesse qu’il m’avait faite et répondit vivement à ma place :

— Son avenir sera d’être adorée de son mari : tout le monde n’est pas privé de cœur ni de raison.

Louise devint rouge de dépit.

— Il est possible, dit-elle, que mon frère ait conçu le généreux dessein d’épouser celle qui lui a sauvé la vie : mais le voilà marquis, monsieur Costejoux, il devient l’aîné de la famille…

— Par conséquent, le maître de disposer de son avenir, mademoiselle de Franqueville ! et, s’il n’épousait pas sa meilleure amie, il serait le plus lâche des gentilshommes.

M. Costejoux était en colère, Louise n’osa répliquer. Madame Costejoux s’efforça de renouer la conversation, mais tout le monde était blessé, elle échoua.

Le dîner était fini, elle me prit le bras et m’emmena dans sa chambre qui était disposée pour servir de salon. Elle me montra avec une certaine complaisance comme tout était bien arrangé, la chambre de Louise à côté de la sienne, avec un luxe de miroirs, de toilettes, de petits meubles à chiffons ; on eût dit d’une boutique.

— Nous sommes à l’étroit, me dit-elle, mais ne craignez rien, nous vous logerons pour le mieux. On mettra un lit dans ma chambre et vous dormirez près de moi. J’ai le sommeil tranquille ; mais, si v ous voulez causer, nous causerons ; je m’arrange de tout. Rien ne me gêne ni ne me contrarie pourvu que mon cher fils soit content. Je l’ai laissé exprès un peu seul avec Louise. Quand ils sont ensemble, il plaide mieux et elle se laisse charmer, il parle si bien !

— Je le sais, répondis-je. Tout ce qu’il dit, tout ce qu’il pense est beau et bien ! Mais croyez-vous vraiment travailler à son bonheur ?…

— Ah ! je sais bien ! je sais bien ! reprit-elle avec plus de vivacité que ne le lui permettait d’habitude son parler lent et mesuré. Elle a bien des préjugés, de gros préjugés, et avec cela certains petits défauts. Mais on change tant quand on aime ! N’est- ce pas votre avis ?

— Moi, je ne sais pas, répondis-je ; je n’ai pas eu à changer d’idée.

— Mon fils me l’a dit. Vous avez toujours aimé le jeune Franqueville. Il n’est pas comme sa sœur, lui ! Il n’a pas d’orgueil. Peut-être l’engagera-t-il à_ _épouser mon fils ; qu’en pensez-vous ?

— Je le pense.

— A-t-il beaucoup d’autorité sur elle ?

— Aucune.

— Et vous ?

— Encore moins.

— Tant pis, tant pis ! dit-elle d’un ton mélancolique en prenant son tricot.

Et elle ajouta en passant ses aiguilles dans ses cheveux gris bouclés sous un grand bonnet de dentelles, qui ressemblait pour la forme à ma cornette de basin plissé :

— Vous avez peut-être des préventions contre elle. Elle vous a fâchée tout à l’heure ?

— Non, madame. Je m’attendais à ce qu’elle a dit. Je ne lui en veux pas, c’est son idée. D’ailleurs, vous la connaissez mieux que moi à présent : vous avez dû changer son caractère, vous qui êtes si bonne.

— Je suis patiente, voilà tout. Je sais que vous l’êtes aussi, mon fils m’a tant parlé de vous ! Savez-vous… oui, il vous l’a dit, et il me raconte tout. Si vous n’eussiez pas été engagée de cœur, il vous eût aimée. Il aurait oublié cette charmante Louise, il eût été plus heureux, et moi plus heureuse par conséquent. Elle nous causera des peines, je m’y attends bien. Enfin, la volonté de Dieu se fasse ! Pourvu qu’elle ne me renvoie pas d’avec mon fils ! Ce serait ma mort. Que voulez-vous ! c’est le seul qui me reste de sept enfants que j’ai eus. Tous beaux et bons comme lui. Ils ont tous péri de maladie violente ou par accident. Quand le malheur est dans une famille ! on a raison de dire : Dieu est grand, et nous ne le comprenons pas.

Elle comptait les points de son tricot, tout en parlant d’une voix basse et monotone, et des larmes coulaient sous ses lunettes d’écaille, le long de ses joues grasses et pâles. On voyait qu’elle avait été belle et soigneuse de sa personne, mais sans l’ombre de coquetterie : on sentait une personne qui n’avait vécu que pour ceux qu’elle aimait et qui n’était point lasse d’aimer malgré tout ce qu’elle avait souffert.

Je baisai doucement ses mains et elle m’embrassa maternellement. Je cherchai à lui donner de l’espérance, mais je vis bien qu’au fond elle pensait comme moi ; elle ne faisait pas de l’espérance personnelle la condition de son dévouement.

Louise rentra avec M. Costejoux. Ils riaient tous deux. Le front de la vieille dame s’éclaircit.

— Chère tante, lui dit Louise, nous venons de nous disputer très fort, à propos de noblesse, comme toujours ! Comme toujours, monsieur votre fils a eu plus d’esprit et d’éloquence que moi ; mais, comme toujours, j’ai eu plus de raison que lui. Je suis positive, il est romanesque. Il croit que nous entrons dans un _monde nouveau ! _ C’est son thème habituel. Il croit que la Révolution a changé tant de choses, que beaucoup ne pourront être rétablies. Moi, je crois que tout redeviendra, avec le temps, comme par le passé, que la noblesse est une chose aussi indestructible que la religion, et que mon frère est toujours aussi marquis qu’il l’eût été au décès de son père et de son frère aîné dans des circonstances ordinaires. Là-dessus, le grand avocat plaide le sentiment, le devoir, tout ce que vous voudrez. Il m’apprend que Nanon est un riche parti pour Émilien dans l’état des choses. Moi, je ne m’occupe pas de cela. Je n’ai qu’une ressemblance avec Émilien, je ne fais aucun cas de l’argent. Vous allez me dire que j’ai un impérieux besoin de tout_ _ce que l’argent procure. C’est possible ; en cela je ne suis pas logique : mais Émilien est très logique, lui. Il n’a jamais souci ni envie de rien. Il est devenu paysan, il sera très heureux avec Nanon. Oh ! j’en suis certaine, Nanon est un ange de bonté et de droiture. Ne dis rien, Nanette, je sais que tu te fais scrupule de l’épouser, bien que tu sois folle de lui. Je sais que, s’il se rappelle qu’il est marquis et qu’il hésite un tant soit peu, tu te résigneras. C’est donc ce qu’il faut voir, ce sera à lui de décider, et, s’il se décide en ta faveur, j’en prendrai mon parti ; je t’accepterai pour ma bellesœur et je ne t’humilierai jamais. Je sais vivre, à présent, je ne te dédaigne pas ; je t’estime, j’ai même de l’amitié pour toi et je n’oublie pas tes soins ; mais tout cela ne fera pas que j’aie tort de dire ce que je dis.

— Que dites-vous donc ? répondis-je, car il faut conclure. Votre frère s’abaissera en oubliant qu’il est marquis ?

— Je ne dis pas qu’il s’abaissera, je dis qu’il descendra volontairement de son rang et que le monde ne lui en saura point de gré.

— Le monde des sots, s’écria M. Costejoux.

— C’est le monde dont je suis, reprit-elle.

— Et dont il ne faut plus être !

Là-dessus, il lui parla encore très sévèrement, comme un père qui gronde son enfant, mais qui l’adore, et je vis qu’il ne se trompait pas en supposant qu’elle voulait être adorée ainsi, car elle se laissait dire des choses dures, à condition qu’elle y sentirait percer la passion. Leur querelle se termina encore par un raccommodement piqué de quelques épingles, mais où elle semblait se rendre.

Quand il se fut retiré, elle me prit à partie, mais sans aigreur, et finit par m’embrasser _elle-même, _en me disant :

— Allons, aime-moi toujours, car tu seras ma Nanon qui m’a gâtée et pour qui je ne veux pas être ingrate. Si tu épouses mon frère, je vous blâmerai tous deux, mais je ne vous en aimerai pas moins, voilà qui est dit une fois pour toutes.

Le lendemain, je me levai de bonne heure, je m’habillai sans bruit et je sortis sans éveiller la bonne madame Costejoux. Je voulais voir le parc et j’y trouvai Boucherot qui me le montra en détail.

Louise vint m’y rejoindre, et, Boucherot s’étant discrètement retiré :

— Nanon, me dit-elle, j’ai réfléchi depuis hier. Puisque te voilà riche, et que tu dois le devenir davantage (c’est M. Costejoux qui dit cela), tu devrais lui racheter Franqueville pour mon frère. Comme cela, tu mériterais vraiment de devenir marquise.

— Parlons de vous et non de moi, lui répondis-je en riant de ce compromis inattendu. Est-ce que Franqueville n’est pas à vous, si vous le souhaitez ?

— Non ! reprit-elle vivement, car je ne veux point m’appeler madame Costejoux ; j’aimerais mieux rester avec mon frère et toi, ne pas me marier, me faire paysanne comme vous, soigner vos poules et garder vos vaches. Ce ne serait pas déroger !

— Si c’est une idée bien arrêtée de refuser M. Costejoux, il serait honnête et digne de vous de le lui dire, ma chère enfant !

— Je le lui dis toutes les fois que je le vois.

— Non, vous vous abusez. Si vous le lui dites, c’est de manière à lui laisser de l’espérance.

— Tu veux dire que je suis coquette ?

— Très coquette.

— Que veux-tu ! je ne puis m’en défendre. Il me plaît, et, s’il faut tout te dire, je crois bien que je l’aime !

— Eh bien, alors ? _…_

— Eh bien, alors, je ne veux pas céder à cette folie de mon cerveau. Est-ce que je peux épouser un jacobin, un homme qui eût envoyé mes parents à l ’échafaud s’ils fussent tombés dans ses mains ? Il a sauvé Émilien de la mort et il m’a sauvée de la misère ; mais il haïssait mon père et mon frère aîné.

— Non, il haïssait l’émigration.

— Et moi, je l’approuve, l’émigration ! Je n’ai qu’un reproche à faire à mes parents, c’est de ne pas m’avoir emmenée avec eux. Ils m’eussent fait une situation moins brillante, mais plus digne, Ils m’eussent peut-être mariée là-bas selon ma naissance, au lieu que me voilà réduite à recevoir l’aumône.

— Ne dites pas cela, Louise, c’est très mal. Vous savez bien que M. Costejoux ne vous fera jamais une condition de l’épouser.

— Eh bien, c’est ce que je dis ! Je ne l’épouserai pas, et il me faudra accepter ses dons ou mourir de misère. Épouse mon frère, Nanette, il le faut. Tu lui assureras une existence et je te jure que je travaillerai avec vous pour gagner le pain que vous me donnerez. Je reprendrai mes sabots et mon bavolet, et je n’en serai pas plus laide. Je sacrifierai la blancheur de mes mains. Cela vaudra mieux que de sacrifier la fierté de mon rang et mes opinions.

— Quelle que soit votre volonté, ma chère Louise, vous pouvez bien compter qu’elle sera faite si j’épouse votre frère, et vous n’aurez pas à travailler pour gagner votre vie. Il suffira que vous vous contentiez de nos habitudes de paysans ; nous tâcherons même de vous les adoucir, vous le savez bien. Mais vous ne serez point heureuse ainsi.

— Si fait ! tu me crois encore paresseuse et princesse ?

— Ce n’est pas cela : je crois ce que vous m’ avez dit ; vous aimez M. Costejoux et vous regretterez d’avoir fait son malheur et le vôtre pour contenter votre orgueil…

Je m’arrêtai, très surprise de la voir pleurer, mais son chagrin se tourna en dépit.

— Je l’aime malgré moi, dit-elle, et nous serions plus malheureux mariés que brouillés. Est-ce que_ _je sais, d’ailleurs, si c’est de l’amour que j’ai pour lui ? Connaît-on l’amour à mon âge ? Je suis encore une enfant, moi, et j’aime qui me gâte et me choie. Il a beaucoup d’esprit, Costejoux ! il parle si bien, il sait tant de choses, qu’on s’instruit tout d’un coup en l’écoutant, sans être obligée de lire un tas de livres. Certainement il m’a beaucoup changée et, par moments, il me semble qu’il est dans le vrai et que je suis dans l’erreur. Mais je me repens de cela et je rougis de mon engouement. Je m’ennuie beaucoup ici. La mère Costejoux est excellente, mais si douce, si monotone, si lambine dans ses perfectionnements domestiques, que j’en suis impatientée. Nous ne voyons personne au monde, les circonstances ne le permettent pas, car on me cache encore un peu, comme un hôte compromettant. Les jacobins ne se croient pas battus et dureront peut-être encore quelque temps. Dans cette solitude, je deviens un peu folle. Je suis trop gâtée, on ne me laisserait pas toucher une casserole ou un râteau dans le jardin, et ma paresse m’est devenue insupportable. Avec cela, je n’ai pas reçu l’éducation première qui fait qu’on sait s’occuper et qu’on peut raisonner ses idées. Je n’ai pas voulu prendre mes leçons avec toi au moutier, j’ai l’âme vide, je ne vis que des rêves de divagations. Enfin, je m’ennuie à mourir, je te dis, et, quand Costejoux vient nous voir, je m’éveille, je discute, je pense, je vis. Je prends cela pour de l’attachement : qui sait si tout autre ne m’en inspirerait pas autant, dans l’état d’esprit où je me trouve ?

— Si vous me demandez conseil, Louise, il faut écouter votre cœur et sacrifier votre orgueil, voilà ce que je pense.

M. Costejoux mérite d’être aimé, ce n’est pas un homme ordinaire.

— Tu n’en sais rien ! Tu connais le monde et les hommes encore moins que moi.

— Mais je les devine mieux que vous. Je sens dans M. Costejoux un grand cœur et un grand esprit. Tous ceux qui me parlent de lui me confirment dans mon idée.

— Il passe pour un homme supérieur, je le sais. Si j’étais sûre qu’il le fût réellement !… mais non, cela ne m’absoudrait pas ; je ne dois pas épouser l’ennemi de ma race. Promets-moi de me donner asile, et, le lendemain de ton mariage avec mon frère, je me sauverai d’ici pour aller chez vous.

— Je n’ai rien à vous promettre, moi. Émilien, s’il est mon mari, sera mon maître et je serai contente de lui obéir. Vous savez bien qu ’il sera heureux de vous avoir avec lui. Soyez donc tranquille de ce côté-là, et, à présent que vous êtes sûre d’être libre dans l’avenir, songez au présent sans prévention. Voyez comme vous êtes aimée, gâtée, et comme vous seriez heureuse si vous aviez l’esprit de l’être.

— Tu as peut-être raison, répondit-elle. Je réfléchirai encore, Nanon, mais donne-moi ta parole de ne pas dire à Costejoux que je l’aime.

— Je vous la donne, mais rendez-la-moi tout de suite. Laissez-moi lui donner ce bonheur qu’il mérite si bien, et qui lui fera avoir encore plus d’éloquence pour vous persuader.

— Non, non ! je_ _ne veux pas ! Il est déjà assez fat avec moi. Dis- lui que je t’ai laissée dans l’incertitude, puisqu’au fond, c’est la vérité.

Il fallut me contenter de cette conclusion qui n’en était pas une.