Nanon/Chapitre XXVI

Lévy (p. 321-332).

XXVI


Pendant le déjeuner, elle me fit de plus franches amitiés que je n’en avais encore reçu d’elle, et me dit à plusieurs reprises que, si j’étais au-dessous d’elle par la naissance, j’étais fort au- dessus par l’intelligence et l’instruction. Mais M. Costejoux ne put jamais lui faire reconnaître ou avouer que ce que l’on a acquis par le travail et la volonté vaut plus que ce que le hasard vous a donné.

Ils insistèrent tellement pour me garder, que je dus passer encore la journée avec eux. Ils étaient si bons et Louise se montrait si aimable, que je n’eus aucun déplaisir en leur compagnie ; mais l’habitude d’agir et de m’occuper d’autre chose que de paroles me fit trouver le temps long, et, malgré de tendres adieux à mes hôtes, je fus contente de remonter en voiture pour retourner chez nous.

Comme je disais cela en route, à Dumont :

— Pourquoi, répondit-il, ne dites-vous pas _chez moi, _puisque vous voilà maîtresse de maison, propriétaire, et aussi dame que qui que ce soit ?

— Non, mon ami, lui répondis-je après un moment de réflexion. Je veux rester paysanne. J’ai mon o rgueil de race aussi, moi ! C’est une découverte que Louise m’a fait faire et_ _à laquelle je n’avais jamais songé. Si, comme elle dit, Émilien se souvient d’être marquis et qu’il me croie au-dessous de lui, je resterai sa servante par amitié ; mais je ne me marierai pas avec un homme qui mépriserait ma naissance. Je la trouve bonne, moi, ma naissance ! Mes parents étaient honnêtes. Ma mère fut pleine de cœur et de courage, tout le monde me l’a dit ; mon grand-oncle était un saint homme. De père en fils et de mère en fille, nous avons travaillé de toutes nos forces et n’avons fait de tort à personne. Il n’y a pas de quoi rougir.

Cette idée me resta dans la tête et me donna une certaine force d’esprit que je n’avais pas encore senti en moi. Ce fut le profit de mon voyage à Franqueville. Louise m’écrivit, d’une écriture de chat et sans un mot d’orthographe, pour me dire que ma visite lui avait fait du bien et que, se sentant libre, grâce à ma promesse, elle se trouvait plus contente de sa position présente et des soins de ses _aimables hôtes._

Les événements de Paris, les émeutes du 1er avril et du 20 mai eurent chez nous le retentissement tardif accoutumé. On arriva jusqu’en juin sans comprendre ce que signifiaient ces luttes si graves. Enfin l’on comprit que c’en était fait du jacobinisme et du pouvoir du peuple parisien. Les paysans s’en réjouirent et personne chez nous ne plaignit les déportés, si ce n’est moi, car il devait y avoir parmi eux des gens de cœur comme M. Costejoux, qui avaient cru leur opinion seule capable de sauver la France et qui avaient sacrifié leurs instincts généreux à ce qu’ils regardaient comme leur devoir. J’eus bien quelque inquiétude pour lui, et, pendant quelques semaines, il s’absenta du pays pour se faire oublier. Cela servit ses amours, car Louise m’écrivit qu’elle s’ennuyait beaucoup de ne pas le voir, qu’elle était alarmée pour lui et qu’elle lui était véritablement _très attachée._

Sans être bien ardent comme l’on voit, cela était sincère. Elle ne songeait point à_ _se réjouir des vengeances de la réaction. Pour la distraire de la solitude, madame Costejoux lui offrit de me rendre ma visite ; je les y engageai vivement, et, par un beau jour de l’été de 95, elles arrivèrent au moutier.

Louise était mise très simplement et paraissait revenue de ses idées vaines et fausses. Elle admira beaucoup la propreté, l’ordre et le confort que j’avais enfin pu établir au moutier malgré la rigueur des temps. Mon intérieur était loin d’être somptueux, mais j’avais su tirer parti de tout. Avec de vieux meubles brisés et abandonnés dans les greniers, j’avais su, en dirigeant les ouvriers du village qui n’étaient point maladroits, réinstaller un mobilier très passé de mode, mais plus beau que les colifichets modernes. J’avais fait de la salle du chapitre, une manière de grand parloir, dont les stalles sculptées avaient été dédaignées comme des antiquailles par la saisie révolutionnaire, et cette décoration en bois avec son revêtement finement ouvragé qui couvrait en partie la muraille, était aussi belle que saine. Il n’en coûtait rien de la tenir propre et brillante. Le pavé de marbre noir était intact, j’avais obtenu de Mariotte que les poules n’y pénétreraient pas, non plus que dans les appartements du rez-de-chaussée, car il y a plus d’apathie que de nécessité à vivre avec les animaux, et je me rappelais que mon grandoncle ne les souffrait pas dans sa pauvre chaumière, ce qui ne m’avait pas empêchée d’élever très bien les miens.

Le moutier était donc rangé et rafraîchi quand Louise y rentra, surprise de le voir plus conservé et plus imposant qu’elle n’en avait gardé souvenance.

Je lui avais préparé la chambre d’Émilien, que j’avais rendue tout à fait gentille et j’avais aussi très soigneusement arrangé la mienne pour madame Costejoux qui s’y trouva fort bien. Quoique mon ordinaire avec Dumont et Mariotte fût des plus sobres, j’avais assez soigné le prieur, qui aimait à bien vivre, pour savoir ordonner et faire par moi-même un bon dîner. J’étais très aimée au pays, je n’avais qu’un mot à dire pour que chasseurs et pêcheurs fussent toujours prêts à m’apporter leurs plus belles prises, et, comme je n’abusais pas de leur obligeance, mes rares jours de luxe ne me coûtaient que la peine de remercier. Ils prétendaient être encore mes obligés.

Louise fit beaucoup de réflexions sur tout cela ; elle parut s’éveiller au bon sens et voulut m’aider aux soins du ménage pour me faire voir, disait-elle, qu’on avait tort de la traiter comme une poupée à Franqueville. Mais, moi, je vis bien qu’elle n’était pas née pour s’aider elle-même. Elle était maladroite, distraite, et tout de suite fatiguée. Elle ne comprenait pas que j’eusse le temps de faire tant de choses et encore celui de lire et de m’instruire tous les jours un peu plus que la veille.

— Tu es une personne supérieure, me disait-elle, je vois que je ne t’avais pas comprise et que M. Costejoux te jugeait bien. Je voudrais avoir ton secret pour trouver les journées trop courtes. Moi, je ne sais pas les remplir. J’ai autant d’esprit qu’une autre quand je cause, mais je ne peux rien apprendre seule, et il faut que les idées me viennent par les paroles que j’entends et auxquelles je réponds.

— Donc, lui disais-je, il vous faut un avocat pour mari, et vous ne tomberez jamais mieux.

Elle fut charmante pour Dumont, avec qui elle dîna sans hésiter, et pour la Mariotte, à qui elle demanda pardon de l’avoir fait beaucoup enrager. Elle était si gentille quand elle voulait, qu’on l’aimait sans se demander si elle était bien capable de vous payer de retour. Elle était de ces personnes qui, avec quelques jolis mots et un doux sourire, se font tenir quittes de dévouement. Elle courut dans tout le village et plut à tous ceux qu’elle avait irrités autrefois. J’étais comme les autres, je lui donnais tout mon cœur sans presque rien demander au sien. Je me contentais de l’heureux changement de son humeur et de ses manières. Quand on n’est pas très aimant, c’est un grand honneur d’être très aimable.

La guerre avec la Hollande était finie, la paix était faite. J’avais espéré revoir Émilien tout de suite, et pourtant il ne revenait pas comme il me l’avait fait espérer. Dumont me disait que cela ne pouvait pas se passer ainsi, que l’armée de Sambre-et- Meuse allait être envoyée ailleurs si elle n’était déjà en route pour entrer en campagne. Malgré les retards et les manquements de la poste, qui était en désarroi comme toutes choses, nous avions eu le bonheur de recevoir toutes les lettres d’Émilien, et je ne voulais pas prévoir le cas où elles ne me parviendraient pas. Aussi mon inquiétude fut-elle grande et douloureuse quand je m’en vis privée durant trois mortels mois. Dumont me disait tout ce qu’il pouvait imaginer pour me rassurer, mais je voyais bien qu’il était inquiet aussi. Si nous avions pu savoir où était le régiment d’Émilien, nous serions partis pour aller le voir, ne fût-ce que le temps de l’embrasser au milieu des boulets.

Les jours se succédaient et ce silence me devenait atroce à supporter. Quand on s’éveille tous les matins avec l’idée fixe d’une espérance aussitôt déçue, chaque jour décuple l’impatience. Je m’efforçais en vain de me distraire par le travail. Je sentais que, si je perdais le but de ma vie, je n’aimerais plus ni le travail ni la vie, et je m’en allais rêver sur la tombe que j’avais fait élever au prieur. Je parlais dans mon esprit à cette bonne âme qui avait voulu me laisser heureuse. Je lui disais tout bas : « Mon bon cher prieur, si Émilien n’est plus, je n’aurai plus besoin que d’aller au plus tôt vous rejoindre. »

Un soir que j’étais assise auprès de ce tombeau, la tête appuyée sur la croix de pierre qui avait remplacé la croix de bois des premiers jours, je me trouvai plus faible et plus attendrie que de coutume. J’avais eu jusque-là le courage de_ _me soutenir un peu en me disant qu’Émilien mort, je mourrais de chagrin en peu de temps. J’en avais bien la conviction, mais je me mis à pleurer comme une enfant en songeant à tout ce que j’avais espéré de bonheur à lui donner, et, les choses réelles se mêlant a ma peine morale, je voyais repasser devant moi tous les efforts de mon passé et tous les rêves de mon avenir. Tant de soins, tant de réflexions, de prévisions, de travail, de calcul et de patience ne devaient donc pas aboutir ? À quoi bon tout cela ? À quoi bon travailler et vouloir, à quoi bon aimer, puisqu’une balle ennemie pouvait tout détruire en moins de temps qu’il ne m’en fallait pour me représenter mon désastre ?

J’essayai de me tourner vers l’image de ma réunion à celui que j’aimais, dans une vie meilleure, plus douce et plus sûre ; mais je n’étais pas une nature mystique. Très soumise à Dieu, et aussi religieuse que mon éducation le comportait, je n’avais pas grand enthousiasme pour les choses inconnues. Je ne pouvais pas me représenter la félicité céleste telle qu’on me l’avait enseignée. Elle me faisait même, je l’avoue, plus de peur que d’envie, car je n’ai jamais pu comprendre qu’on vécût éternellement sans rien faire. Je m’aperçus, dans ma douleur, de ce fait que j’aimais la vie et les choses de ce monde, non pour moi seule, mais pour l’objet de mon affection, et que je n’étais pas capable de me contenter de l’espérance du ciel avant d’avoir accompli ma tâche sur la terre.

Je résumais dans ma pensée toutes les chères rigueurs de cette tâche sacrée.

— Quel dommage, me disais-je, d’abandonner tout cela au début, quand tout était espoir et promesse ! Il eût été si content de voir son jardin embelli, sa petite chambre remeublée, son vieux Dumont encore solide et bien guéri de son dangereux penchant, sa pauvre Mariotte toujours gaie, ses animaux en bon état, son chien bien soigné, ses livres bien rangés.

Et je voyais tout cela retomber dans l’abandon et le désordre s’il ne devait plus revenir. Je songeais à tout ce qui périrait avec nous, même à mes poules, même aux papillons du jardin qui n’y trouveraient plus de fleurs, et je pleurais sur ces êtres comme s’ils eussent fait partie de moi-même.

Et cependant j’avais toujours l’oreille tendue au moindre bruit, comme une personne qui attend la mort ou la vie. Au milieu de mes larmes, il me sembla entendre un mouvement inusité dans la cour du moutier. En deux sauts, je fus là, palpitante, prête à tomber morte si c’était la mauvaise nouvelle. Tout à coup la voix d’Émilien résonne faiblement, comme s’il parlait avec précaution dans la salle du chapitre.

C’est sa voix. Je ne peux pas m’y tromper. Il est là, et il ne me cherche pas, il parle à Dumont, il lui raconte quelque chose que je ne peux pas comprendre. Je saisis seulement ces mots : « Va la chercher, et ne lui dis rien encore. Je crains le premier moment ! »

Et pourquoi donc craindre ? qu’avait-il de terrible à m’apprendre ? Mes jambes refusaient de franchir le seuil. Je me penche en m’appuyant contre le chambranle de l’ogive. Je le vois, c’est lui ; il est debout et Dumont lui arrange son manteau sur les épaules. Pourquoi un manteau en plein été ? Pourquoi ce soin de s’arranger au lieu d’accourir vers moi ? Est-ce pour me cacher les guenilles de son petit habit d’officier ? Qu’est-ce que Dumont lui dit à l’oreille ? Je veux crier : « Émilien ! » son nom se change dans mon gosier en un long sanglot ; il y répond en s’élançant vers moi les bras ouverts… non, un seul bras ! Il me serre contre sa poitrine avec un seul bras ! l’autre, le droit, est amputé jusqu’au coude, voilà ce qu’on voulait me cacher dans le premier moment.

À l’idée de ce qu’il avait dû souffrir, de ce qu’il souffrait peut-être encore, j’eus un violent chagrin, comme si on me l’eût rendu à moitié mort. Je n’avais plus aucun souci de pudeur, je le couvrais de caresses et de larmes, je criais comme une folle :

— Assez de cette guerre, assez de malheurs ! vous ne partirez plus, je ne veux pas !

— Mais tu vois bien que je ne suis plus bon pour la guerre, me disait-il. Si tu me trouves encore bon pour t’aimer, me voilà revenu pour toujours.

Quand on put se calmer et s’entendre :

— Voyons, ma chérie Nanette, me dit-il, n’auras-tu pas de dégoût et de dédain pour un pauvre soldat mutilé ? Je suis guéri. Je n’ai voulu revenir que bien sûr du fait, car, pendant trois mois, après la paix, j’ai été en traitement pour la blessure reçue à la première affaire, négligée par moi et envenimée par le froid de la campagne de Hollande, que j’ai voulu faire quand même avec mon bras en écharpe. J’ai affreusement souffert, c’est vrai ! J’espérais conserver mon bras pour travailler : impossible ! Alors j’ai consenti à en être débarrassé, et, l’opération ayant bien réussi, j’avais écrit de la main gauche à Dumont pour qu’il te prévînt tout doucement de ma guérison et de mon prochain retour. Il paraît que vous n’avez pas reçu ma lettre et que je te cause une cruelle surprise. C’est encore une épreuve à mettre sur le carnet de mes titres, car la perte de mon bras m’a été moins sensible que tes larmes.

— C’est fini ! lui dis-je. Pardonnez-moi d’avoir gâté par ma faiblesse, ce moment qui eût dû être le plus beau de notre vie. Dès l’instant que vous ne souffrez plus, je n’ai plus de chagrin, et, si vous aviez pu perdre ce bras sans souffrir, je me trouverais contente d’avoir à vous servir un peu plus que par le passé.

— J’étais sûr de cela, Nanon ! Je me suis dit cela pendant l’opération ; elle sera contente de me servir ! Mais ne crois pas que je te laisserai travailler pour deux. Je trouverai quelque métier sédentaire, je ferai des écritures, je deviendrai habile de ma main gauche, j’aurai peut-être une petite pension, plus tard, quand on pourra !

— Vous n’avez pas besoin de cela, lui dit Dumont en clignant de l’œil ; vous tiendrez les comptes de votre exploitation, vous surveillerez vos travaux, vous compterez vos gerbes… et vos revenus !

— Et si je ne puis manier la bêche ou la fourche, tu m’aideras à mettre les sacs et autres fardeaux sur mes épaules, car je suis endurci à la fatigue, et dix fois plus fort que je ne l’étais. Ah çà ! vos affaires vont très bien ici, à présent ? Le moutier fait plaisir à voir. Il faut que M. Costejoux y ait fait de la dépense. Est-ce qu’il compte y demeurer ?

— Non, lui dis-je, c’est pour vous que j’ai pris soin de la maison et du domaine, car domaine et maison sont à vous.

— À moi ? dit-il en riant. Comment cela se peut-il faire ?

Dumont lui apprit la vérité à laquelle, sauf le bon souvenir du prieur, il ne fut pas aussi sensible que Dumont l’aurait voulu, car Dumont était plus content de lui dire notre richesse que lui de l’apprendre. Moi, cela ne m’étonnait pas. Je savais que son désintéressement était une vertu passée presque à l’état de défaut, mais je l’aimais ainsi, et je savais que peu à peu il apprécierait les avantages de la sécurité.

D’abord, ce ne fut guère que de l’étonnement, surtout quand il sut que j’avais acheté le moutier avant de savoir si j’aurais de quoi le payer, et qu’ayant de quoi le payer, je m’occupais chaque jour d’acheter autre chose. Mais, comme il avait l’intelligence prompte, il comprit vite mes plans et y prit confiance.

— Tu aimes le tracas, me dit-il. Par nature, j’aimerais mieux songer un peu moins à l’avenir. Mais je sais que tu feras le miracle d’y songer sans que le présent soit moins doux, et je trouverai toujours que ce que tu veux est ce que je dois vouloir. Prends-moi pour ton régisseur, commande, mon bonheur à moi sera de t’obéir.

Après lui avoir longuement parlé de sa sœur, nous remîmes au lendemain à lui apprendre la mort de son frère, dont nous vîmes qu’il n’était point informé. Je n’avais plus aucune crainte de le voir métamorphosé par la recouvrance de son droit d’aînesse et de son titre de marquis ; mais notre joie aurait été troublée par des larmes, et, bien qu’il eût à peine connu son frère, nous ne voulions pas attrister davantage ce premier jour de bonheur.

Comme je le regardais aux lumières quand je me trouvai à souper en face de lui ! Il avait beaucoup grandi au milieu de tout cela ! Sa figure s’était allongée, ses yeux s’étaient creusés. Il n’avait plus rien d’un enfant, si ce n’est ce sourire naïf qui rendait toujours sa bouche jolie, et ce bon regard confiant qui rendait sa physionomie belle en dépit du peu de régularité de ses traits. Je m’affligeais de le voir si maigre et si pâle, je trouvais qu’il ne mangeait pas et ne voulais point croire que l’émotion seule l’en_ _empêchât.

— Si tu vas t’inquiéter de moi, me dit-il, tu me feras de la peine. Songe, Nanon, que, pour un soldat, un_ _bras laissé au champ d’honneur est un grand sujet d’orgueil et que mon malheur a fait des jaloux. D’autres qui s’étaient battus aussi bien que moi ont trouvé que j’avais trop de chance, et j’ai dû me faire pardonner ma blessure et mon grade si rapidement obtenus. J’avais une belle perspective d’avancement avec cela, si j’eusse été tant soit peu ambitieux ; mais je ne le suis pas, tu le sais ! Je n’ai voulu que faire mon devoir et recevoir mon baptême d’homme et de patriote. Je ne sais ce que l’avenir réserve à la France. Je quitte une armée qui est républicaine avec passion, et je viens de traverser mon pays qui est dégoûté de la république. Quoi qu’il arrive, je garderai ma religion politique, mais je ne haïrai pas mes compatriotes, quoi qu’ils fassent. Ma conscience est en repos. J’ai donné un de mes bras à ma patrie, et je ne l’ai pas donné pour la patrie seulement ; je l’ai donné aussi pour la cause de la liberté dans le monde. Mais je ne lutterai plus, j’ai payé le droit d’être un citoyen, un laboureur, un père de famille ; j’ai rompu avec tous les intérêts d’une race qui m’eût prescrit de fuir ou de conspirer. J’ai expié ma noblesse, j’ai conquis ma place au soleil de l’égalité civique, et, si la France renonce à cette égalité, je garderai mon droit à l’égalité morale. — À présent, Nanette, dit-il en se levant de table et en pliant sa serviette très adroitement pour me faire voir qu’il pouvait se passer d’une main, la nuit est belle et douce : conduis-moi à la tombe du prieur. Je veux donner un bon baiser à la terre qui le couvre.