Nanon/Chapitre XXIV

Lévy (p. 293-305).

XXIV


Je ne sus ces choses que beaucoup plus tard, car cette alerte si heureusement déjouée amena de graves résultats d’un autre genre.

Malgré tout ce que nous avions fait pour rassurer le prieur, il avait eu une peur affreuse, et, le lendemain, il fut pris d’une grosse fièvre avec le délire. Je dus le garder durant trois nuits, bien que je me sentisse très malade moi-même sans savoir de quoi et pourquoi, car je n’avais pas eu d’autre peur que celle d’être surprise aux écoutes dans le bois et celle de ne pas arriver chez nous à temps pour déjouer les projets des brigands. J’avais eu à songer à tant de choses ensuite, que je me souvenais à peine d’avoir été effrayée et surmenée de fatigue. Je m’étais mise en quatre et en dix, après la fuite des bandits, pour donner à boire et à manger à ceux qui nous avaient porté secours de si bon cœur. On s’était régalé de tous mes fromages, on avait bu force piquette et chanté jusqu’au jour dans le grand réfectoire du couvent, de sorte que les préparatifs et l’attente de la bataille s’étaient terminés, comme il arrive toujours entre paysans, par une fête. J’espérais que ces chants du pays, si doux et si naïfs, réjouiraient l’oreille du prieur et lui ôteraient toute inquiétude. Il n’en fut rien ; il s’obstina à croire que les brigands festoyaient chez nous et qu’ils allaient venir le torturer pour avoir son argent.

— Eh mon Dieu, lui dis-je, ne sachant plus quelles raisons lui faire entendre, quand même ils seraient chez nous et voudraient nous dépouiller, nous ne serions pas torturés pour cela. Il serait bien facile de leur abandonner, sans nous faire prier, le peu que nous avons à la maison, et je ne comprends pas que vous vous tourmentiez si fort pour une pauvre petite bourse qui ne mérite certainement pas le martyre dont on vous menacerait.

— Ma bourse ! s’écria-t-il en s’agitant sur son lit, jamais ! jamais ! Mon avoir, mon bien ! J’y tiens plus qu’à ma vie. Non ! Jamais ! Je mourrai dans les supplices plutôt que de rien révéler. Qu’on apprête le bûcher, me voilà ! brûlez-moi, coupez-moi par morceaux, faites, misérables, je suis prêt, je ne dirai rien !

Il ne se calma que dans la matinée, et, le soir, il recommença son rêve, ses cris, ses terreurs, ses protestations. Le médecin le trouva bien mal, et, la nuit suivante, ce fut encore pire. Je m’épuisais à le tranquilliser, il ne m’écoutait pas et ne me connaissait plus. Le médecin m’engagea à prendre du repos, il me dit que j’avais la figure très altérée et qu’il me croyait très malade aussi.

— Je ne suis pas du tout malade, lui répondis-je ; ne vous occupez que de ce pauvre homme qui souffre tant !

Et, comme je disais cela, il paraît que je tombai tout à coup comme morte et qu’on m’emporta dans ma chambre. Je ne m’aperçus de rien, j’étais tout à fait sans force, sans connaissance et sans souvenir ni souci d’aucune chose. Je n’éprouvais qu’un besoin, dormir, dormir encore, dormir toujours. Ma seule souffrance, c’était quand on m’examinait et quand on m’interrogeait. C’était pour moi un dérangement cruel, un effort impossible à faire. Je restai ainsi sept jours entiers. J’avais pris une fluxion de poitrine. Ce fut ma seule maladie, mais elle fut très grave et on espérait peu de moi quand je repris ma connaissance tout d’un coup, comme je l’avais perdue, sans avoir conscience de rien.

J’eus de la peine à rassembler mes souvenirs. J’avais rêvé dans la fièvre que le prieur était mort. Je l’avais vu enterrer ; — et puis c’était Émilien, et puis moi-même. Enfin je réussis à questionner Dumont que je reconnus auprès de mon lit :

— Vous êtes sauvée, me dit-il.

— Et les autres ?

— Tous les autres vont bien.

— Émilien ?

— Bonnes nouvelles. La paix est faite là-bas.

— Le prieur ?

— Mieux, mieux ! beaucoup mieux !

— Mariotte ?

— Elle est là.

— Ah oui ! mais qui donc soigne… ?

— Le prieur ? Il est bien_. _J’y retourne. Dormez, ne vous inquiétez de rien.

Je me rendormis et j’entrai tout de suite en convalescence. La maladie n’avait pas duré assez longtemps pour m’affaiblir beaucoup. Je fus bientôt en état de me tenir sur un fauteuil et j’aurais voulu aller voir le prieur, mais on m’en empêcha.

— Puisqu’il va si bien, dis-je à Dumont, pourquoi ne vient-il pas me voir ?

— Le médecin a défendu qu’on vous fît parler, ayez patience deux ou trois jours encore. Vous devez cela à vos amis qui ont été si inquiets de vous.

Je me soumis ; mais, le lendemain, sentant que je pouvais faire le tour de la chambre sans fatigue, je m’approchai de ma fenêtre et je regardai celle du prieur ; elle était fermée, ce qui était tout à fait contraire aux habitudes d’un asthmatique qui permettait à peine qu’elle fût fermée la nuit par les grands froids.

— Dumont, m’écriai-je, vous me trompez !… Le prieur…

— Voilà que vous vous tourmentez, répondit-il, et que vous risquez de retomber malade ! Ce n’est pas bien, vous avez_ _promis de patienter.

Je me rassis et je cachai mon angoisse ; Dumont, pour me faire croire qu’il allait chez le prieur, me laissa avec la Mariotte que je ne voulus pas questionner. Comme c’était l’heure de me faire manger, elle me quitta pour aller faire ma soupe. Alors, me trouvant seule et ne pouvant supporter plus longtemps mon incertitude, je sortis doucement de ma chambre, et, en me soutenant contre les murs, je gagnai celle du prieur qui était au bout du petit cloître. Elle était ouverte ; le lit sans rideaux, les matelas retournés et repliés en deux, la chambre bien nettoyée, bien rangée, le grand fauteuil de cuir tourné contre la muraille, les vêtements serrés dans les armoires, un reste d’odeur d’encens mortuaire, tout me révélait la triste vérité. Je me rappelai que, de la chambre voisine qui était celle d’Émilien, on voyait le cimetière. J’y allai, je regardai. Je vis près de l’entrée une tombe toute fraîche avec une croix de bois blanc sur laquelle ou n’avait rien écrit et dans les branches de laquelle était passée une grosse couronne de feuillage flétrie depuis peu.

Voilà donc tout ce qui restait de ce cher malade que j’avais tant disputé à la mort ! Pendant que je luttais moi-même contre elle, elle s’était emparée de lui. Je ne l’avais pas su…, à moins que mon rêve de fièvre n’eût été une vision de ce qui se passait réellement à ce moment-là.

Je retournai chez moi brisée et j’eus encore un accès de fièvre, mais sans gravité. Les larmes vinrent et me soulagèrent physiquement ; mais mon cœur était brisé de n’avoir pu recueillir le dernier adieu et la bénédiction suprême de mon pauvre cher ami.

Quand je fus tout à fait remise, on se décida à m’apprendre les détails de sa mort. Il avait succombé à son mal après un mieux apparent et avec un grand calme.

Ce malheur nous était arrivé au moment où j’étais au plus mal. Il m’avait beaucoup demandée, on lui avait caché mon état, mais il avait bien fallu lui dire que j’étais indisposée ; alors il avait appelé Dumont et s’était entretenu avec lui de ses dernières volontés.

— À présent, ajouta Dumont, si vous vous sentez bien et de force à supporter une nouvelle émotion qui ne fera, je le sais, qu’ajouter à vos regrets, écoutez-moi. M. le prieur, à qui vous supposiez de très petites ressources et que vous entreteniez de tout par votre travail sans lui permettre de rien dépenser, sachant combien il tenait à son argent, était riche d’une somme de vingt-cinq mille francs que je lui avais rapportée de Guéret, son pays, où il m’envoya, il y a quatre ans, pour toucher son héritage. Je lui avais promis le secret, je le lui ai gardé ; je connaissais aussi ses intentions, et, quand il s’effrayait tant des bandits, je savais aussi que ce n’était pas à cause de lui-même qu’il tenait à conserver son bien ; c’était à cause de vous, Nanette, de vous, son héritière, car vous voilà riche, grâce à lui, très riche pour Émilien, que vous ne vous ferez pas scrupule d’épouser.

« — Ces enfants m’ont sauvé, m’a dit le prieur. Ils m’ont tiré d’un cachot où j’ai laissé ma santé, mais où, sans eux, j’aurais laissé ma vie. Voilà maintenant que la vie aussi me quitte, ne laissez pas les prêtres venir me tourmenter. J’en sais aussi long qu’eux. Je me confesse à Dieu directement, à Dieu auquel je crois, tandis que, pour la plupart, ils en doutent. J’espère mourir en paix avec lui, et, si j’ai fait des fautes en ma vie, je les répare par une bonne action. J’enrichis deux enfants qui m’ont aimé, soigné, consolé, fait durer le plus qu’ils ont pu, Nanette surtout. Elle a été un ange pour moi, un véritable ange gardien ! Elle s’est imposé, pour moi, les plus grands sacrifices, elle mérite bien ce que je fais pour elle. C’est elle seule que j’institue mon héritière, sachant bien qui elle aime et qui elle épousera. Elle a une bonne tête, elle tirera bon parti de mon argent. Dès que vous m’aurez fermé les yeux, prenez mon portefeuille qui est sous mon oreiller. Il contient un mandat payable à vue pour la somme que je vous ai dite, et qui est déposée chez le banquier frère de Costejoux, à Limoges. Mon testament, qui date du jour où vous m’avez apporté cette somme, a été déposé entre les mains de Costejoux lui-même, qui en ignore les dispositions. Vous conduirez Nanette chez lui et il la mettra en possession de son héritage.

« J’objectai au prieur, continua Dumont, qu’il avait une famille qu’il n’avait peut-être pas le droit de frustrer de cet héritage. Il me répondit qu’il était en règle : que ses frères et sœurs, ayant joui de ses revenus pendant les quarante années qu’il avait passées au couvent, lui avaient offert très honnêtement de les lui restituer, en même temps que sa légitime, et qu’il avait refusé, moyennant qu’ils renonceraient à son héritage, à quoi ils avaient consenti. Il avait cet acte en bonne forme, et la moralité de ses parents était une garantie de plus. Enfin, je devais trouver et j’ai trouvé en effet toutes les pièces dans le portefeuille. Je n’ai pas attendu votre guérison pour écrire à M. Costejoux, qui m’a répondu et qui sera ici ce soir pour vous mettre en possession de vos titres, après toutes les formalités qu’il s’est chargé de remplir. Il vous demandera quel emploi vous voulez faire de votre capital, c’est à vous d’aviser.

— Mon pauvre Dumont, lui répondis-je, je n’y ai vraiment pas la tête, tu vois ! Je ne fais que pleurer. Je ne peux songer qu’à ce pauvre cher homme qui n’est plus là et que je n’ai pas seulement pu remercier de son amitié pour moi !

— Tu le remercieras dans tes prières, reprit Dumont, qui, me regardant déjà comme la femme d’Émilien ne voulait plus me tutoyer, mais qui y retombait de temps en temps, ce qui me faisait plaisir. Je n’ai jamais été grand dévot, ajouta-t-il, mais je crois que les âmes nous entendent, et, la nuit, je m’imagine que je cause encore avec ce cher prieur et qu’il me répond.

— C’est comme moi, Dumont, je le vois et je l’entends toujours, et ma seule consolation est d’espérer qu’il me voit et m’entend aussi. J’espère qu’il sait bien que, si je n’ai pas reçu son dernier soupir, ce n’est pas ma faute, qu’il voit comme je le pleure, comme je l’aime, et combien j’aurais été plus contente de le conserver que d’être riche !

— Moi, dit Dumont, je suis sûr que son âme se réjouit d’avoir assuré l’avenir de ses chers enfants. Croiriez-vous qu’il m’a embrassé, une heure avant de s’endormir de son dernier sommeil, et qu’il m’a dit : « Voilà ma bénédiction pour Nanette et pour Émilien ! »

Comme chaque parole de Dumont me faisait pleurer, il craignit de me rendre malade et m’emmena au jardin. Il commençait à faire beau, et nous vîmes bientôt M. Costejoux, qui me fit appuyer sur son bras pour rentrer et me témoigna beaucoup d’intérêt. Il m’apportait le testament et les pièces qui me mettaient en possession des vingt-cinq mille francs.

Quand je fus en état de parler d’affaires, je répondis à ses questions que je souhaitais lui payer tout de suite la propriété qu’il m’avait vendue.

— Vous auriez tort, me dit-il ; votre argent vous rapporte six pour cent chez mon frère ; vous feriez mieux de me payer deux pour cent et d’utiliser le reste de vos revenus pour de nouvelles acquisitions.

— Je_ _ferai ce que vous me conseillerez, lui répondis-je. Je n’ai plus de volonté.

— Ça reviendra, reprit-il, vous reconnaîtrez que je vous donne un bon conseil. Avec votre économie et votre activité, vous arriverez à vous libérer avec moi sans vous en apercevoir, tout en arrondissant peu à peu votre domaine qui, dans vingt ans, aura triplé de valeur, sinon quadruplé. Remarquez que l’intérêt que vous me servirez ira toujours en diminuant avec le chiffre de la dette. Nous en reparlerons demain. Causons aujourd’hui d’Émilien. Comptez-vous l’avertir de votre nouvelle situation ?

— Non, non, monsieur Costejoux ! Je veux lui laisser le mérite de me prendre pauvre. Qui sait si ce ne serait point à son tour d’avoir des scrupules ?

— Non ! il n’en aura pas ! Je le connais bien. Son âme vit dans une région plus élevée que le positif. L’argent n’a pas de valeur pour lui. C’est une espèce de saint des temps évangéliques ; mais il est heureux que vous soyez pratique, et il faut continuer à l’être pour deux. Épousez-le et dirigez les affaires, c’est ainsi qu’il sera heureux.

J’insistai pour qu’Émilien ne fût pas informé. Je prenais plaisir à le surprendre à son retour, car je savais bien que, s’il ne se souciait pas de l’argent, il avait de l’affection pour le moutier et serait content de s’y voir établi pour toujours. Il fut donc convenu qu’il serait averti seulement de la mort du prieur et de la tendre bénédiction qu’il lui avait envoyée à sa dernière heure.

M. Costejoux, me trouvant très éprouvée par la maladie et le chagrin, m’engagea à venir voir Louise à Franqueville :

— C’est, me dit-il, un voyage de quelques heures, la voiture vous fera du bien, le changement d’air aussi. Et puis vous devez à votre ami de vous assurer par vos yeux des soins que nous donnons à sa sœur, ainsi que de la belle santé qu’elle a recouvrée. Vous ne l’avez pas pu jusqu’à présent, et c’est le premier usage que vous devez faire de votre liberté.

Je consentis à aller passer vingt-quatre heures à Franqueville. J’emmenai Dumont afin d’épargner à M. Costejoux la peine de me ramener, et nous partîmes avec lui le lendemain.

Chemin faisant, il me parla beaucoup de Louise et même il ne me parla que d’elle. Je vis bien qu’il en était de plus en plus épris et qu’il espérait lui faire accepter son nom roturier, malgré quelques petites grimaces qu’elle faisait à cette idée. Je lui demandai si elle était instruite des projets d’Émilien à mon égard.

— Non ! me répondit-il, elle ne les soupçonne même pas. Vous verrez si vous jugez à propos de la préparer à ce qui doit s’accomplir.

J’avouai à M. Costejoux que je redoutais beaucoup les dédains et même les mépris de Louise.

— Non, dit-il ; elle n’est plus l’enfant maladive et maussade que vous avez connue. Elle a compris la force des événements, elle s’y est soumise. Sa haine pour la Révolution est un jeu, une taquinerie, oserai-je dire une coquetterie à mon adresse !

— Dites-le si cela est !

— Eh bien, cela est ! Louise veut que je l’aime et semble me dire que je dois payer, en subissant ses malices, le plaisir d’être aimé d’elle. Au reste, il y a déjà quelque temps que nous n’avons causé politique. Je ne serai pas fâché de voir comment elle prendra votre mariage avec son frère : pourtant nous n’en dirons rien si vous répugnez à cette confidence.

— Laissez-moi juge de l’opportunité, répondis-je ; il faut voir quel accueil elle va me faire.

Aux approches de Franqueville, je me sentis très émue de voir pour la première fois le pays où mon cher Émilien avait passé son enfance. Je me penchais à la portière pour regarder toutes choses et toutes gens. C’était un pays de collines et de ravins très ressemblant au nôtre ; la vallée où le château était situé avait plus d’ouverture et moins de sauvagerie que celle du moutier. La campagne paraissait plus riche, les habitants plus aisés avaient l’air plus fiers et moins doux.

— Ils ne sont pas très faciles à vivre, me dit M. Costejoux. Ils se passionnent plus que les gens de chez vous pour les choses politiques et ils les comprennent moins. Ils n’ont pas la moitié autant de bon sens, et l’honnêteté n’est pas leur vertu dominante. La faute n’en est point à eux, mais à la mauvaise influence d’un grand château et du contact d’une nombreuse valetaille. Feu le marquis ne s’occupait nullement des rustres de son domaine. Il connaissait davantage les loups et les sangliers de ses forêts. Ses paysans n’étaient guère plus pour lui que ses chiens. Les courtes apparitions qu’il faisait chez lui n’étaient que des parties de chasse et de table, et, bien qu’on détestât le maître, on se réjouissait toujours de le voir, parce qu’il y avait quelque argent à gagner pour sa bonne chère et ses divertissements. Rien ne démoralise plus le paysan que le profit de sa soumission à ce qu’il ne respecte pas. Mais nous arrivons. Ne jugez pas du manoir par l’apparence. Hormis quelques tourelles et girouettes armoriées que nous avons fait abattre, il a encore belle apparence ; mais l’intérieur a été pillé et abîmé, dès 89, par ces bons paysans qui nous reprochent aujourd’hui d’avoir fait enlever les écussons et découronner les pigeonniers.

En effet, l’aspect du vestibule était navrant. Il nous fallut traverser de véritables ruines pour pénétrer dans le grand salon qui était encore debout et entier, mais sans vitres et sans portes. Les châssis des fenêtres pendaient tout brisés. Les belles tapisseries arrachées des murs traînaient par terre en lambeaux. La cheminée monumentale avait toutes ses sculptures en miettes ; ainsi des riches moulures dorées des plafonds ; des restes de cadres, des fragments de glaces, des épaves de toute sorte montraient qu’on avait détruit tout ce qu’on n’avait pu emporter.

— Et ils se plaignent de la Révolution ! pensais-je. Il me semble qu’ils n’ont pourtant pas négligé d’en profiter.

M. Costejoux me guida dans un petit escalier jusqu’à une tour qui avait été plus épargnée que le reste et où il avait trouvé moyen de faire promptement arranger un petit appartement joli et agréable pour sa mère et pour Louise. C’est là que madame Costejoux nous reçut avec beaucoup de grâce et de bonté. Elle savait toute mon histoire et celle de Dumont, qu’elle accueillit en l’appelant citoyen et en l’engageant à s’asseoir ; mais Dumont, aussitôt qu’il eut déposé dans un coin mon petit paquet et présenté un panier de nos plus beaux fruits que j’avais choisis pour mes hôtes, se retira discrètement.

— J’espère que vous dînerez avec nous, lui avait dit la vieille dame.

Et il avait remercié d’un ton attendri ; mais il se souvenait d’avoir été domestique, et non des premiers, dans ce château restitué en quelque sorte à mademoiselle de Franqueville, et, bien qu’il eût longtemps mangé à la même table qu’elle au moutier, il pensait bien qu’elle ne s’accommoderait pas de cette égalité à Franqueville. Il prétexta de vieux amis à embrasser dans le village et on ne le revit plus.

J’attendais Louise avec impatience.

— Elle vous prie de l’excuser, nous dit madame Costejoux, si elle n’accourt pas tout de suite. Elle était restée en déshabillé toute la journée, ce qui n’est pas son habitude. C’est qu’aujourd’hui elle a eu une assez forte émotion en recevant une nouvelle que je dois me hâter de vous apprendre. Son frère aîné, le marquis de Franqueville, qui servait contre la France, est mort des suites d’un duel. Nous n’avons pas d’autres détails, mais la chose est certaine, et Louise, bien qu’elle connût à peine ce frère si coupable, a été bouleversée, ce qui est bien naturel.

— Eh bien, mais, s’écria M. Costejoux en me regardant, voilà Émilien chef de famille et absolument maître de ses actions ! Il peut agir en toute chose comme il lui plaira, sans craindre l’opposition ou les reproches de personne. Il ne_ _lui reste que des parents assez éloignés, qui ne se sont jamais occupés de lui et qui n’ont pas de raison pour s’en occuper jamais.

— Il lui reste Louise, pensai-je en baissant les yeux. Peut-être, à elle seule, lui fera-t-elle plus d’opposition qu’une famille entière !